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Billet de blog 4 mai 2024

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Quand l'UEJF entend "dialoguer" - deux compréhensions du "Plus jamais ça!"

À en croire l'UEJF ou Nous vivrons, la volonté de dialogue serait de leur côté. Ces organisations n'hésitent pourtant pas à pratiquer la diffamation, l'UEJF au moins y ajoutant une prétention malvenue à s'exprimer au nom de tous les étudiants juifs. Cible obsessionnelle des pro-Israéliens, Rima Hassan est l'objet de diatribes qui posent la question du racisme de ceux qui la visent.

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L'Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) l'affirme : "Il y a une autre voie que celle de l'invective." L'organisation a donc organisé ce vendredi 3 mai une "table du dialogue" place de la Sorbonne à Paris, son président Samuel Lejoyeux ayant affirmé dans Le Monde du 2 mai dernier : "Pour la paix au Proche-Orient, nous, étudiants, devons faire mieux que l'agitation".

L'UEJF serait donc une organisation qui prône l'apaisement et sa volonté serait le dialogue. Partant de là, ceux qui ne voudraient pas dialoguer avec l'UEJF révéleraient leur manque d'ouverture. C'est d'ailleurs souligné dans l'invitation : "Étudiants, militants, si vous croyez au dialogue et à la paix, venez vous asseoir à notre table et débattre avec les étudiants juifs." Vite lu, cela semble éminemment sympathique. Si vous croyez au dialogue et à la paix laisse cependant entendre que les étudiants et militants non désireux d'échanger avec l'UEJF révéleraient leur hostilité au dialogue et à la paix : cela sent la manœuvre. Second détail qui n'en est pas un, il s'agirait de dialoguer avec les étudiants juifs. Or tous les étudiants juifs ne partagent pas les vues de l'UEJF, ce qui interroge encore ce que cette organisation entend par "dialogue" : quelle place réserve-t-elle aux étudiants juifs qui sont en désaccord avec elle puisqu'elle laisse croire au néophyte qu'elle représente l'ensemble des étudiants juifs ?

Ces observations pourraient être jugées tatillonnes : ne s'agit-il pas là de maladresses rédactionnelles ? Il serait ironique pourtant que dans le contexte actuel, où l'on interprète et tord les propos de personnes solidaires des Palestiniens pour pouvoir les marquer au seau de l'infâmie, cette remarque me soit faite.

Mais je vais surtout illustrer ce que l'UEJF entend par dialogue et paix histoire que l'on comprenne pourquoi certains n'auront pas souhaité rencontrer cette organisation. Le message que je choisis de commenter date du 5 mars dernier. On lit : "NON aux propagateurs de haine dans nos lieux d'étude. L'UEJF Sciences Po condamne la venue dans notre école de Rima Hassan et Rony Brauman, bien connus pour leurs propos antisémites faisant l'apologie du terrorisme. Nous continuons de réclamer une voix une voie pour la paix, sans aucune tolérance pour les discours de haine." On notera que l'UEJF se présente là encore comme ouverte au dialogue. Simplement, remarque-t-elle, qui pourrait vouloir dialoguer avec des gens "bien connus pour leurs propos antisémites faisant l'apologie du terrorisme" ? Certes.

Seulement, ici, deux options : soit Rima Hassan et Rony Brauman sont effectivement des personnages infréquentables soit l'UEJF s'emploie à disqualifier des personnes ne partageant pas ses vues pour se faire malhonnêtement passer pour une organisation raisonnable ayant, comme chacun en a le droit, une limite dans sa tolérance à l'intolérance.

Pour savoir quelle option retenir, il suffit de se pencher sur les arguments de l'organisation puisqu'elle argumente. S'agissant, d'abord, de Rima Hassan, deux citations sont données à lire, issues d'un montage qu'elle n'a pas contrôlé (elle n'en avait pas les moyens) et qui trahissait ses propos. C'est là une non-histoire dont tous ceux qui veulent délégitimer la militante franco-palestinienne se sont emparés. Le site Arrêt sur images a notamment fait le point sur cette polémique :  https://www.arretsurimages.net/articles/action-legitime-du-hamas-autopsie-de-la-polemique-rima-hassan J'en ai également dit un mot ici : https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/290424/israel-gaza-qui-pratique-le-consentement-meurtrier L'UEJF s'est donc précipitée sur une information non vérifiée pour justifier sa volonté qu'une militante franco-palestinienne ne puisse pas s'exprimer.

