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Billet de blog 19 août 2008

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Algérie, le contre-exil

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Saïd a froncé les sourcils pour mieux creuser sa mémoire. Il a souri. «Oui, je me souviens», a murmuré le vieil homme. «Il était agent de police». Avec son accent qui transforme les "e" en "i" et les "o" en "ou", Saïd disait juste, à une — toute petite — nuance près. Elie était gendarme. «Il était très gentil», a ajouté Saïd. Elie était mon grand-père. Le père de mon père que j'ai peu connu, mort quand j'avais cinq ans. Je me souviens surtout de sa façon acrobatique de servir le thé à la menthe et de ses mains chaudes quand il lui arrivait, à Lyon, de venir me chercher à l'école.

Saïd (photo) vit en Algérie dans un bourg à la superbe décatie, situé à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest d'Oran. C'est là, dans le village aux airs andalous d'El-Maleh, que mes grands-parents ont vécu leurs dernières années algériennes avant leur arrivée en France, au début des années 1960. Là que mon père a coulé une enfance et un début d'adolescence où il n'a, dit-il, «que des bons souvenirs». Les poules qu'il faisait sauter avec un bâton de bois, les parties de foot avec du papier journal roulé en boule, les beignets de madame Mingo...

Les hasards (un peu provoqués) d'un voyage algérien à l'été 2008 m'ont amené, à bord d'un taxi fatigué, une Peugeot 305 crachant du raï local, sur les terres d'un passé que je n'ai pas connu. Avant l'indépendance algérienne de 1962, El-Maleh s'appelait Rio Salado — la "rivière salée". Le nom de cet ancien village habité par de riches propriétaires viticoles (des colons) et leurs ouvriers (des «indigènes», comme ils étaient officiellement appelés par l'absurdité coloniale, sans droit ni nationalité), est une référence à l'immense lac salé voisin dont l'étendue semble pousser toujours plus loin les lignes d'horizon.

Les récits familiaux disent que les aïeux d'Elie sont nés en Algérie, des berbères convertis au judaïsme à l'époque phénicienne. Des gens de peu, de très peu ; le père d'Elie était cocher de fiacre. Les Trois exils (Stock, 2006), le passionnant ouvrage de l'historien Benjamin Stora (spécialiste du Maghreb et blogueur sur Mediapart) consacré aux juifs d'Algérie, nous apprend que les ancêtres d'Elie étaient des toshavim (littéralement des "indigènes" en hébreu).

Elie, un excellent boxeur doublé d'un vaillant cycliste, était marié à Olympe, ma grand-mère. Si j'ai bien suivi les repas de famille, Olympe appartenait, elle, aux megorashim («ceux de l'extérieur»), descendante d'une classe séfarade beaucoup plus aisée, chassée d'Espagne au XVème siècle par l'Inquisition catholique. Le père d'Olympe était avocat, un notable mort en 1931 quelques jours après être tombé à l'eau dans le port d'Oran en voulant accueillir le maire de la ville de retour d'un séjour «en métropole»...

Contrairement à la majorité des juifs d'Algérie, les ancêtres d'Elie ne sont pas devenus français en 1870 par le truchement du décret Crémieux, qui a naturalisé tous les juifs du pays [le décret Crémieux a aussi permis à l'empire colonial de mieux diviser la classe algérienne en isolant dans un no man's land citoyen les musulmans, pourtant majoritaires].

 Les ancêtres d'Elie ont été naturalisés français, dit-on, un ou deux ans plus tôt, récompensés par Napoléon III de lui avoir prêté main forte en Italie. Cela n'a pas pour autant empêché Elie, dont les aïeux ont partagé la même terre et la même histoire que les Algériens, de perdre en 1942 sa nationalité française sous Vichy, après l'abrogation du décret Crémieux. Elie, comme des milliers d'autres juifs, était banni. Il n'avait plus le droit d'être gendarme, métier qu'il exerçait depuis neuf ans. Trois années durant, il a été «économe» dans une cantine scolaire à Oran.

Le philosophe Jacques Derrida (1930-2004, photo), juif natif d'Algérie, a lui aussi connu ce que Benjamin Stora a défini comme un exil hors de la communauté française infligé par l'antisémitisme d'Etat du régime de Pétain. Dans son livre La Contre-Allée, Derrida écrit: « Une citoyenneté, par essence, ça ne pousse pas comme ça, c'est pas naturel, mais son artifice et sa précarité apparaissent mieux, comme dans l'éclair d'une relation privilégiée, lorsque la citoyenneté s'inscrit dans la mémoire d'un acquisition récente : par exemple la citoyenneté française accordée aux juifs d'Algérie [...]. Ou encore dans la mémoire traumatique d'une «dégradation», d'une perte de la citoyenneté ». A la Libération, en 1945, Elie est redevenu qui il était.

A l'âge de la retraite, il a décidé avec ma grand-mère et mon père de rejoindre Lyon où ses fils aînés vivaient depuis plusieurs années déjà. L'Algérie, depuis sept ans, était secouée par la guerre. Mais le sang n'a pas atteint, paraît-il, le bonheur languide de Rio Salado, ses palmiers et sa joyeuse kermesse annuelle, dont les anciens du village parlent encore aujourd'hui avec la gorge un peu nouée.

Près d'un demi-siècle plus tard, en août 2008, voilà donc Saïd et ses yeux rieurs qui se rappellent d'Elie, l'agent de police. Le temps a passé. Il reste aujourd'hui de Rio Salado les traces décrépies d'un «deuxième petit Paris», comme on surnommait le village avant. Les grandes caves viticoles ont été laissées à l'abandon. Les fières résidences et les cinémas d'antan (le Casino ou le Vox) affichent leurs façades lépreuses. Beaucoup de maisons sont inhabitées. Sur la principale place de la commune trône un monument aux «martyrs» de la guerre (1954-1962) sur lequel coule une longue liste de noms d'Algériens tués par l'armée française. El-Maleh semble désormais suspendu au temps, anachronique comme ces villages de western dans lesquels on sent bien que le héros est arrivé trop tard.

Mais il y a Saïd, 75 ans, qui se souvient. Il sort plein de choses de son petit musée intérieur. Les beignets de madame Mingo « et ses brochettes !». Son mari aveugle. Ses anciens employeurs, les Fuentes, qui tenaient la première station service du village. Le boulanger. Les frères Davos. La kermesse sur la grand'place devant l'église, aujourd'hui bibliothèque. Les juifs, les musulmans, les catholiques qui s'entendaient «super bien». «La preuve, c'est qu'on se bagarrait à l'école, comme des vrais copains», ajoute Djamel (photo), notre accompagnateur improvisé et neveu du Caïd, sorte de juge de paix du village avec lequel Elie entretenait les meilleures relations.

Avant de quitter l'Algérie, moins à cause des « événements » que pour opérer une sorte de regroupement familial avant l'heure, Elie avait prévenu les colons: « C'est leur pays ».