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Au premier coup d’œil, l’espace de la galerie Martine Aboucaya (Paris 3e) peut sembler vide. Mais à la faveur d’un second regard, il est possible de discerner les œuvres émergées des murs blancs : silhouettes bleues, lettres en apesanteur, toiles vierges, cartels altérés, phrase invisible.

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Certaines expositions savent porter une idée créatrice à l’extrême avec un bonheur singulier. Tel est le cas de l’exposition « La Légende raconte… », de l’artiste Damien Dion, qui se présente comme une variation infinie autour de l’ekphrasis.
Ce mot grec qui signifie « description » en est venu à désigner dans la théorie littéraire la présence d’une œuvre d’art, réelle ou rêvée, au sein d’une fiction. Les premiers exemples apparaissent dès l'Antiquité : Homère décrivant le bouclier d’Achille, Pline l’Ancien détaillant la perfection des lignes tracées par le grand peintre Apelle. Damien Dion s'appuie sur cette puissante idée que la légende est une dimension constitutive de l’origine symbolique de l’art.
L'exposition « La Légende raconte… » se décompose en deux séquences, l'une qui vient de s'achever et une seconde qui se déroule actuellement jusqu'au 25 mars 2023. Cette dernière, baptisée La Visite, se présente comme une mystérieuse mise en abyme de l'exposition dans l'exposition.
ARCHÉOLOGIE IMAGINAIRE
Chaque pièce de l’exposition met en scène un aspect de l'ekphrasis légendaire antique. Dès l’entrée de l’exposition, l’œuvre Les Contours tracés d’une ombre, avec ses lignes bleues épurées, aborde la création mythique des arts. Sur le mur, l’artiste a tenté de saisir sa propre ombre en train de tracer sa propre ombre. Une mise en abyme en forme d’écho à une légende, celle de cette fille d’un potier de Corinthe qui avait esquissé le pourtour de l’ombre de son aimé endormi sur une paroi, donnant ainsi conjointement naissance au dessin et à la peinture.

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L’œuvre Ceci est un bœuf évoque la séparation allégorique du dessin et de l’écriture. Le traitement formel de l'œuvre est plus marqué, plus largement explicite, à travers une mise en espace du retournement historique du pictogramme à tête de bœuf en un « A », la première lettre de notre alphabet.
ANTI-EKPHRASIS
La série Philostrate lacunaire constitue le cœur de l’exposition. C’est aussi sa partie la plus complexe, en raison du summum atteint par son hermétisme. Chaque œuvre est composée d’une toile vierge et de son cartel comme partie intégrante de l'œuvre. Les cartels reproduisent des ekphraseis extraites d'un recueil du IIIe siècle intitulé Les Images, rédigé par le sophiste grec Philostrate de Lemnos. Si l’artiste a choisi ce corpus, c’est parce qu'il est emblématique du genre de l’ekphrasis et qu’il offre de belles descriptions détaillées d’œuvres, réelles ou imaginaires.
Ici, l’artiste joue sur les deux acceptions du mot légende (du latin legenda, « ce qui doit être lu »), à savoir, un énoncé descriptif accompagnant une œuvre d’art, ou, au contraire, un récit mythique comportant nombre d’inexactitudes. Mais Damien Dion opère ici une étrange suppression de toutes les parties descriptives des textes. Il soustrait les informations « figuratives » pour ne laisser que des fragments de phrases et de mots. Le résultat livre une ekphrasis évidée, autrement dit une toile vierge dépourvue de toute intervention plastique. Se produit alors une étrange cécité du visible et du lisible qui peut susciter frustration et incompréhension chez les visiteurs.

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Mais allons plus loin. L’artiste passe subtilement d’un plan à un autre, du réel à l’imaginaire. Son matériau n’est plus la peinture ou l’objet, mais le langage et le vide. Il est vrai que depuis 2006, Damien Dion (né en 1985) s’attache à étudier les rapports du langage et de la fiction.
D’ailleurs ses œuvres pourraient être présentées dans différents formats et selon divers procédés, rien ne changerait l’idée qui les commande. En cela, son travail évoque celui des pionniers de l’art conceptuel - Kosuth, Weiner, Barry - pour lesquels de simples phrases font office d'œuvres d’art. A cela, il faut ajouter que Damien Dion a été membre du mouvement lettriste à partir de 2006. Si aujourd’hui il s'est éloigné du groupe, l’art infinitésimal (initié dès 1956 par Isidore Isou) a beaucoup influencé son travail, notamment les surfaces vierges de toute intervention offertes à l’imagination des spectateurs. Il fut également très proche des artistes lettristes Roland Sabatier et Anne-Catherine Caron.

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Aujourd'hui, Damien Dion explore dans sa pratique toutes les gradations ontologiques de l'œuvre d'art, de sa présence physique à sa dématérialisation extrême. Il développe un travail sériel dans lequel il ne s'agit pas seulement de séries alignées les unes à la suite des autres, mais de séries convergentes les unes dans les autres : mises en abyme des séries, récit dans le récit, discours en boucle.
Sa pièce, Une ligne plus fine que la précédente peinte sur une ligne plus..., rappelle le combat légendaire qui opposa Protogène à Apelle. Chaque artiste peignait une ligne plus fine que l'autre pour prouver sa virtuosité technique. Damien Dion emporte le défi vers l'infini en imaginant une ligne toujours plus fine que la précédente. Itération infinie du geste. Si dans le monde physique, il n'est pas certain que l'espace soit divisible à l'infini, il semblerait qu'il n'y ait pas de limite dans le domaine de l'imaginaire. L'imaginaire artistique pur est élevable à l'infini.
Par Eric Monsinjon
« La Légende raconte… » de Damien Dion
Part II : La Visite, du 11 au 25 mars 2023
Galerie Martine Aboucaya
5, rue saint anastase
75003 Paris
www.martineaboucaya.com

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