Mais il convient d'être exact : l'organisation a également exhumé un tweet de Rima Hassan, du moins une phrase issue de ce tweet. "Personne n'a à donner de leçons aux Palestiniens sur leur résistance". Le mot "résistance" est souligné, comme preuve que la militante ferait "l'apologie du terrorisme". Je n'ai pas retrouvé la citation. Supposons-la avérée : c'est très peu pour affirmer qu'Hassan ferait l'apologie du terrorisme. En fait, tous les propos que j'ai pu trouver montrent le contraire.

Venons-en maintenant à Rony Brauman en rappelant que cet homme auquel l'UEJF reproche des "propos antisémites" est juif. On gardera à l'esprit la façon dont l'UEJF prétend parler au nom de tous les étudiants juifs et le doute que cela induit quant à sa tolérance envers d'autres voix juives que la sienne et celles d'organisations partageant ses vues. Aux juifs critiques de la politique israélienne, il est en effet souvent reproché par des juifs moins distants de cette politique (ou soutiens francs de cette politique) d'être des antisémites animés par "la haine de soi". Une façon de fermer tout dialogue.

Comment l'UEJF s'y prend-t-elle pour démontrer l'antisémitisme de Brauman ? La première des deux citations choisies par l'organisation date du 16 janvier 2016. Brauman est interviewé sur Europe 1, dans un contexte d'agression, par un adolescent, d'un enseignant qui portait la kippa. Le segment de l'entretien que l'UEJF a choisi de citer est celui-ci : "Il y a une double signification, qui est attachée aujourd'hui au port de la kippa. Une affiliation à l'état d'Israël, un signe de fidélité à l'état d'Israël, mais aussi, et ça c'est beaucoup plus problématique, un signe d'allégeance à la politique de l'état d'Israël." Pour l'UEJF, il s'agit là de "propos antisémites faisant l'apologie du terrorisme".

Reprenons. Une agression a lieu et Rony Brauman est invité par une radio à s'exprimer sur la signification actuelle du port de la kippa. Il faut d'abord signaler que la synthèse de son propos proposée par l'UEJF ne rend pas compte de la prudence avec laquelle il avance ce qu'il dit : il parle de son "impression" que le port de la kippa sert à affirmer "une affiliation politique, un signe de fidélité à l'État d'Israël - après tout pourquoi pas - , mais aussi, et c'est plus problématique, un signe d'allégeance à la politique de l'État d'Israël". Posons ici que l'on peut penser ce que l'on veut de "l'impression" de Brauman : que l'on y voit une juste observation ou un propos de comptoir, qu'importe. Ce qui nous occupe ici est de savoir en quoi ce serait un propos antisémite. On devine, notamment par les phrases soulignées par l'UEJF ("port de la kippa" et plus loin "signe d'allégeance à la politique de l'état d'Israël" plus le rappel que ce propos a suivi l'agression d'un homme portant une kippa) : Brauman serait en train de dire que l'agression d'un homme portant une kippa est parfaitement justifiée dans la mesure où porter une kippa serait soutenir la politique de l'État d'Israël. Mais cela, Brauman ne le dit pas. Tout au contraire, il précise : "Quand on agresse une personne au nom des signes d’appartenance religieuse, c'est indiscutablement un acte d'hostilité envers la religion. Donc on retrouve bien la question de l’antisémitisme". Cela, l'UEJF ne le signale pas. Peut-être l'organisation estime-t-elle simplement que juger problématique une allégeance à la politique de l'État d'Israël relève de l'antisémitisme : cela voudrait dire qu'il y a de bons juifs et de mauvais juifs, la ligne de partage étant l'allégeance ou non à cette politique, jugée au-dessus de la critique.

Mais l'UEJF n'a pas trouvé, pour prouver que Rony Brauman, comme Rima Hassan, propageait la haine ("Ne peut-on pas soutenir les Palestiniens sans propager de haine ?"), que ce propos tronqué d'il y a huit ans. En effet, Brauman déclarait le 11 novembre 2023 (d'après l'UEJF, que je veux bien croire) : "Israël aujourd'hui met en danger les Juifs". Pour l'UEJF, cela revient à affirmer "que l'antisémitisme est de la faute d'Israël, et non pas des antisémites." Ce que Brauman dit n'est pourtant rien d'autre que ce que la recherche (voir les travaux de Nonna Mayer) établit : que les actes antisémites sont en partie fonction des évolutions du conflit israélo-palestinien, en d'autres termes que l'injustice faite aux Palestiniens (puisqu'il s'agit, selon les Nations unies, d'un conflit asymétrique dont Israël porte la principale responsabilité) a comme conséquence que des gens que Rony Brauman n'a jamais approuvé s'en prennent à des juifs.

