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« — Vous avez plu à votre président, donc à la nation. Vous êtes un bon citoyen, Dieuseul Lapénuri. Vous et moi entamons une franche et fructueuse collaboration pour le bien de notre chère patrie. Je suis convaincu que je pourrai compter sur vous.
— Certainement, Monsieur le Président, bégaya Dieuseul Lapénuri, la langue toute pâteuse.
Le président prit son stylo, signa le mémo, puis se leva pour lui serrer la main.
— Au nom des pères de la patrie, je vous fais ministre aux Valeurs morales et citoyennes. »
Par quel miracle ou astuce technique transmise de la bouche à l’oreille Dieuseul Lapénuri, fonctionnaire médiocre, coureur de jupons du dimanche, homophobe commun sans charisme ni esprit est-il parvenu à dompter le chibre présidentiel dans une posture traditionnellement limitée aux préliminaires ?
La chance du débutant, diront certains.
Mais les courtisans en font déjà des gorges chaudes et chuchotent, dans les couloirs du Palais, qu’un houngan (prêtre vaudou) réputé n’est pas étranger à l’affaire. Les services de pays ennemis auraient même déjà pris langue avec ce rien surgi de nulle part.
La fellation menée de main de maître par le désormais ministre aux Valeurs morales et citoyennes (un nouveau portefeuille au nom aussi ronflant que dénué de moyens, créé pour lustrer à la sauce moraline le blason du leader affairiste, cocaïnomane et obsédé sexuel notoire) agite le marigot, manque de virer à l’affaire d’État.

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Le Président aurait même - le croyez-vous ? - gratifié l’impétrant de quelques vers de Whitman ou de Baudelaire en répandant ses largesses (quel homme lettré et raffiné !)
Le ministre de l’Intérieur lance donc son meilleur limier sur l’affaire, la Première Dame (mise en échec sur le sujet depuis vingt-huit ans) tempête, ordurière, menace, revolver et autre ersatz phallique en l’air. La méritocratie doit connaître des limites !
« Forte est votre emprise, ô chair mortelle! / Forte est votre emprise, ô amour. Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses / Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau… »
Le ver vient de s’introduire dans le fruit, une éruption poétique ne fut donc pas du luxe pour faire passer son goût, celui de la corruption (de l’âme, en attendant mieux).
« Le pays, c’était ainsi. Se prémunir contre la précarité était un exercice national qui ramassait à la pelle tout ce qui restait de bonnes consciences pour les enfouir dans les bas-fonds de la désespérance. »
Une femme dominatrice et bigote menaçant sans trêve de s’envoler enfants sous le bras si son comptable de mari ne se décide pas à trouver moyens rapides d’élever leur niveau de vie, l’oncle de celle-ci, politicien influent manœuvrant dans l’ombre pour se trouver un nouvel homme-lige et voici notre homme estampillé hétéro n’hésitant guère longtemps lorsque la braguette présidentielle sous son nez se baisse.
Saisir les opportunités : illustration.
Dieuseul Lapénuri, en acceptant de ployer genou, vient de mettre sans le savoir le doigt dans un engrenage qui pourrait bien lui être fatal.
Car dans l’ombre, babines retroussées, les gardiens des bons plaisirs du Prince surveillent de près à présent l’orfèvre révélé.
« Voici que vous arrivez. Grâce à votre femme avec un oncle politiquement fort, vous êtes à deux doigts de devenir ministre.
Il prit une pose comme un acteur créant son effet.
— Vous faites une pipe au président. Vous êtes toujours dans les règles du jeu.
Il n’osa protester. Ce serait plus avilissant. À quoi cela servirait-il? Le ministre de l’Intérieur devait disposer d’enregistrements vidéo.
— Mais vous le faites jouir. Là, vous violez les règles du jeu. Personne n’y est arrivé avant vous. »
Il faut - en Haïti comme ailleurs - dès que la politique s’invite savoir tenir sa langue. Pour avoir ignoré l’adage, voici notre ministre sans qualification et bien trop hâtif déjà cerné d’ennemis, avant même d’avoir pris la moindre mesure susceptible de redresser le pays.

