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« Cette ville toujours si bavarde, si scandaleuse, était devenue si calme, on aurait dit un zombi. Si calme, si silencieuse, enfin si différente. Personne n’était habitué à la voir ainsi. Jamais elle n’est calme la ville-là. Jamais on ne l’avait vue comme cela auparavant. D’un coup la ville exsangue. Une ville pourtant si vive, si vivante. »
Le 12 janvier 2010, le combat titanesque et permanent entre les plaques nord-américaine et caraïbe sur lesquelles repose Haïti conduit à la rupture d’une faille sénestre (identifiée comme étant celle de Léogâne), libérant brutalement depuis le sous-sol tensions et énergies accumulées, portant le tremblement de terre à une magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter. Le risque géologique était prévisible mais aucune campagne de prévention par un État faible, et encore moins de mise aux normes des bâtiments, n’avaient été réalisées. La colère de la terre de prendre dès lors par surprise à 16h53 heure locale une population qui vaquait à ses occupations, totalement inconsciente des forces souterraines qui fondaient sur elle.
« Qu’est-ce qui vous rend si dingues si ce n’est cet événement tragique ?
Avant, chacun de vous était chez ses parents, où vous finissiez de grandir, sans grand espoir. Vous croupissiez dans la misère calmement. Toi, tu étais un des rares à trouver un travail. Maintenant vous prenez le large. Vous faites votre vie sans peur.
Vous n’êtes plus effrayés par quoi que ce soit. Qu’est-ce qui pourrait vous effrayer d’autre après la plus grande des tragédies ? Rien d’autre ne vous effraie.
Toi qui vis dans un trou sans ta mère pour te couver. Les poètes qui vivent eux de bières qui leur sont offertes et de paroles.
Les filles qui vivent aux frais des hommes. De préférence, des hommes argentés qu’elles extorquent. Il n’y a pas de résilience qui tienne. Vous ne vous résiliez pas, comme aiment à claironner dans leurs études des spécialistes qui ne comprennent pas que vous, à vos âges si fragiles, vous continuez à supporter votre vie.
Vous ne vivez pas. Vous brûlez votre vie, en la forçant. »

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Comment tenir debout et reprendre le cours de sa vie après avoir réchappé au second séisme le plus meurtrier de toute l’histoire documentée (le plus sanglant depuis le chinois de 1556), la ‘grande catastrophe’, la ‘tragédie’, le monstre ‘goudougoudou’ (229.184 morts, plus de 300.000 blessés) ?
Après avoir vu l’inimaginable, la mort victorieuse à chaque coin de rue, sans limite dans sa cruauté, dans ses inventions et perfectionnements de nouveaux supplices ?
Comment réagir afin que « la chute devienne son cheval pour continuer le voyage », chevaucher coûte que coûte, pour reprendre les mots après le drame du vieux sage aux faux airs de Victor Hugo avec sa barbe cotonneuse et grand poète de l’île, Frankétienne (survivant, lui, entouré de piles de livres n’ayant pas bougé pendant que les murs de sa maison s’écroulaient) ?
« La ville, zombie couverte de terre, qui l’adoptera ? »
Eddy, avant la catastrophe, était bien parti. Autant que faire se peut dans un pays exsangue (qui n’a toujours réalisé aucune mise aux normes anti-sismiques, tapis rouge déroulé aux tragédies de demain. En août 2021 à nouveau, dans une remarquable indifférence internationale), aux reins brisés par la rançon imposée par la France après l’indépendance, par les jeux géostratégiques du puissant voisin américain obnubilé par la menace rouge (et le maintien d’un vivier proche de travailleurs/producteurs à bas coût) puis par les dictatures et autocraties successives.

