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Billet de blog 22 mai 2022

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Guillaume Krick, artiste de l'anthropocène et de la crise migratoire

L'artiste Québécois, qui vit à Roubaix, imagine une nouvelle manière de penser l'Anthropocène et les enjeux climatiques. Dans sa nouvelle exposition à Grande-Synthe, près de Dunkerque, il réussit la prouesse de concilier urgence écologique et crise migratoire. Une des plus belles propositions artistiques de la scène contemporaine.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Guillaume Krick, Echec épaves, 2022. Diapositive 6 x 9. Tirage jet d‘ancre contre-collé sur Dibond 93 x 66 x 2,8 cm. © Guillaume Krick

Si vous êtes du côté de Dunkerque ces jours-ci, courez voir la nouvelle exposition de Guillaume Krick à la galerie Robespierre de Grande-Synthe. Ce sont les derniers jours. 

Cet artiste d'origine québécoise, âgé de quarante ans, est arrivé en 2002 en Europe. Il vit aujourd'hui à Roubaix. Ses recherches artistiques le portent vers une réflexion sur l'Anthropocène. Etymologiquement, l'Anthropocène, c'est "l'âge des humains". Il désigne l'ère géologique qui se caractérise par l’avènement des êtres humains comme principale force de changement sur la planète, surpassant les forces géophysiques. C'est notre époque. L’être humain modifie la lithosphère créant un désordre planétaire, au même titre que l’érosion ou l’activité volcanique. Guillaume Krick n'est pas un donneur de leçons, jamais, c'est une conscience qui rayonne.

LES STRATES DU REEL

Sa nouvelle exposition a pour titre Géologie d’anticipation. Elle est le fruit d'une résidence à Grande Synthe. Pendant huit mois, l'artiste a arpenté les plages à la recherche de déchets plastiques, seul, ou accompagné de bénévoles qu'il a conviés à ses grandes collectes sur le littoral. Rassembler ce qui est épars. L'une des particularités de l'Anthropocène, c'est de produire une proximité entre des sphères dissociées, éloignées. Désormais, les écosystèmes entrent en collision. A toutes les échelles. Le plastique et l'océan. Le virus, l'Humanité. 

— Un jour, il découvre trois épaves de bateaux pneumatiques, ensablées, abandonnées par des réfugiés. Ces épaves modernes le touchent au plus profond de son être. —

Guillaume Krick utilise, recycle, des déchets essentiellement en plastique. Ce matériau ultra-présent dans nos vies dégrade notre environnement naturel. Les déchets plastiques qui dérivent dans les océans forment un "sixième continent". Cette immense masse flottante pèse environ sept millions de tonnes et fait six fois la superficie de la France. C'est le pur produit, concret, des activités humaines. La cause : la production intensive d'objets jetables à l'échelle mondiale. Ce continent s'est formé, au fil du temps, comme un espace en expansion infinie. 

Illustration 2
Guillaume Krick, Terrain de jeu n°1 » 2022. Série Flaques d‘huile, plastique recyclé, jouets, cailloux, coquillages 46 x 52 x 7 cm. © Guillaume Krick

L'artiste ne travaille qu'avec des rebuts récupérés. Pour sa série des Flaques d’huile, il réalise de petites compositions avec des coquillages, fragments de filets de pêche, cailloux, également du ciment érodé qu'il lie avec du plastique chauffé. Par la combustion, le plastique redevient ce combustible fossile qu'il a été. Boucle, cycle, opération alchimique par laquelle la materia prima fait retour.

D’autres pièces de l'exposition enferment des accumulations de masques chirurgicaux ramassés dans la rue dans des cadres en plastique. Toutes ces œuvres évoquent autant les natures-mortes de la peinture classique que les catastrophes pétrolières contemporaines. 

Lors d'ateliers avec des enfants, l'artiste, soucieux de transmettre, recrée les forces géologiques de la Nature pour façonner des œuvres. Erosion ou altération des formes, éruption volcanique ou processus de sculpture par la chaleur, sédimentation géologique ou agglomération de matériaux hybrides. L'artiste a, dans son laboratoire, tout ce qu'il faut de machines pour transmuter les matériaux. Il opère une « agglomération aléatoire par compression de matériaux ».

Illustration 3
Guillaume Krick, Echec épaves, 2022. Diapositives 6 x 9. Tirages jet d‘ancre contre-collé sur Dibond 93 x 66 x 2,8 cm chacune. © Guillaume Krick

L'artiste crée des zones d'indiscernabilité entre les règnes. Toute une tension entre éléments manufacturés et naturels. Une « ambiguïté d'artefact » dans laquelle il devient impossible de discerner ce qui relève de l'humain ou du non-humain.

Dans la nature, il arrive que les déchets plastiques s'agglomèrent les uns aux autres pour former une nouvelle roche. En 2012, des chercheurs ont découvert des roches semi-naturelles à Hawaï, les plastiglomérats, marqueurs géologiques des excès de notre modèle de développement. Il s'agit d'amats sédimentaires composés de détritus minéraux, organiques et artificiels.

Guillaume Krick tente, dans son laboratoire, de reproduire ce processus de formation. Ainsi, ce qui se faisait lentement, géologiquement, se fait rapidement et artificiellement. Il fabrique ses propres roches hybrides. Avec lui, la vieille appellation "arts plastiques" prend un autre sens. Plus littéral.

CRISE MIGRATOIRE

Lors de ses excursions sur la digue du Braek, Guillaume Krick médite face à la mer, comme un romantique Allemand. Il explore et creuse le sable à la recherche de roches et de débris plastiques.

Illustration 4
Guillaume Krick, vue d‘exposition Géologie d'Anticipation. En avant-plan Breaking News, 2022, Trois épaves de bateau pneumatique, moteurs, eau, ceintures de sécurité, sable, coquillages, bouées. Dimensions variables. © Guillaume Krick

Un jour, il découvre trois épaves de bateaux pneumatiques, ensablées, abandonnées par des réfugiés. Ces épaves modernes le touchent au plus profond de son être. Le hasard de cette découverte soulève, pour lui, la question de la mémoire. De l'Histoire, en train de se faire. Il imagine d'emblée se faire l'archéologue de ces bateaux. Il excave, lors d'une performance, les trois épaves et les expose dans la galerie. L'artiste pose une question décisive : « Sommes-nous face à de simples encombrants en plastique ou face à des vestiges, un patrimoine à conserver ?»

Illustration 5
Guillaume Krick, Untitled Spine, 2019. L’artiste aime « squelettiser » des machines comme les ossements d'animaux visibles dans les musées d'histoire naturelle. © Guillaume Krick

Il revient à Guillaume Krick d'avoir inventé un concept, l'anthropocène d'anticipation artistique, comme on parle d'un roman, ou d'un film d'anticipation. Guillaume Krick joue des échelles de temps et des strates géologiques pour placer ses œuvres dans une perspective d’anticipation face au monde contemporain.

Anticiper est le propre des artistes. Il s'agit de devenir voyant comme Arthur Rimbaud pour être "résolument moderne". Ou encore d'adopter le regard de Mrs Dalloway qui, dans le roman de Virginia Woolf, découpe les strates du réel au scalpel, comme « une lame à travers toutes choses.»

Par Eric Monsinjon

Géologie d'anticipation
Galerie Robespierre, Place de l'Europe
59760 Grande-Synthe.
Lien vers l'exposition 
Découvrir le site personnel de Guillaume Krick

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