Un rapport sur "l'entrisme" des Frères musulmans vient donc de paraître, qui ne peut que susciter la méfiance de ceux qui n'ont cessé de remarquer combien des individus et des organisations qu'il s'agissait de discréditer étaient en France facilement accusés par un monde politique et médiatique des plus douteux de "proximité" avec cette organisation, sans qu'on ne sache jamais bien quel serait le degré de proximité en question ni la nature particulière des liens supposés et dénoncés.
De ce rapport qui se résumerait à "une note de synthèse de la perception qu’a l’État des Frères musulmans et de leur implantation en France", une personne auditionnée par les rapporteurs - un ambassadeur à la retraite et un préfet - déclare : "J’ai bien senti que c’était une commande politique, dont les conclusions avaient presque été écrites en amont par le gouvernement". Bref, la question de la scientificité du rapport - dont je n'ai pas à ce jour pris connaissance - serait posée, ce qui ne dissuade pas toute une presse d'en faire ses choux gras. Une anthropologue a certes salué le rapport mais l'ouvrage de cette dernière avait provoqué, précise Mediapart (dont un article est ici la source de mes citations), "une levée de boucliers des chercheurs et chercheuses spécialistes du sujet", l'un d'eux dénonçant "une forme de fantasme qui confine à la panique morale".
Bref, ce rapport est-il plus sérieux que celui, en son temps, de la commission Stasi ? Un rapport que j'évoquais ici :
L'article de Mediapart, ci-dessous,
y répond par la négative.
Pour ma part, c'est à un mot, "entrisme", que j'ai envie de réagir. Plus précisément, à cette idée omniprésente dans notre débat public depuis de longues années qu'il existe parmi les musulmans de France un fort courant visant à "nous" obliger tous à "nous" conformer à des manières de vivre qui seraient très différentes des "nôtres".
Accusation en miroir
L'accusation en miroir est un phénomène courant, l'un de ces concepts qu'il faut avoir à l'esprit (comme la notion de prophétie autoréalisatrice) pour comprendre comment le réel fonctionne. Le discours "complotiste" (dixit l'enseignant-chercheur Fabrice Dhume) sur le "communautarisme" en fournit un bon exemple. "Ce qui lie [des] thèmes disparates, dans les discours médiatico-politiques français, c'est un étonnant néologisme : communautarisme. Ce qu'il y a d'étrange dans cette catégorie, c'est que l'unité de sens découle de la croyance que derrière toutes ces questions est tapie une formidable menace en germe contre l'unité de la nation", résume Fabrice Dhume. Cette menace, un penseur qui la prend au sérieux, Pierre-André Taguieff, s'est employé à la définir : il s'agit d'"un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d'un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe (telle "communauté"), bref à contrôler les opinions, les croyances et les comportements de tous ceux qui appartiennent en principe à ladite "communauté". Un projet qui viendrait contrarier celui des États-nations modernes, promoteurs d'un "espace politique postcommunautaire" fondé sur "le principe normatif de l'homogénéité culturelle et ethnique".
En somme, contre le contrôle, le contrôle. Contre le risque d'homogénéisation communautaire, le principe de l'homogénéisation nationale : chacun doit se conformer au "principe normatif de l'homogénéité culturelle et ethnique". Conséquence de cette conception de la vie en commun assimilant l'hétérogénéité à un danger, en France, ceux, nombreux ou du moins fort audibles, qui opposent République et "communautarisme" s'emploient à "contrôler les opinions, les croyances et les comportements" des individus évoluant dans cet "espace politique postcommunataire" national censé nous préserver du chaos. C'est-à-dire qu'ils agissent précisément comme ceux qu'ils déclarent être leurs adversaires et qui souvent sont fantasmés. Quitte à les renforcer ou à leur donner naissance.