Dialogue et paix. Voilà donc sur quelles bases l'UEJF Sciences Po "condamne la venue dans [son] école de Rima Hassan et Rony Brauman, bien connus pour leurs propos antisémites faisant l'apologie du terrorisme."

Les étudiants juifs, dit donc l'UEJF comme s'il n'en existait pas qui n'épousent pas leurs vues. Ceux-là s'expriment pourtant et voilà ce qu'ils disent : "Nous, des étudiant.e.s et alumni juif.ve.s de Sciences Po [...] réitérons notre refus d'être instrumentalisé.e.s pour justifier la répression des mobilisations pour la justice en Palestine. [...] Nous tenons à faire entendre notre voix en tant que juif.ve.s pour rappeler que la critique des crimes commis par le gouvernement israélien et le soutien au peuple palestinien ne sont pas antisémites. Plusieurs d'entre nous étaient présent.e.s aux rassemblements et occupations de la semaine dernière, souvent avec des panneaux évoquant notre judéité et notre soutien à la Palestine. Comme c'est le cas à tous les rassemblements où nous nous rendons, nous avons été accueillis à bras ouverts par les étudiants mobilisés pour la Palestine. La seule fois où nous nous sommes sentis en danger du fait de notre identité juive était quand des personnes associées aux groupes sionistes nous harcelaient, prenaient des vidéos de nous malgré notre désaccord et nous ont même fait des signes violents parce que nous étions juif.ve.s. Nous n'avons pas été menacés à cause de nos opinions politiques, mais parce que nous avons ces opinions en tant que personnes juives." Ces étudiants ajoutent : "Vider de son sens le mot antisémitisme menace les personnes juives et est préjudiciable pour la vraie lutte contre l'antisémitisme. En tant qu'étudiant.e.s juif.ves, dont beaucoup d'entre nous continuent de ressentir la douleur infligée à nos grands-parents pendant la Shoah, nous refusons que cette même violence soit infligée aux Palestiniens. Nous condamnons fermement l'instrumentalisation de nos identités juives et de notre histoire pour justifier le meurtre de plus de 35 000 Palestiniens, soit disant en notre nom."

Ce texte est la réaction de ces étudiants au débat organisé par l'UEJF, transmise par eux au collectif juif décolonial Tsedek ! Un "dialogue" où ils n'avaient pas de place puisque l'UEJF prétendait représenter les étudiants juifs de France. Ce même supposé sens du dialogue qui voit l'organisation ne pas s'opposer en soi au soutien aux Palestiniens : si l'UEJF en veut à certains, ce n'est pas parce qu'ils sont solidaires des Palestiniens mais parce que leur solidarité s'accompagne de "haine". On a vu ce qu'il en était avec Rima Hassan et Rony Brauman et l'on peut dès lors se demander quel soutien aux Palestiniens, si ce n'est pas le principe même d'un soutien qui est en cause, trouverait grâce aux yeux de l'organisation sinon un soutien de pur principe, de nature strictement déclarative. Car l'UEJF marque mal sa distance avec l'État d'Israël : le 4 avril 2024, l'organisation s'en prenait sur X à l'UNRWA, "dont la participation aux attentats terroristes du 7 octobre est avérée", afin que soit annulée une soirée de soutien à cette agence de l'ONU dont le rôle humanitaire auprès des réfugiés palestiniens est crucial. C'était reprendre purement et simplement la propagande d'un gouvernement en train de tuer des civils : Israël n'a pas, depuis, étayé ses accusations contre l'UNRWA. "Quelle indécence !" écrivait l'UEJF en découvrant que cette collecte de fonds en faveur de l'UNRWA aurait lieu dans une école publique. L'indécence, ce n'est donc pas de se mobiliser contre l'aide humanitaire aux Palestiniens.

