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Billet de blog 10 mai 2025

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Horvilleur, Sinclair, Sfar : blâmer le contexte

De gens qui posent volontiers en directeurs de conscience, on pourrait attendre un comportement d'adultes. En complément de mes trois derniers billets, retour sur les justifications apportées par Delphine Horvilleur, Anne Sinclair et Joann Sfar à leur changement d'attitude s'agissant des massacres à Gaza.

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Il convient d'abord de rappeler, comme le fait Pauline Graulle dans les pages de ce journal (voir les liens au bas de ce billet) et comme je l'avais auparavant fait moi-même, que Delphine Horvilleur et Joann Sfar ne sortent absolument pas du silence s'agissant de ce qui se passe à Gaza. Ce qu'à les lire aujourd'hui l'on pourrait croire, Horvilleur prétendant s'être "parfois bâillonné[e]" et Sfar affirmant que "nous devons être nombreux à prendre la parole". La vérité est que l'un et l'autre ont eu depuis le début du processus d'"annihilation" (Horvilleur) qu'ils reconnaissent enfin un accès privilégié aux médias de forte diffusion, et qu'ils en ont fait un usage qu'ils ne sont peut-être pas très empressés d'assumer.

Cela se voit à cette façon de laisser croire qu'ils auraient peu (Horvilleur) ou pas (Sfar) pris la parole jusque-là mais aussi à la façon dont ils entreprennent de se justifier :

Horvilleur :

"J’ai parfois bâillonné ma parole, pour éviter qu’elle ne nourrisse les immondices de ceux […] qui diabolisent et déshumanisent un peuple […]. J’ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite “ici” au nom d’une justice absente “là‐bas”."

Sfar (sur Instagram ce 10 mai 2025) :

"La seule raison pour laquelle je retiens parfois mes mots, ce sont ces étudiants français juifs que je croise depuis deux ans et qui racontent tous la même histoire [...] Ceux qui ont nié ou encouragé l'antisémitisme musèlent notre parole."

S'y ajoute Anne Sinclair, dont il faut souligner qu'elle a dénoncé plus tôt que Delphine Horvilleur et Joann Sfar les atrocités commises par Israël :

"Nous nous sommes tus, car l’antisémitisme qui gagne du terrain [...] nous a contraints à faire bloc"

Le même argument trois fois donc : nous aurions dû nous exprimer plus tôt et plus résolument mais si nous ne l'avons pas fait c'est la faute des antisémites.

Deux remarques :

La première : je ne vois absolument pas en quoi l'existence d'antisémites, aussi déplorable soit-elle, peut justifier que l'on ne se dresse pas face à une barbarie commise par un État juif. Comment peut-on même oser le suggérer ? Surtout quand tous trois établissent un lien entre leur judéité et leur refus de la barbarie.

Horvilleur :

"Sur les murs de ma synagogue sont gravés quelques mots, tirés d’un des versets les plus célèbres (et les moins bien compris) de la Bible : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”."

Sfar :

"il est contraire à la morale humaine et à l'éthique juive de se taire face aux déplacements de populations forcés et au nettoyage ethnique"

Sinclair :

"Les Juifs ont trop souffert pour ne pas supporter qu'on fasse du mal en leur nom".

Parce que juifs, tous trois seraient donc conduits à refuser l'horreur mais malheureusement des antisémites les auraient un temps empêchés d'être cohérents avec eux-mêmes.

C'est une argumentation lamentable : s'ils ont failli, ce qu'à la fois ils reconnaissent et tentent de justifier, c'est en tant qu'individus qui, comme tous les individus du monde, juifs ou non, objets de haine ou non, peuvent faillir. Qu'ils l'assument donc - en adultes.

Ce qui amène ma seconde remarque : l'amalgame qu'opère Horvilleur entre soutien à la cause palestinienne et tolérance envers l'antisémitisme ("ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite “ici” au nom d’une justice absente “là‐bas”") est cet amalgame nourri de polémiques stériles qui a servi à délégitimer depuis plus d'un an et demi (et en vérité bien plus longtemps) tout véritable mouvement de solidarité envers les Palestiniens (par "véritable" j'entends une solidarité qui va au-delà de propos lénifiants ou "humanistes" pour poser d'inévitables questions : qui occupe les territoires de qui, etc.).

Plutôt que s'abriter derrière cet amalgame - qui parfois rencontre la réalité mais qu'il est malhonnête de présenter comme la réalité - il serait temps pour certains de tout cesser d'expliquer et de justifier par la haine des juifs, sans pour autant jamais minorer la réalité de l'antisémitisme. Sur ce dernier point, j'avais d'ailleurs écrit ce billet :

https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/120524/malgre-les-instrumentalisations-ne-pas-minorer-la-realite-de-lantisemitisme

Mais l'existence de l'antisémitisme ne justifie pas de considérer la souffrance palestinienne comme une chose secondaire. Ni de faire preuve de cécité quant à ses implications.

Il ne suffit pas de dire comme Joann Sfar, grand pourvoyeur de propos lénifiants, qu'il existe un lien entre "les droits des Palestiniens ET la sécurité d'Israël". Formidable, merci... Il faut être conséquent, à l'image des signataires de la tribune Frappes sur Gaza : "Vous n’aurez pas le silence des juifs de France", publiée, je souligne, le 31 octobre 2023 dans Libération, et où l'on pouvait lire :

"L’ONU annonce un possible nettoyage ethnique dans la bande de Gaza. En tant que juifs et juives, nous sommes horrifié·es par les violations du droit international que l’Etat d’Israël mène à Gaza en toute impunité et nous refusons que ce massacre ait lieu en notre nom.

Nous comprenons et partageons la douleur et la peur ressenties par de nombreux·ses juif.ves de France suite aux crimes de guerre du Hamas. La majorité d’entre nous a de la famille en Israël, et nous souhaitons exprimer toute notre compassion aux familles des victimes des massacres du 7 octobre.

Mais cette douleur ne saurait justifier un nettoyage ethnique à Gaza. La poursuite de la guerre et de l’occupation n’amènera ni la paix ni le retour des otages.

[...]

En affirmant de manière inconditionnelle le droit d’Israël à se défendre, et en votant contre une résolution de l’ONU appelant à un cessez-le-feu, le gouvernement français se fait complice d’un nettoyage ethnique à Gaza.

Nous réclamons :

  • L’arrêt immédiat des bombardements israéliens et le retrait des forces armées israéliennes de Gaza
  • La levée du blocus et du siège de Gaza
  • Des négociations pour la libération des otages et des prisonniers politiques
  • Des sanctions internationales contre l’Etat israélien"

C'était donc possible. Si Delphine Horvilleur et Joann Sfar ont "muselé leur parole", c'est en adultes, ce qui implique qu'ils ne viennent pas dire ensuite que ce n'est pas leur faute.

Frédéric Debomy

Sources des citations

https://www.mediapart.fr/journal/politique/100525/apres-des-mois-de-deni-horvilleur-sinclair-et-sfar-ouvrent-les-yeux-sur-les-massacres-gaza-et-declenche

https://www.instagram.com/p/DJZSbsaozJR/?hl=fr&img_index=1

https://tenoua.org/2025/05/08/gaza-israel-aimer-vraiment-son-prochain-ne-plus-se-taire/

https://www.instagram.com/p/DJZBkmcoAdx/?hl=fr

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/frappes-sur-gaza-vous-naurez-pas-le-silence-des-juifs-de-france-20231031_LJEAHTHDXNFPHJGGTG6NRHDHII/

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