Une obsession : les femmes voilées
La double (ou triple, ou quadruple…) "appartenance" n'est donc plus envisageable. "Es-tu Française ou musulmane ?" demande-t-on en substance – quand ce n'est pas explicitement – à toute femme qui se sent l'une et l'autre. Ce qui revient à dire : es-tu du côté de la civilisation ou de l'obscurantisme ? Mais aussi : des femmes qui se dévêtent facilement (civilisation) ou de celles qui se dévêtent difficilement (obscurantisme) ? Des gens qui traînent en terrasse (civilisation) ou de ceux qui font la prière (obscurantisme) ? Évidemment, à craindre la différence on la fantasme sans cesse et l'affolement est dès lors permanent : que trois adolescentes couvrent leurs cheveux et l'on parle de "Munich de l'école républicaine" sans crainte de l'excès de lyrisme et c'est parti pour plus de trente ans de fièvre discriminatoire permanente aux noms de valeurs censées servir le vivre-ensemble. À l'incapacité de penser de façon non binaire et non policière, à ce refus de considérer les individus dans leur complexité au profit d'une logique de la mise au pas, on ajoute de grands mots : "République", "laïcité", sans qu'on ne sache plus précisément ce qu'ils désignent. Mais aussi une forme particulière de sollicitude, qui ne s'embarrasse pas du consentement des intéressées – puisqu'il s'agit ici de femmes, musulmanes et voilées, auxquelles on donne le moins possible la parole en décidant qu'elles n'ont rien à dire ; car après tout, si elles sont comme elles sont, et non comme nous voudrions qu'elles soient, c'est qu'elles sont aliénées. On sait, en douter est exclu, ce qui est bon pour elles : si on les pourchasse, si on les réprime, si on les humilie, c'est pour les libérer. Et si l'on entend leur dicter leur façon de s'habiller, c'est pour leur émancipation.
"J'envisage très sérieusement de m'expatrier vers des contrées où la liberté religieuse, philosophique et politique n'est pas un vain mot", expliquait Djamila dont le prénom avait été changé à sa demande par la journaliste venue recueillir ses propos, consciente de la nécessité de lui éviter de possibles persécutions : être, en France, une femme voilée qui assume publiquement son choix, c'est s'exposer au harcèlement. "Bon débarras", penseront de nombreux Français généralement non musulmans, à peine conscients de l'ampleur de leur brutalité.
Une continuité historique
"J'entends vivre ma foi sans me mettre dans une bulle communautariste", précisait encore Djamila. "Je voudrais que cela devienne une non-question. Qu'on ne voie pas en moi une femme voilée mais un sujet pensant." Or l'on pourrait croire, à observer sans recul le débat français, que le voile consume les individualités : "j'ai vraiment l'impression d'être perçue comme une chose voilée, plutôt qu'une Française musulmane, avec un cœur et un cerveau", indiquait Karima, qui aurait aimé "qu'on arrête de se faire une idée de la femme à travers l'habit qu'elle porte." Certes, il peut exister et existe des phénomènes d'aliénation dont le voile est l'un des instruments.
Mais il est ironique que ceux (et celles) qui, en France, affirment péremptoirement l'aliénation de personnes qu'ils se sont presque toujours gardé de rencontrer ne sachent généralement rien de l'histoire du dévoilement et de son lien à la domination coloniale. Tout le monde n'a pas lu Fanon, qui observait en 1959, en pleine guerre d'Algérie, des opérations de dévoilement destinées à "frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance", telle celle du 16 mai 1958 (que Fanon date du 13 mai) : "Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de : "Vive l'Algérie française !"" Les pourfendeurs obsessionnels du voile, contempteurs de l'aliénation des autres, ignorent donc combien leurs certitudes et leur hostilité leur sont peu personnelles - combien en somme ils pensent en automates, inconscients de la façon dont l'histoire les traverse.
Conséquence : avant de déclarer son voisin hors d'état d'exercer son libre arbitre, il faut peut-être se rappeler que l'on est soi-même un individu situé et gagner en humilité. Il faut retrouver (sinon trouver), outre la capacité d'auto-examen, le chemin de la tolérance, qui n'équivaut pas à un excès de relativisme : lorsque le voile, imposé, est une violence, il faut s'opposer à cette violence. Le reste du temps, il serait bon que l'on s'abstienne de parler sans savoir et de restreindre des libertés (ou, pour le plus grand nombre, d'encourager ou d'approuver ces restrictions) au nom d'une liberté que l'on déclare menacée : il y a là le vieux schéma de l'ennemi intérieur, juif autrefois et plus volontiers musulman aujourd'hui quand bien même l'antisémitisme n'est pas une réalité dépassée.