L'UEJF n'est pas la seule organisation juive à faire preuve d'une bien singulière conception du dialogue. Des députés de La France insoumise ont porté plainte contre le collectif "Nous vivrons" qui aurait perturbé par son attitude menaçante l'une de leurs réunions publiques. Le collectif, lui, affirme s'y être rendu "avec l'envie d'échanger" et s'être heurté à une fin de non recevoir. On a donc ici deux versions d'une même histoire et je me garderai bien, n'ayant pas été sur les lieux, de trancher : la plainte déposée permettra, peut-être, d'y voir clair. En revanche, il existe une courte vidéo de l'événement que le collectif Nous vivrons a lui-même mise en ligne : on y entend ses militants scander : "On est là, on est là, contre les ayatollahs nous on est là! Et même si Rima le veut pas, nous on élèvera la voix, contre l'antisémitisme on luttera".

Rima Hassan encore, qui devait s'exprimer ce jour-là, son nom associé une fois de plus à l'antisémitisme et ici aux "ayatollahs". Sur l'antisémitisme, Hassan s'est exprimée https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/290424/israel-gaza-qui-pratique-le-consentement-meurtrier mais quelle importance ? Il semble que rien de ce qu'elle puisse dire n'ait de poids : elle est le diable. La particulière fixation dont elle est l'objet, qui la voit réduite à une caricature et chargée de tous les maux, ne peut pas ne pas poser la question du racisme de ceux qui la chargent. La formation politique à laquelle elle appartient, pour avoir marqué son soutien aux Palestiniens, est du reste également l'objet de leurs attaques, marquée du seau de l'antisémitisme sans qu'il y ait de preuve à l'appui. Ainsi assiste-t-on sous couvert de lutte contre l'antisémitisme à la symbiose de ceux qui refusent la critique d'Israël et d'adversaires dénués de scrupule de la France insoumise. Cela au nom de la "République", qui comme souvent a bon dos. Mais dans le cas particulier de Rima Hassan, tout se passe comme si la militante, par sa simple existence, renvoyait les pro-Israéliens (qu'ils s'assument ou non comme tels) à la réalité, qu'ils s'emploient à dénier autant qu'ils le peuvent, de l'injustice israélienne envers les Palestiniens. Une injustice "dont la majorité de la population israélienne juive s'accommode plutôt confortablement (tant que le terrorisme ne se développe pas)", écrivait l'historien israélien Shlomo Sand dans un livre paru en 2020. Il ajoutait que "les descendants des opprimés et des persécutés d'hier se sont assez vite habitués à être du côté de l'oppresseur et du persécuteur." Rima Hassan est de cela un rappel vivant : elle ne doit pas exister et puisqu'elle existe ses détracteurs deviennent fous.

J' ajouterai à cela une remarque personnelle : ayant à l'esprit la longue histoire de l'antisémitisme et la monstruosité de la Shoah, je peux comprendre l'attachement de juifs à Israël et la difficulté subséquente, pour certains d'entre eux, à admettre qu'Israël puisse se trouver du mauvais côté de l'histoire. Il n'empêche : les Palestiniens n'ont pas à en payer le prix, et ce prix ils le paient depuis des décennies. Expliquer les attaques du 7 octobre 2023 (qu'il ne s'agit pas de justifier, https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/290424/israel-gaza-qui-pratique-le-consentement-meurtrier) par l'antisémitisme, c'est-à-dire ne pas parvenir à en faire une lecture politique, contextuelle, relève d'une forme de biais cognitif (quand du moins il ne s'agit pas de pure mauvaise foi) : on voudrait que l'injustice faite aux Palestiniens n'explique pas l'existence du Hamas ni sa propension à être criminel. Enfermés dans leur surdité, certains peinent (ou se refusent) ainsi à admettre que les violences perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 puissent être moins dirigées contre les juifs que contre les Israéliens. En convenir ne change rien à l'horreur que l'on peut éprouver devant les actes alors perpétrés. Cette différence d'interprétation est pourtant cruciale : parler de pogrom, c'est faire abstraction de la longue souffrance des Palestiniens pour ne mettre en avant que la souffrance juive. Partant de là, on élabore un récit décalé du réel : le Hamas serait terroriste parce que terroriste, en somme une figure du mal surgie de rien, et ses victimes israéliennes les dernières victimes en date d'une longue histoire, celle de la haine des juifs. Si l'on excepte les déclarations des pires extrémistes, ce récit n'apparaît pas tel quel dans l'espace public mais nuancé par une forme de reconnaissance minimale de la souffrance palestinienne, du fait que la nier complètement serait tout de même trop gros. Mais la nuance ne va pas jusqu'à mettre en question cette discutable synthèse de la situation qui voudrait que l'explication principale de ce qui se passe soit la judéophobie et non l'oppression des Palestiniens. Ce récit, sans doute, est bien plus audible au Nord du monde (où demeure une culpabilité d'avoir perpétré ou laissé faire la Shoah - on ne peut minorer combien les juifs, alors, ont été seuls) qu'au Sud où la clairvoyance est permise par l'absence de culpabilité quant au passé. Ceux qui portent ce récit sont en tous les cas irresponsables : en réduisant tout à une attaque terroriste qui sortirait en quelque sorte de nulle part (on peut parfaitement penser le contraire sans la justifier), ils encouragent l'idée qu'Israël a le droit de se défendre à n'importe quelle condition - ce qui, bien sûr, ne saurait en réalité être acceptable car comment peut-on déplorer les victimes civiles israéliennes sans déplorer ensuite les victimes civiles palestiniennes avec la même force si l'on mérite un tant soit peu le nom d'humain ? On constate pourtant que beaucoup peinent à le faire, laissant voir que pour eux l'élimination de 35 000 Palestiniens est moins grave que celle de 1 200 Israéliens.