« Il te manque beaucoup de saletés et de boue pour ce job », l’avait prévenu gravement Rita, son ancienne collègue, à l’annonce de sa promotion.
Celle que les langues de vipère du ministère des Finances nomment avec mépris ‘la madivine’ (la lesbienne) a été la seule à ne pas applaudir le nouvel homme fort. La seule à ne pas préparer sa liste de demandes et autres passe-droits. Consciente sans doute des nombreuses couleuvres que le frais ministre devra bientôt avaler s’il ne veut pas dégringoler de l’échelle sociale à la même vitesse éclair.
« Ministre aux Valeurs morales et citoyennes!
Sincèrement, il ne savait pas trop ce qu’il allait faire à un poste pareil; c’était le lot de la plupart des ministres, des sénateurs, des députés et même du président, quand il avait été choisi pour être candidat. L’essentiel était d’être ministre, sénateur, député, président, et de jouir le plus possible des privilèges de la fonction. Ensuite, on jouait la comédie. Certains excellaient mieux que d’autres à ce jeu. Cela n’empêchait pas qu’on pouvait se retrouver dans des situations inextricables et dangereuses. La population attendait quand même des résultats. Il y avait surtout ces foutus étrangers avec leurs nouvelles manières de voir les choses qui faisaient toutes sortes d’exigences et mettaient à mal convictions et traditions. On peut être pauvre et misérable, mais avoir des convictions, des traditions et un reste de fierté qu’on tient mordicus à conserver. »
Mais Dieuseul Lapénuri peut à présent se rassurer : son sugar-President lui a glissé un premier dossier qu’il découvre, à traiter urgemment.
« C’était un projet présenté par une association défendant les droits des gays et des lesbiennes dans la société. Festi Masi prévoyait une semaine de conférences-débats, de projections, de documentaires sur la condition des gays et des lesbiennes. Un forum sur le mariage gay! Dieuseul Lapénuri ressentait une grande gêne, une horreur presque métaphysique dès que ce sujet était abordé. Il aurait considéré ce document comme farfelu, n’eût été la recommandation du président. Dieuseul Lapénuri comprit la prudence du chef de l’État. La provenance d’une partie des fonds devant financer ce festival! Les États-Unis! Le Canada! L’Union européenne! Ces Blancs voulaient définitivement nous faire accepter leurs mœurs dissolues, pensa Dieuseul Lapénuri, écœuré. »
Le nouveau ministre aux Valeurs morales et citoyennes peut bien la jouer fine bouche, voici au moins un dossier justifiant son strapontin au Conseil. Le Mozart de la turlutte devra un temps s’asseoir sur son homophobie maladive pour recevoir les différentes parties, celles qui prônent l’interdiction au nom de la bienséance, de la morale divine, puis les représentants de la communauté M (Masisi, Madivin, Makomè, Mix) - l’équivalent LGBTQ haïtien - qui entendent, eux, maintenir l’événement pour encourager ouverture des mentalités et prise de conscience des diversités dans une société fort viriliste.
‘Masi’ se construit ainsi autour de ce véritable projet que fut en 2016 le festival Massimadi, porté par l’association KOURAJ, qui entendait « sensibiliser, éduquer, informer, les membres des communautés africaines et antillaises dans le but de lutter contre l’homophobie ». Le pouvoir alors en place opta pour l’interdiction pure et simple et l’association dût reculer face aux nombreuses menaces de mort et de destruction des locaux.

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Mme Lapénuri, qui n’appelle plus son mari que « Ministre », entre un aller-retour à la messe (« Faites que nos bourses soient bien garnies, Seigneur ! ») et une soirée échangiste entre gens de la haute, conseille l’interdiction de cette ‘réunion d’invertis’. Une délégation religieuse virulente qui menace la nation des foudres divines si elle cède à « Sodome et Gomorrhe » mais qui ne sursaute pas lorsqu’un de ses membres, le prêche achevé, glisse à la nouvelle sommité le nom d’un petit ami à placer. Des ministres qui affichent trop bruyamment leur dégoût et des policiers qui se taisent pour ne point trahir leurs véritables penchants.
« — Ce festival, vas-tu l’interdire? demanda-t-il brusquement.
— Probablement, dit le ministre.
Un éclair étrange passa dans le regard du jeune homme. »
Si Gary Victor accentue encore les traits du grotesque lorsqu’il traite des hypocrisies et doubles visages des moralisateurs de pacotille, ses portraits du jeune Patrick Chardavoine (qui ne travestit pas sa nature), d’Alfa, redoutable chef de gang gay, qui soigne sa jalousie à sa manière (à coups de flingue) mais s’inquiète de la tenue du festival ou encore celui d’un journaliste corrompu mais las de l’être sont d’une grande tendresse et fine compréhension. Tout comme ses analyses sur la sexualité, sur les forces inconscientes qui la gouvernent sont admirables de pertinence.
La farce, au fur et à mesure que les doutes du ministre grandissent, de se transformer peu à peu en roman d’apprentissage.
L’antipathique et vain Dieuseul Lapénuri, au fil des pages et des rencontres, de se redresser, de gagner en épaisseur, en complexité. Alors que l’annonce de sa décision d’autoriser ou non le Festi Masi est imminente.
« — Monsieur le Ministre, vous ne comprendrez jamais combien il est pénible de toujours se dissimuler. D’essayer de faire comme les autres. De ne pas pouvoir sauter au cou de la personne qu’on aime. De ne pas pouvoir s’exprimer comme on le voudrait. De faire attention à chaque geste pour ne pas se trahir.
Il respira profondément.
— D’arriver à croire comme Jean-Jacques qu’on est sous l’influence du démon. Alors, on pense à se mettre en lambeaux. On voudrait faire son chemin de croix. Pourquoi ne peut-on pas aimer librement? Nous sommes des êtres humains comme vous, Monsieur le Ministre. Une grande partie de ce que le monde a de beau et de raffiné est due à nous.
Dieuseul Lapénuri se sentit sale. Il se sentit enterré sous une montagne d’immondices. Le jeune homme devant lui parlait avec son cœur. Lui, il avait fait une pipe pour un poste. Il ne devait pas se le cacher. Il lui faudrait aller encore plus loin si le président l’exigeait et là, il ne se voyait plus se rendre chez le pasteur Guillot demander pardon pour ses péchés. »