Ne peut-on ironiser sur ces majorités qui se fantasment soumises par des minorités ? Le phénomène est universel : s'agissant de la crainte des musulmans (qui auraient en somme le projet de soumettre et voiler toutes les femmes du monde), il existe peu de différence entre le discours d'un Wirathu - bonze birman ignorant aux discours incendiaires - et celui d'un Alain Finkielkraut - académicien français disposant d'une tribune hebdomadaire sur la plus réputée des radios publiques de son pays. Une chose est certaine : on voudrait favoriser ce qu'on dénonce - les replis identitaires et communautaires - qu'on ne s'y prendrait pas autrement (ce qui ne veut pas dire que ce soit toujours intentionnel : il faut faire l'examen de chaque prise de position).
On se rappelle peu, en France, que l'idée que les femmes doivent être pudiques conduisait il n'y a pas si longtemps des chrétiennes à couvrir leurs cheveux, sans que l'on ne mette en place tout un arsenal législatif pour sauver une nation jugée en péril. L'amnésie a du bon : elle autorise la ligne de partage entre civilisé.e.s et moins civilisé.e.s et dès lors l'exigence d'être imité (une exigence de soumission dont on parvient complaisamment à se persuader qu'elle est la condition de la liberté des intéressé.e.s, la promesse républicaine d'égalité paraissant pourtant pour le moins frelatée dès lors que l'on prend conscience que celui qui imite ne pourra que rester second).
"Communautarisme", "séparatisme", "entrisme"...
Ceux qui souhaitent, à les entendre, "libérer" paraissent donc en vérité animés par la volonté de soumettre - ou, bien évidemment, de détourner l'attention du public de réalités que les bénéficiaires de l'ordre social existant ne souhaitent pas voir mises en discussion (ces bénéficiaires pouvant bien évidemment à la fois être stratèges et animés d'un rejet de ceux qui, à leurs yeux, ne leur ressemblent pas).
On a en conséquence droit, année après année, à la dénonciation du "communautarisme", du "séparatisme" et de l'"entrisme". Mais quid du "communautarisme" d'hommes blancs puissants ne se réunissant - à peu près - qu'entre eux et dénonçant, en revanche, les réunions en non-mixité de segments dominés de la société ?
S'il existe bien, malgré les mises en garde de Fabrice Dhume, des réflexes claniques, on les trouve en vérité à de multiples endroits, l'hypocrisie consistant chez certains à dissimuler leur communautarisme sous un dehors universaliste. Il s'agit alors de brasser des principes généreux et abstraits pour ne pas parler des rapports de force à l'œuvre dans une situation et des injustices qui caractérisent ladite situation. Car souvent les puissants ne souhaitent pas seulement le statu quo social : ils voudraient en plus passer pour de saintes âmes et réagissent mal quant on entreprend de mettre fin à leur fiction. C'est Delphine Horvilleur parlant d'un effort mutuel de compréhension entre Israéliens et Palestiniens (ou partisans des uns et des autres) mais réagissant mal lorsque Dominique Eddé lui rappelle qu'il n'existe pas de symétrie entre occupants et occupés : "J'espérais qu'on partirait dans un débat un peu plus constructif". Laissez-moi, en somme, être dupe de ma petite comédie : la comédie de la personne ouverte.
C'est aussi évidemment toutes ces attaques contre le "wokisme", qui a succédé au "politiquement correct", objet (flou) de la même bouillie argumentative.
À force d'être "ouverts", certains intervenants au débat public, forts nombreux (et souvent plus acharnés que ne l'est une Delphine Horvilleur), semblent plutôt décidés à précipiter le pays dans l'abîme.
Sources
Fabrice Dhume, " Communautarisme, une catégorie mutante ", La vie des idées, 25 septembre 2018.
Pour le "Munich de l’école républicaine" : Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, "Profs, ne capitulons pas!", Le Nouvel Observateur du 2 au 8 novembre 1989.
Pour les citations de musulmanes voilées : Faïza Zerouala, Des voix derrière le voile, Premier Parallèle, 2015 et Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent, La fabrique, 2008.
Frantz Fanon, L'An V de la révolution algérienne, Maspero, 1959.
https://www.arretsurimages.net/chroniques/obsessions/le-horvilleur-comme-on-le-parle