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Billet de blog 18 mai 2024

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Restauration ou taxidermie de La Liberté ?

1 /4 – Fleuron de la France, « La Liberté guidant le peuple » a subi une mutation horrible : elle a perdu sa clarté dorée, son élan de vie et d’harmonie. Ce don d’Eugène Delacroix au patrimoine de l’Humanité ne guide plus nos désirs sublimes de Résistance, en raison d’un travail de sape

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Illustration 1
© E.T. /SAIF avr.2024

– État conforme à mes yeux d’artiste visuel face au chef-d’œuvre, avant ‘restauration’ ! 

             Depuis dix ans, le musée du Louvre a persévéré, aveuglément, sans écoute, sans ouverture au doute, et sans prise en compte des critiques[1] – rien n’y a fait – ; la direction actuelle du musée répète son invariable mantra, selon lequel le travail entrepris n’est rien d’autre qu’une campagne de ‘restauration’ sur « des couches de vernis oxydés et encrassés qui [par exemple] étouffaient la palette particulièrement tenue et subtile de Delacroix » (Service de communication pour le 1er mai 2024).

           – Or cette prétendue restauration est d’une absurdité totale...

N.B.  Comme pour les précédents articles sur les nettoyages des sculptures en salle Michel-Ange (in Mediapart), les propos officiels de 2024 sont en italiques afin de faciliter le repérage du lecteur.

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1-  Avant,  après restauration ? :

             Le 24 avril, une conférence sans débat a eu lieu à l’auditorium (sous la Pyramide) avec pour sujet « Les grandes restaurations du département des Peintures : bilan d’une politique depuis 10 ans ». Cette communication fera l’objet d’une analyse critique prochainement. Nous ne traiterons ici que de la réapparition de ce que les autorités nomment une « icône universelle, symbole de notre pays et ambassadrice de sa culture et de son histoire »

Illustration 2
© E.T. /SAIF mai.2024

 – Vaste détail central de  La Liberté guidant le peuple  de Delacroix :

comparatif révélateur entre deux états !

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             Mêlant demi-vérités, fourberie, érudition incomplète, priorité absolue de l’iconographique, approximation esthétique [2], interprétation visuelle sur les vernis... non-garantie (souvent erronée) et explication officielle univoque sous couvert de scientificité (donc, relativement étrangère au domaine des Beaux-Arts), ces opérations ne sont pas seulement « destinées à arrêter un processus de dégradation, et assurer leur conservation [mais, de plus en plus à] redonner à l’œuvre ses qualités esthétiques et sa lisibilité en vue d’une présentation au public », alors que les compétences des ‘décideurs’ en analyse visuelle sont loin d’être prouvées !..

             Est-ce par dégoût systématique du jaune (vernis dorés) qui autrefois rimait avec les cadres d’or, qu’ils en arrivent à ces interventions sur les Delacroix, semblant ignorer que les Peintres célèbres ont construit l’harmonie colorée en fonction de liens naturels avec le temps, les lumières et les éclairages d’époque, et de ce presque rien subtil... qui fait toute la différence ?

             La problématique picturale étant aussi qu’il existe des vernis de résines blanches qui s’oxydent plus ou moins vite, mais aussi bien d’autres résines aux coloris plus prononcés et complexes – utilisées par les coloristes – pour finaliser une forme picturale qui comprend, en phase finale du métier : frottis sur grisaille, glacis plus ou moins teintés et même vernis ambrés posés inégalement, en modulations, pour nuancer.[3]

            À l’opposé de la classification aujourd’hui pratiquée en histoire de l’art, la devise de Maurice Denis est éclairante : « se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » [4].  Cette formule est si fameuse que l’on ne comprend pas comment elle a pu tomber, au sein des ateliers de restauration, dans les oubliettes de la norme et du goût, et être balayée, au musée, par les diktats du goût contemporain.

                   Élève de Cesare Brandi, Alessandro Conti (assurément le meilleur historien de la restauration en Italie, actif au moment du nettoyage de La Chapelle Sixtine au Vatican) décrit cette évolution avec justesse :  « Le refus de comprendre le rapport entre la couleur et le vernis qui la rend plus intense ou en atténue les effets, est une des caractéristiques désormais la plus répandue d’une restauration qui envisage, de plus en plus, la peinture en fonction de ce que pourrait donner sa reproduction en couleurs ; d’où des résultats qui peuvent laisser tout le monde perplexe mais que les artistes sont, peut-être, seuls à pouvoir refuser, parce que ces résultats vont à l’encontre de la façon dont la couche de couleur posée devient peinture ; transformation que la langue anglaise illustre heureusement avec les deux termes de ‘paint’ et de ‘painting’ [la matière de la peinture et la Peinture harmonie d’une forme organisée - œuvre d’art]. » [5] 