On voit alors s'opposer, au sein de la communauté juive (s'il faut d'ailleurs parler de communauté et je ne le crois pas) comme en-dehors, deux interprétations du "Plus jamais ça". La première, étroite, voudrait que l'on ne tolère plus la moindre agression d'un juif (il s'en produit encore, et parfois cela va jusqu'au meurtre) mais aussi que l'on interprète toute critique de l'État d'Israël comme un fruit de l'antisémitisme. Or, dès lors que la critique de cet État est interdite (ou, au mieux, mal tolérée), tout est nécessairement permis et admis, jusqu'au massacre des Palestiniens. L'argument est alors : nous ne nous laisserons plus faire, il en va de notre existence (Ou : ils ne se laisseront plus faire, il en va de leur existence). Mais il est, heureusement, une seconde interprétation du "Plus jamais ça", beaucoup plus conséquente et, cela va ou devrait aller sans dire, bien plus acceptable. Cette seconde interprétation part d'un constat : la Shoah était un crime commis par un État contre une population civile qu'il s'agissait d'éliminer non pour ce qu'elle avait fait mais pour ce qu'elle était. Or les Palestiniens sont aujourd'hui visés par l'État d'Israël non parce qu'ils ont pris part à l'action meurtrière du Hamas du 7 octobre 2023 mais parce qu'ils sont Palestiniens et, de ce fait, jugés coupables ou du moins ennemis. Cette non différenciation du Hamas et des Palestiniens qui fonde l'intention meurtrière, on la retrouve chez des commentateurs français, par exemple la chroniqueuse Rachel Khan lorsqu'elle qualifie Rima Hassan de "Eva Peròn du Hamas" qui parlerait de génocide "pour mieux justifier la haine des juifs" (un propos ne s'appuyant sur aucune citation et donc gratuit). Les commentateurs de cet acabit, lorsqu'ils sont juifs, prétendent souvent, comme on l'a vu, parler au nom de l'ensemble des juifs de France, ce qui insupporte les juifs qui, conséquents dans leur entendement du "Plus jamais ça", ne peuvent tolérer que l'on s'abrite derrière la Shoah et l'antisémitisme pour tolérer, soutenir ou relativiser la gravité d'un crime commis par un État à l'encontre d'une population civile visée non pour ce qu'elle fait mais pour ce qu'elle est.

L'inversion du réel à laquelle nous assistons de la part d'un certain monde politique et médiatique consiste à considérer immoraux les opposants les plus résolus au massacre et à soutenir ceux qui les attaquent au nom, soit disant, de la lutte contre l'antisémitisme (on choisit alors avec d'écouter certains juifs - les moins universalistes, qui se revendiquent paradoxalement de l'universalisme - et non d'autres). Ici s'illustre notamment cet extrême centre qui est une antichambre de l'extrême-droite. La mobilisation des commentateurs publics qui l'incarnent contre la supposée "extrême" gauche française apparaît plus résolue que leur mobilisation contre le gouvernement de Benjamin Netanyahou. On ne saurait en être totalement surpris : s'ils déclarent que l'antisémitisme les révulse, en n'hésitant pas à qualifier à la va-vite leurs adversaires d'antisémites (ce qui montre de quel sérieux ils font preuve dans l'appréhension de cette question), ils s'illustrent depuis des années par leur stigmatisation des musulmans et leur refus de constater l'existence d'un racisme systémique en France. Avec la crédibilité d'un Don Quichotte affrontant des moulins à vent, ils s'époumonent contre toute évocation de violences policières visant des personnes racisées et on ne les entend par ailleurs guère protester contre la casse sociale en cours. En bref, ils sont les partisans du statu quo et des propagateurs de haine qui n'assument pas de l'être. À terme, ils y perdront tout crédit. Pour l'heure, leur absence de limite morale saute aux yeux de toute personne clairvoyante : même les crimes de guerre et crime contre l'humanité aujourd'hui commis par l'État d'Israël sont impuissants à les faire changer de cap.