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Derrière l’implacable fable politique, derrière l’humour ravageur du prolifique écrivain (probablement le contemporain le plus populaire en Haïti, pas assez étudié en France) et sa défense sensible de la communauté M, une attaque frontale en règle, extrêmement violente, contre le système politicien mis en place dans son pays (« Médiocre comme il l’était, la politique était sa seule chance »).
Un système clanique abandonné aux mains de parvenus conscients de la longévité limitée de leur statut, spéculant donc un maximum sur leur avenir propre et confondant caisses de l’État avec ‘retraites complémentaires’ personnelles, constituées de préférence du côté de Miami ou de la proche République Dominicaine. Quelques références au passé glorieux de la nation, aux chaînes brisées et aux grands hommes de 1804, de temps en temps, suffisent - pensent-ils - pour faire illusion auprès de la populace.
Mais aussi à celles de grandes familles possédantes ayant également appuis et intérêts à l’étranger, élite manœuvrant de loin (et donc tenant véritablement le manche) les ambitieux interchangeables, amoureux des palais nationaux et des voitures de fonction, quitte à user des services des gangs (certains, plus ou moins émancipés après avoir été fournis en armes, terrorisent toute l’île à présent).
Le pouvoir actuel, sans grande légitimité sinon celle accordée par l’international [‘Masi’ est antérieur mais, peu a changé depuis sa parution], gouverne principalement par décrets, le Parlement étant débranché depuis janvier 2020 (mandats non-renouvelés).
Un Président (certes très contesté) assassiné, un Premier Ministre qui se saisit des rênes et ne se « souvient plus » (sic) de ses coups de fil - actés - avec le commando le soir du meurtre : Ubu semble avoir reconstitué son royaume en Haïti !
Si l’avenir des Haïtiens appartient aux Haïtiens (et passera donc par la politique, avec des femmes et des hommes d’État réellement ambitieux pour leur pays), comment la bien patiente population peut-elle espérer changements - dont sociétaux - tant que ce système entièrement bâti pour préserver les acquis d’une ultra-minorité (ne reculant devant aucune brutalité) n’aura pas été mis à terre, et les cartes redistribuées ?
Une disgression importante pour bien saisir la colère noire que sous-tend l’humour ravageur de Gary Victor.
Il ne s’amuse pas à peu de frais avec le dangereux et démagogue concept du ‘Tous pourris !’ mais souligne un état de fait, celui des pouvoirs qui se succèdent, se ressemblent tous. Désespérément. Car forgés dans le même moule, pensé pour n’ébranler aucun des intérêts de certains dans une démocratie encore très fragile et polluée en plus par ce que d’aucuns ont nommé ‘une guerre civile de basse intensité’.
Les intérêts d’une élite qui préfère voir ses compatriotes à genoux plutôt que debout, foule docile prête à subir ses outrages, à quémander ses faveurs (« bouffer de la vache enragée toute (sa) vie [...] ou ramper dans les couloirs des ministères, à quémander un job à un de ces infects politiciens pour survivre? ») À courir derrière le secret de la pipe parfaite pour satisfaire le Prince lubrique du moment. Et espérer quelques miettes en retour.
‘Masi’ et ses personnages éloquents, perdus au milieu d’une masse courtisane, désespérée, est indiscutablement un coup de semonce, une attaque sévère contre l’élite haïtienne mais aussi contre ceux qui abdiquent face à elle.
Et une délicate adresse, une invitation à tenir, continuer de mener le combat, à une communauté M ici formidablement comprise et défendue.
Un livre admirable. Totalement irrespectueux et radical. Hilarant. Guerrier.
Furieux et inspirant.
— ‘Masi’, Gary Victor, ed. Mémoire d’encrier —
• Également, sur Ayibopost, média haïtien engagé et dynamique : ‘Dans Masi, Gary Victor soutient la communauté M et sabote le bal des hypocrites’

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* voir aussi : Plumes Haïtiennes
* Illustrations : cordialité du photographe © Josué Azor, qui immortalise le Port-au-Prince nocturne LGBTQ. Il a récemment exposé à Bordeaux et à Bruxelles. Son livre photos est impatiemment attendu tant il restitue avec brio l’ambiance, les regards et les corps des nuits blanches underground de la cité haïtienne, en particulier dans ses séries ‘Noctambules’ et ‘Erotes’
— Aussi : À la croisée des voix du monde : Mémoire d'encrier, 20 ans de rencontres
&
‘Nouvelles du peyi lòk’. Espoirs écrits des ignorés
— Deci-Delà —