Illustration 3
© E.T. /SAIF mai.2024

Avant restauration                                                            Après, maintenant 

– « Il a éclairé les pénombres du passé, Delacroix a vu la Liberté monter sur les barricades de 1830, jaillir comme le rayon d’un soleil levant ! »    René Huyghe, 1948

Illustration 4
© E.T. /SAIF mai.2024

Détail central de "La Liberté", avant restauration,  où l’on peut voir que la couleur-lumière, jaune, dessine et suggère un cône, dit de ‘composition pyramidale’.

             Au XIXe siècle, on disait que Delacroix « avait un soleil dans la tête et un orage dans le cœur ». Dans ce chef-d’œuvre où s’incarne picturalement l’élan du drapeau bleu-blanc-rouge[6], un phénomène optique et atmosphérique était clairement perceptible grâce au ‘dessin de la Couleur’, qui exprimait les forces de l’Esprit. Le halo, derrière la tête de la figure emblématique au bonnet phrygien, entrait en résonance avec la tonique de la robe jaune doré, qui elle-même consonait avec la sous-dominante « des tons malades qui donnent l’idée de la mort ». Chacun des éléments constitutifs de ces interactions était Couleur, en contrepoint des fumées de l’arrière-plan, faites de poudre, de soufre, de cendres et de salpêtre, l’harmonie dorée contrastant avec l’expression des forces obscures de la guerre civile et les sublimant. Mais on voit bien, dans l’image ci-dessous, que la restauration a détruit l’impression d’énergie autrefois diffusée par la couleur :

Illustration 5
© E.T. /SAIF mai.2024

Détail central de La Liberté, après restauration

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2-  Après,  maintenant :

             La dite ‘restauration’ de cette peinture en a saccagé la cohérence, qui résultait de l’interaction entre la lumière et la matière-couleur – mais elle nous est explicitée et justifiée par tout un discours et une doxa : « sous d’épaisses couches de vernis, le génie chromatique de Delacroix. Parmi les découvertes, la couleur de la tunique de la Liberté, que l’on croyait uniformément jaune depuis la dernière restauration de 1949, s’est révélée bien plus subtile. Delacroix l’avait en réalité peinte en gris avant d’ajouter du jaune vif en différentes densités : un dégradé fait pour sublimer le buste de la Liberté dont le nimbe doré, lui aussi révélé, ajoute à son caractère allégorique, quasi-divin ».

               Négligeant tout ce qui faisait le sens et la portée affective de cette peinture, les conservateurs et les restauratrices se retranchent derrière une ‘formule magique’ d’accommodement, au conditionnel : « les repeints jaune-orangé de la robe dateraient de la restauration de 1949 ». ( !?)  Mais est-ce documenté scientifiquement, et même mieux que scientifiquement ? – A contrario, confer citation de R. Huyghe (1948) !  Ils prétendent aussi qu'une ‘couche épaisse de vernis’ aurait été maintenue juste à ces endroits pour accentuer la couleur jaune.  – On attendrait que cette affirmation soit, au minimum, parfaitement documentée ;  mais nous n’avons aucun moyen d’en vérifier la pertinence. Et, comme pour le changement du ‘rouge en aplat’ complexe... en ‘vert’ – sous-couche modulée nécessaire au projet pictural de Paul Véronèse sur Les Noces de Cana – les regardeurs se retrouvent mis devant un fait accompli, un arbitraire ! [7]

                Or désormais, si l’on veut retrouver l’unité des liens harmoniques qui donnaient toute sa puissance à cette Liberté, on s’aperçoit que tout a éclaté !   Ce qui règne maintenant est la loi du détail, sorte de chaos formel en contradiction absolue avec cette remarque d’Eugène Delacroix dans son journal : – « la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent à celui qui résulte, dans l’ouvrage du grand artiste, du sentiment de l’ensemble de la composition... La plus grande difficulté consiste donc à retrouver dans le tableau cet effacement des détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau ».

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3-   Optique en réalité virtuelle :

             Nous allons donc mettre en évidence par des illustrations quel type de chaos visuel engendre ce genre de ‘restauration’, intervention qui modifie le dessin, la composition chromatique, la réalité formelle, et par voie de conséquence, la qualité picturale et la poétique.

