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Cet article est la suite de Matthew Barney : stop ou en corps (1/2)
«Essayez encore. Rater encore. Rater mieux.»
Samuel Beckett, Cap au pire.
Le passage du temps joue un rôle majeur dans la réception de l'œuvre SECONDARY de Matthew Barney, actuellement exposée à la Fondation Cartier à Paris. Le temps semble façonner et modeler tout le dispositif. Il sculpte les corps, assure la lente transformation des choses, déploie la possibilité d'une conscience de la mémoire.
A travers un ingénieux processus d'inversion, Matthew Barney accélère les outrages du temps long et ralentit la vitesse de défilement des événements éphémères dans un magistral chiasme temporel.
Le projet SECONDARY reconstitue l'instant de la collision survenue en 1978 entre deux footballeurs américains, laissant l'un d'eux paralysé à vie. Matthew Barney tente de capturer l'événement, son mouvement, sa durée, sa force, tout comme ses instants de faiblesse.
MATIÈRE ET MÉMOIRE
Dans les cinq films qui composent l'installation vidéo, les danseurs et performeurs manipulent diverses matières en temps réel. Un danseur-joueur utilise de la polycaprolactone fondue, un polymère synthétique biodégradable, pour modeler laborieusement un ballon de football. Matthew Barney déconstruit et reconstruit sans cesse la structure en plastique de son casque de protection. Un autre danseur porte sur son épaule une épaisse feuille d'argile qu'il façonne méticuleusement. Tout cela donne l'impression d'assister à l'impossible formation des matériaux, à l'échec de toute tentative créatrice.

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SECONDARY peut être aussi vu comme un récit alchimique sur la manipulation de matériaux tels que le plomb, l'aluminium, la terre cuite et le plastique. Ces mêmes matériaux sont utilisés dans les sculptures de l'artiste : des haltères hexagonaux alignés symbolisent les vertèbres du joueur accidenté, tandis que des appareils de musculation d'apparence robuste révèlent leur fragilité en étant moulés en terre cuite. Ces différentes matières, avec leurs qualités de force, d'élasticité et de fragilité, s'accordent parfaitement avec le concept général de l'œuvre.
A chaque matériau correspond un ensemble de comportements humains liés au temps et à une certaine angoisse existentielle. Barney a récemment déclaré : «Je me penche particulièrement sur la façon dont les matériaux différents expriment, chacun à sa manière, le vieillissement et le stress» (art press, n°522, p.32, interview réalisée par Andrea Nitsche-Krupp). L'artiste plaide pour un grand expressionisme des matériaux.
En complément de celle de la Fondation Cartier, nous recommandons vivement de visiter l'exposition Matthew Barney, SECONDARY : Object Impact présentée à la Galerie Max Hetzler à Paris. Cette exposition est dédiée à la présentation des installations et sculptures en résonance avec les films de SECONDARY.
En utilisant le principe du replay, très couramment employé lors des événements sportifs, l'artiste fait revivre la mémoire de l'accident fatal en jouant sur le temps réel et le temps différé. Il crée ainsi un écart significatif entre l'instant de l'événement et l'instant de son souvenir, que nous, spectateurs, percevons depuis un temps séparé, enregistré, puis remonté.
Les personnages de SECONDARY exécutent des gestes et des actions qui s'apparentent à une chorégraphie. Il devient dès lors difficile de distinguer le geste sportif du geste chorégraphié, car tout se coule dans un seul mouvement. Au milieu des danseurs qui rejouent le match de 1978, en exécutant des gestes empruntés au football américain, mais aussi au vocabulaire du krump et du breakdanse, on compte des musiciens et une chanteuse lyrique.
Aucun personnage ne parle, mais certains utilisent des techniques vocales avant-gardistes qui rappellent autant la respiration haletante des athlètes dans l'effort que les poèmes lettristes d'Isidore Isou, les crirythmes de François Dufrêne, ou encore les mégapneumes de Gil Wolman. On ignore si Barney est familier de ces œuvres fondatrices de la poésie sonore, car il n'en fait nulle mention.

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FATIGUE PLANÉTAIRE
Les danseurs-joueurs de Matthew Barney illustrent de manière poignante l'isolement, l'épuisement engendrés par leur échec, ainsi que l'auto-exploitation qu'ils s'infligent. Le philosophe Byung-Chul Han (né en 1959), dans son livre La Société de la Fatigue (parue en 2010 et rééditée en 2024), analyse notre époque comme celle de la performance généralisée, où l’individu s’impose à lui-même des contraintes excessives et insurmontables.

