
Agrandissement : Illustration 1

Il y a toujours un risque de méconnaître une grande idée lorsqu'elle se manifeste dans une œuvre purement commerciale, spectaculaire. Parce que nous avons tendance à croire que celle-ci ne peut se loger que dans une grande œuvre de l'esprit.

Agrandissement : Illustration 2

C'est le cas du film Opération Dragon, réalisé, en 1973, par Robert Clouse. Si certains le tiennent pour un film important dans le domaine des arts martiaux, c'est loin d'être un chef-d'œuvre du cinéma. Pourtant, il y a une grande idée dans le combat final qui se déroule à l'intérieur d'un palais de miroirs : il s'agit d'une profonde réflexion sur la diffraction du corps et de l’esprit à l'intérieur d'une œuvre cinématographique.
Analysons cette séquence d’anthologie. Un combat à mort s’engage entre Bruce Lee (Lee) et le méchant Shih Kien (Han) dans une salle d’armes. Très vite, Bruce Lee prend l’ascendant sur Han, qui est pourtant armé d’une griffe d’acier et d’une lance.
DE L’AUTRE CÔTE DU MIROIR
Face à un Bruce Lee surpuissant, Han décide de l'entraîner à l’intérieur d’un palais des glaces, un labyrinthe de miroirs qui fragmente son image à l’infini. Si le combat a commencé dans une salle d’armes, il se prolonge, ici, dans un dédale qui fonctionne comme une nouvelle "arme", gigantesque, destinée à lui faire perdre ses repères.

Agrandissement : Illustration 3

Lee ne comprend pas dans quel espace il se trouve. Le jeu des reflets démultiplie la tension dramatique du combat. On pense alors au palais des glaces de l'hilarant Cirque de Chaplin, ou à celui, sublime et tragique, de La Dame de Shanghai d’Orson Welles.
Au début du film, Robert Clouse, à la différence des autres réalisateurs de films de Kung-Fu qui pratiquent un montage rapide de plans courts, conçoit des plans larges et un montage plus lent. Il place Bruce Lee au centre du cadre pour que celui-ci repousse ses ennemis en dehors du plan.
La scène du palais des glaces, avec ses 8000 miroirs, permet à Clouse d'inventer un nouveau découpage. Ses plans larges éclatent en facettes et coexistent tous simultanément. Ainsi, le découpage n’est plus opéré par le montage, mais par le découpage interne du plan. L’espace devient cubiste, abstrait, comme s'il n’était plus euclidien.

Agrandissement : Illustration 4

Une seconde scène s'ouvre sur un long plan-séquence et travelling vers la droite : le vrai Bruce Lee évolue lentement, sort progressivement du plan, tandis que son reflet poursuit son avancée et finit par se diffracter en profils virtuels qui disparaissent les uns après les autres. La caméra effectue une pause, sans que le plan-séquence ne s’interrompe. La griffe de Han réapparaît, démultipliée par les miroirs pour annoncer son retour dans l'image. On ne sait si Han avance ou marche à reculons. Les trajectoires s’inversent dans les miroirs. Impossible d’avoir une vision unifiée de l'espace.
ENTRE REEL ET VIRTUEL
Autre plan qui retient l'attention, celui où l'on voit Han, le visage défiguré par l’ondulation des miroirs. Il attend, figé, comme une statue, prêt à attaquer Bruce Lee qui semble tout près de lui par le jeu de réduction brusque des distances. Proximité purement virtuelle.
Le combat reprend dans ce chaos miroitant. Lee donne une série de coups de poing dans le vide. Ses gestes se diffractent comme dans un kaléidoscope. L’ennemi disparaît à nouveau. A la fin du plan-séquence, on s’aperçoit que c’était le double virtuel de Lee qui donnait les coups. Le monde réel et le monde virtuel ne cessent de s’échanger.
Bruce Lee veut limiter le danger en marchant lentement, le long des murs de miroirs. En effet, il n'y a plus qu'un seul côté menaçant. Mais la stratégie se révèle inefficace, car Han surgit et réussit à griffer l’omoplate de Lee. Le corps de Bruce Lee, blessé, griffé, meurtri, fait écho à son image altérée dans le reflet des miroirs.
Enfin, un plan large montre Lee donnant un coup de pied tellement puissant que celui-ci projette son ennemi en dehors de l’espace virtuel, vers l’espace réel. Le ralenti sublime ce mouvement en fragmentant sa linéarité comme dans un tableau futuriste.

Agrandissement : Illustration 6

Toutes les surfaces se divisent, se tronquent, se décomposent, se brisent, comme on imagine qu’elles le font dans l’œil à mille facettes d’un insecte.
BRISER LES REFLETS
Instant insolite du combat, Lee entend la voix-off de son vieux maître qui lui donne un indice : « L’image de l’ennemi n’est qu’une image (...). Détruis son image et il s’effondrera ». Bruce Lee décide alors de briser les miroirs. Il choisit de détruire l’artifice et de mettre ainsi fin au jeu infini des reflets.

Agrandissement : Illustration 7

Succession de plans rapides de miroirs fracassés par des coups de poing et coups de pied de Lee. Une nouvelle fragmentation surgit, avec des micro-diffractions qui ressemblent à des impacts de balles, des ramifications étoilées, des toiles d’araignée feuilletées au cœur des miroirs. Tout un micro-réseau plus serré capable de capturer virtuellement Han, et d'annoncer sa fin imminente.

Agrandissement : Illustration 8

CORPS-CRISTAL
La diffraction du corps à travers les différents miroirs a permis l'éclosion d'un nouveau corps. Un corps, non pas glorieux, christique, mais un corps-cristal.
Les miroirs ont absorbé provisoirement l'intégrité physique des deux combattants. Ces derniers ne pourront retrouver leurs corps réels qu'en brisant tous les miroirs des apparences trompeuses de l'existence. Toutes ses fausses images du corps qui se sont cristallisées durant cette grande scène du palais des glaces.
Le corps-cristal s'inscrit dans une histoire de la fragmentation esthétique des formes qui va de la décomposition du mouvement des chronophotographies de Marey à l'éclatement géométrique des cubistes, jusqu’aux effets simultanéistes de Duchamp et des futuristes.

Agrandissement : Illustration 9

Si le corps-cristal de Bruce Lee est miroitant, diffracté, narcissique, sa fragmentation ne va pas sans métamorphoser les gestes et l'image de la pensée. Les gestes fluides des enchaînements du Jeet Kune Do, art martial de synthèse inventé par Bruce Lee, ont la force de faire voler en éclats le labyrinthe aux miroirs.
Le corps-cristal incarne le mauvais côté de la diffraction. Il est le lieu factice qui cristallise le jeu des apparences. Mais la diffraction a aussi sa vertu, celle qui définit le comportement d'une onde lorsqu'elle rencontre un obstacle. "Be Water My Friend", proclamait Bruce Lee. On le sait les grandes vagues se diffractent en vagues plus petites pour contourner les rochers sur leur chemin.
Par Eric Monsinjon
Prolongez la réflexion avec mes autres articles :
Bruce Lee et la synthèse des arts (Sur la synthèse des arts martiaux et des sports de combat occidentaux)
Comment transformer une activité humaine art ? (Sur la naissance des arts : cirque, cinéma, arts plastiques, magie...)
Pour en finir avec la mort de l'art (Sur les différentes morts de l'art)
Exposition "Ultime Combat", Musée du Quai Branly - Jacques Chirac, jusqu'au 16 janvier 2022.

Agrandissement : Illustration 10