             – Cinq exemples comparatifs établis par filtres IA, avec à gauche l’état avant restauration, et à droite l’état présent. Cette série montre la partie centrale gauche de La Liberté guidant le peuple. Les deux images de chaque duo sont traitées avec le même logiciel, en un seul bloc, pour éviter les manipulations annexes :

 

Illustration 6
© E.T. /SAIF mai.2024

 Ce qui était net, juste, construit et simple... très simple, car parfaitement réglé pour l’effet de puissance spatiale, demeurera désormais, caricatural : dessin en écheveau de ficelles nouées, gribouillage et en surlignage grotesque, déconstruits !

   

Illustration 7
© E.T. /SAIF mai.2024

        – Avant restauration, la grande onde dorée faite de frottis, glacis et vernis plus ou moins ambrés, effets de ‘soleil dans la tête, d’orage dans le cœur’ réveillait l’élan de Liberté les êtres. Le jaune sublimait le tourment de l’homme couché dénudé (en bas à gauche), par exemple.  Avant, par son dessin pyramidal d’une couleur de saveur jaune, Delacroix permettait de visiter et d’entraîner par un éclairement charismatique une foule armée en marche.    – Maintenant, après, la femme au foulard rouge, veste bleue, ceinture rouge et pantalon gris est pixélisée, déstructurée devant une grisaille de La Liberté. Le vêtement noir de ‘Marius’ est colmaté et décalé dans l’espace pictural.

          – En guise de couleurs, quel désordre sous drapeau fripé ! 

Illustration 8
© E.T. /SAIF mai.2024

– Effet d’élan directionnel, aérien, selon... en lumière réfléchie et par IA

 

Illustration 9
© E.T. /SAIF mai.2024

 – Effet d’emballage plastique par IA, après ladite ‘restauration’ on est manifestement en décalage avec la gradation des effets... 

 – ‘Marius’,  l’homme en marche portant fusil :   – « Aux armes citoyens » paraît escamoté, le canon cassé ; Le drapeau tricolore désarticulé ;  la base de la barricade écartelée !

Illustration 10
© E.T. /SAIF mai.2024

            Ces quelques exemples critiques, par l’IA élémentaire, nous dispensent presque de décrire, avec des mots, un évident bouleversement formel du tableau de référence, mise en évidence qui va déjà bien au-delà d’un jeu des sept différences.

            Ce n’est pas simplement ‘la couleur de la tunique de la Liberté’ qui a été perdue irrémédiablement au profit de la sous-couche grise – appelée grisaille chez les peintres –, mais l’ensemble des corrélations harmoniques naguère perceptibles dans cette peinture. Et l’on a beau jeu, en situation de position dominante et de monopole de l’information, d’incriminer la dernière restauration de 1949 pour imposer sa propre décision hygiéniste en 2024.

             Malgré la force des choses et la mode actuelle, les regardeurs perçoivent que ladite 'restauration' de La Liberté guidant le peuple a bouleversé, pour le moins, l’organisation spatiale conçue par le grand coloriste et la gradation des effets plastiques destinés à exalter le caractère épique du sujet.

              Dans un article plus ample, il serait fort instructif de considérer, au-delà de tel ou tel détail comparatif, les différentiels caractéristiques entre l’état avant et après restauration de toutes les œuvres de Delacroix qui ont fait l’objet d’interventions récentes.

 

Illustration 11
© E.T. /SAIF mai.2024

      – Oh fascination de l’Actualité ! – Il ne s’agit plus de regarder, mais d’enregistrer une prise de vue dans la cohue du consumérisme de masse,  – voire de capter un selfie... devant l’Icône... afin d’en garder une relique virtuelle, à soi !?.  Mais normalisée par l’ordinaire d’une prise de vue en téléphonie mobile.

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Disons encore que :
                        – Restaurer (abusivement), c’est ajouter aux malheurs du monde par un travail de sape dont les raisons mériteraient d’être analysées. La Liberté faisait partie des œuvres auxquelles on ne doit toucher qu’avec des précautions extrêmes, sauf à y déceler des problèmes structurels majeurs. Nous venons de démontrer qu’il est loisible, de manière virtuelle et numérique, de produire des configurations nouvelles pour l’imagination. Ces exemples posent dès lors la question : pourquoi se permettre de toucher à une telle œuvre, à un original non-reproductible[6] ?