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Dans le monde actuel, aucune performance n'est suffisamment performante. D'où le mal contemporain : la fatigue. Cette fatigue nous terrasse non seulement parce qu'elle nous épuise, mais aussi parce qu'elle réduit considérablement notre puissance d'agir et de créer.
L'obsession contemporaine pour la performance mène inévitablement les individus au burn-out et à une fatigue de masse. Han affirme que «la société de performance évolue lentement vers une société du dopage», calquée sur le modèle du sport, perverti par l’auto-optimisation continue et la rentabilité. Bien que Matthew Barney ne formule pas explicitement cette critique sociale, il semble profondément conscient des effets pervers de cette recherche de performance absolue sur les individus.
COLLISION SCULPTURALE
Dans SECONDARY, Barney met en lumière les conséquences dévastatrices de cette pression sur les corps et les esprits à travers une scène saisissante où les corps vieillis des danseurs s'entrechoquent brutalement pour rejouer l'accident de 1978.
A ce moment précis, Barney a l'idée géniale d'insérer différents matériaux entre les deux corps pour mouler l'espace négatif situé entre eux au moment de leur impact. Les formes, ainsi moulées sous la pression des deux mouvements opposés, capturent l'essence même de la collision. La scène est filmée sous différents angles et avec des effets de ralenti, donnant une sensation de dilatation du temps.
Le ralenti donne une perception absolue. Il permet de révéler à l'œil tout le contenu à l'intérieur d'une image.
Par le ralenti, le choc rapide de la collision devient ainsi un acte d'une grande lenteur, proche de l'immobilité, qui donne comme une nouvelle densité aux masses stabilisées et moulées.
Ce geste, consistant à mouler une forme par contact ou impact, rappelle d'autres expérimentations artistiques telles que les moulages de Marcel Duchamp, les empreintes de Giuseppe Penone, les compressions de César, ou encore les tirs à la carabine de Niki de Saint Phalle.

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Mais, il semble que Barney indexe ici un nouveau geste à l'histoire de la sculpture : le moulage par collision. C'est un processus de moulage qui émerge comme la création d'une contre-forme engendrée par un télescopage d'une rare violence. Il vise à remplir le vide laissé entre deux corps, à rendre présent ce qui est absent, à façonner un interstice inframince résultant, tout à la fois, d'une violence extrême et d'une proximité profonde entre les deux joueurs. Le plein et le vide semblent s'échanger.
VISIBLE VS INVISIBLE
En dehors de cette scène d'impact, les danseurs de Matthew Barney évoluent très souvent seuls, ou face à des adversaires imaginaires. Le ballon cesse d'être solide, s'effaçant pour devenir un ectoplasme insaisissable, parfois même totalement absent, évoquant le sourire sans chat chez Lewis Carroll.
Il arrive que de grandes œuvres d'art trouvent le moyen d'articuler le visible et l'invisible : Marcel Duchamp distinguait justement le rétinien et la matière grise ; Joseph Beuys, l'image et la contre-image ; Isidore Isou, les signes matériels et les signes imaginaires.
Ainsi, il est bien légitime de se poser cette question sur l'un des plus grands mystères de l'art : les intrications des éléments formels, matériels et conceptuels d'une grande œuvre d'art ont-elles la capacité de mettre la partie visible de l'œuvre en communication avec sa partie invisible ?
Par Eric Monsinjon
Exposition Matthew Barney, SECONDARY
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 boulevard Raspail
75014 Paris
Jusqu'au 8 septembre 2024
Tous les jours de 11h à 20h, sauf le lundi.
Nocturne le mardi, jusqu'à 22h.
Les interprètes principaux sont David Thomson, Raphael Xavier, Shamar Watt, Wally Cardona, Ted Johnson, Matthew Barney, Thomas Kopache, Jacquelyn Deshchidn, Isabel Crespo Pardo, Kyoko Kitamura et Jeffrey Gavett.
Exposition Matthew Barney, SECONDARY : object impact
Galerie Max Hetzler
46 & 57, rue du Temple
75004 Paris
Jusqu'au 25 juillet 2024
Du mardi au vendredi, de 10h à 18h.
Samedi, de 11h à 19h.