À coup sûr, les obscénités émanant de ce camp que j'ai relevées dans mes billets récents, qui ne constituent pas même, loin s'en faut, une recension exhaustive des saloperies qu'il est capable d'énoncer, vont être suivies dès les prochains jours - et probablement même dès aujourd'hui - de nouvelles déclarations révulsantes sous couvert d'attachement à de grands principes. Faible satisfaction face aux dégâts occasionnés par ces gens : déjà perçus avec justesse par un certain nombre d'entre nous, ils finiront par ne plus tromper personne et leurs noms ne demeureront, s'ils demeurent quelque peu, que pour être associés à l'inhumanité qu'ils prétendent combattre.

En bref, face à l'urgence de ne pas permettre que se poursuive un massacre, il n'y a pas à se laisser intimider par des gens destinés à finir dans les poubelles de l'histoire, à l'instar entre autres exemples de ceux qui s'indignaient que l'on puisse soutenir le capitaine Dreyfus ou de ceux qui trouvaient impensable que l'on veuille se tenir au côté de ce "terroriste" de Nelson Mandela.

Frédéric Debomy

Post-scriptum - rejoindre les faux humanistes

Si je voulais me faire une place au soleil de certains gros médias, je saurais comment tenter le coup : en reniant mon souci de la dignité humaine pour adhérer aux discours malhonnêtes d'un certain nombre de contributeurs au débat public bien plus enclins à fustiger les dominés que les dominants. Je le ferais en jouant l'indignation, criant bien fort mes torts passés : avoir considéré des injustices avérées, documentées, comme des injustices avérées, documentées. Je m'époumonerais contre ceux qui rendent encore compte de ces injustices, les accusant d'être des idéologues mettant en péril la République et même d'être des racistes. Ma spécialité serait l'inversion du réel, et je prétendrais que ceux qui s'efforcent de connaître le réel sont ceux qui le tordent. Il me faudrait, parfois, me référer à d'autres que moi : je citerais alors non pas des chercheurs faisant autorité dans le champ académique par leur sérieux incontesté mais des éditorialistes et autres bavards aux compétences douteuses si ce n'est inexistantes. J'accèderais alors, peut-être, à la notoriété et à une agréable gratification financière de mon renoncement à tout principe. Serais-je troublé par mon manque de moralité ? Peut-être pas : évoluant au milieu d'individus très semblables à moi-même, je me rassurerais en les rassurant et nous nous entretiendrons mutuellement sur le fait que la raison et la morale seraient nôtres. Bien sûr, je serai tout à fait perdu pour la réflexion : on pourrait deviner à l'avance mes propos sur n'importe quel sujet. Je gonflerais en orgueil à mesure que mon humanité diminuerait, en ânonnant publiquement certains termes - République, raison, humanisme, universalisme, laïcité - jusqu'à les vider de tout sens. En somme, je ne connaîtrais pas la honte, jusqu'au jour hypothétique où la majorité de mes compatriotes trouverait difficile de me serrer la main.

Sources : 

https://twitter.com/uejf/status/1786005129616835067/photo/1

https://www.instagram.com/uejfsciencespo/p/C4JF8dFrigB/

https://www.europe1.fr/societe/rony-brauman-entre-le-voile-et-la-kippa-il-y-a-deux-poids-deux-mesures-2651531

https://www.leparisien.fr/val-d-oise-95/bezons-95870/val-doise-une-reunion-publique-de-lfi-avec-rima-hassan-perturbee-par-des-militants-plusieurs-plaintes-deposees-02-05-2024-PAPIWYMREVG2NEJ6RZ5W5K7ZNU.php

Shlomo Sand, Une race imaginaire, Seuil, 2020.

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