             – Ces œuvres d’un autre temps, d’un autre ressenti, d’un autre usage et d’une autre esthétique, nous n’en sommes que les usufruitiers, les passeurs. Elles ne nous appartiennent pas, même si notre époque les harponne dans sa folie consumériste. En fait, la mission d’un conservateur n’est-elle pas de conserver, non pour une appropriation abusive mais pour la transmission aux générations futures ?

            – Dans ce Delacroix, quelles que furent les restaurations précédentes (mais n’exagère-t-on pas leur ampleur ?) l’unité spatiale et colorée était parfaitement convaincante avant les interventions récentes. Or il n’y a plus d’air après cette dernière ‘restauration’. Il est par ailleurs paradoxal que la notion même de climat en peinture échappe aux décideurs et aux conservateurs-restaurateurs, à une époque alarmée, à bon droit, par les effets du changement climatique...

              – À cet égard, les interventions actuelles apparaissent comme hors-nature, comme une sorte de taxidermie appliquée à la peinture. En conséquence, il faudrait interroger le dégoût subjectif manifeste des décideurs du Louvre devant lesdits 'vernis jaunes' (mal éclairés jusque dans les reproductions officielles !), et réfléchir aux notions de tolérance d’une altérité picturale, de biodiversité esthétique, et même d’éther visuel ;  c’est-à-dire, d’énergie secrète des choses…

Etienne TROUVERS,   18 mai 2024

fondateur, avec l’amitié de Jean BAZAINE, de l’ARIPA

(à suivre)

in:

https://blogs.mediapart.fr/etienne-trouvers/blog/290624/le-louvre-ment-il-0

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Notes :

1- ARIPA, premier dossier de presse (sept. 1992)

 https://bit.ly/etienne-trouvers-ARIPA-premier-dossier-de-presse

Appel de la Maison des Artiste (MdA) pour un moratoire immédiat :

https://www.lamaisondesartistes.fr/site/appel-aux-artistes-pour-un-moratoire-immediat/

2-  « Je ne sais pas d’art qui puisse engager plus d’intelligence que le dessin » écrit Valéry à propos de Degas.   Ou encore :  « Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant.  /Ou plutôt, ce sont deux choses bien différentes que l’on voit.  Même l’objet le plus familier à nos yeux devient tout autre, si l’on s’applique à dessiner :  on s’aperçoit qu’on l’ignorait, – qu’on ne l’avait jamais véritablement vu ». 

3- Le sujet des Vernis a fait l’objet d’une journée d’études, le 16 mai 2024 :   https://centrefrancaisdelacouleur.fr

https://centrefrancaisdelacouleur.fr/actualite/journee-internationale-de-la-lumiere/

4- Maurice Denis in Art et Critique, 1890. L’auteur remercie aussi Jean-Marc Idir pour cette réflexion :  – « c'est bien d'avoir cité Maurice Denis, d'autant qu'il considérait Delacroix comme le plus grand peintre français - juste après Poussin, précisait-il, mais en ajoutant que Delacroix connaissait mieux les passions humaines (je cite de mémoire : cela rappelait un peu la différence entre Mozart et Beethoven).  Si l'on ne voit plus l'harmonie générale, le tableau ne devient plus qu'une image où tous les détails doivent être visibles...  C'était pour rappeler la prééminence de l'harmonie sur le réalismeque Denis avait publié cette définition volontairement polémique »

5- Alessandro Conti, Michel-Ange et la peinture à fresque, p.161 éd. Maison Usher, 1987

6- Etienne Trouvers,     https://www.etienne-trouvers.com/blog/considerations-sur-le-drapeau.html

7-   « Au fond, après nous avoir traités comme des clochards malpropres (qui puent encore la térébenthine) : ils ont corrigé Véronèse...  C’est parfaitement... obscène !  – Et le plus drôle, c’est qu’ils doivent jouir de cela !?  Nous arrêterons le combat lorsqu’ils auront repeint le manteau en rouge, comme du temps de Delacroix ». Citation de mémoire de Leonardo Cremonini, en 1992.

Cf. présentement :  École Nationale des Beaux-Arts de Paris / Académie des Beaux-Arts, Palais de l’Institut de France - Pavillon Comtesse de Caen, 27 quai de Conti,75006 Paris - Exposition du 04  avril au 29 mai 2024.

8- Etienne Trouvers, Lettre ouverte à Madame la Présidente-Directrice du Louvre :

 https://blogs.mediapart.fr/etienne-trouvers/blog/040224/lettre-ouverte-madame-la-presidente-directrice-du-louvre

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– Suite à cet article le 29 juin 2024 :

https://blogs.mediapart.fr/etienne-trouvers/blog/290624/le-louvre-ment-il-0

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