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Couvé d’attentions par une mère protectrice versée dans le vaudou, promis à la sérieuse (mais sensuelle aussi) évangéliste Nicole, Eddy portait beau son costume de stagiaire à la Direction générale des Impôts à Port-au-Prince. Aucune passion pour ses fonctions mais, des collègues sympathiques, la promesse d’un futur revenu permettant au moins la survie quotidienne, un maître de stage encourageant.
Bam ! Tous ensevelis, êtres sympathiques comme assurance d’un avenir possible, écrasés sous des tonnes de plâtre et autres matériaux de mauvaise qualité !
« Toi, tu voudrais vivre. Tu voudrais respirer, respirer encore, encore, encore. Garder ton souffle, entendre, voir, toucher, respirer, encore, encore, voir, entendre, respirer, respirer, respirer encore, encore.
Que la ville meure, que le pays se carbonise, s’enterre, s’incinère… Toi, tu veux planter ton mât, ton digne étendard d’homme. Toi, tu veux vivre.
Mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi pendant que toi tu voudrais vivre, respirer, ce pays se carbonise, s’enterre, s’incinère… Pourquoi mais pourquoi, mais pourquoi ce pays, mais pourquoi ce pays… »
Eddy le rescapé des décombres n’arrête pas d’arrêter depuis lors.

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Arrêter d’arrêter de boire. Arrêter d’arrêter de penser nuit et jour. Arrêter d’arrêter de parler à voix haute et chanter dans la rue. Arrêter d’arrêter de courir après les mauvais bouillons et les querelles dangereuses dans une cité plus que jamais gangrenée par l’insécurité.
Il n’arrête pas d’arrêter mais reprend sans fin ses nouvelles mauvaises manières depuis son taudis insalubre jusqu’aux joutes avec les poètes de rue imbibés, en boucle, passant pour demi-fou auprès de ses voisins, pour mort-vivant, macchabée en sursis à force de ne jamais arrêter. Sinon d’arrêter, promesses sans lendemain. De plus en plus allergique à la société des gens. Des autres survivants, à ses yeux devenus plus fous encore que lui depuis le drame.
Même les chats, perturbés, se sont mis depuis le jour maudit à changer sans préavis la couleur de leur pelage. Certains parfois virent même subito au multicolore. Puis ils redeviennent noirs. Ou bleus. Ils ne sont plus tous gris la nuit, oh non, cela Eddy peut le certifier ! Beaucoup sont bleus. D’un bleu profond.
Mais la vision, dans une rue calme, d’un conducteur assassiné au volant de sa voiture de marque de venir bientôt perturber le quotidien détraqué d’Eddy.

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Pourquoi ce cadavre au nom de Bad Fanfan, rappeur intrépide, l’interroge plus que les innombrables déjà aperçus depuis l’enfance ? La beauté de son visage, obsédante (« Ferme ta bouche, Eddy. Pourquoi tu dis cela. On ne dit pas cela. On ne dit pas d’un mort qu’il est beau. Crache. Vas-y. Trois fois. Crache ! Pt ! Non, crache trois fois. Pt ! Pt ! Pt ! »), le mort de trop qui finit par souligner le non-sens d’une cité qui se perd, étranglée par ses gangs, créatures dingues échappées des chenils des puissants ?
« Peut-être devrais-tu revenir dans cette rue ? Cela fait un temps déjà. On l’a sûrement oublié, ce mort, d’autres contrariétés l’ont vite remplacé, ton héros. Dans l’esprit des gens, il n’est plus. Il demeure seulement dans le tien.
Puis, ils ne répondront pas. Tu te vois un peu, Eddy ? Regarde-toi. On te connaît partout. Qui te prendra au sérieux ? À te poser la question, tu veux alors te voir. Alors tu te lèves. Tu te mets devant ta glace à te regarder te détester te regarder. Tu te regardes et tu te hais. Que veux-tu savoir de cet homme ? Qu’importe sa mort ? Qu’importe ? Toi, qui es-tu ? Qui es-tu ? Qui questionnera ta mort après des jours ?
À quoi servirait-il de compter ta mort parmi ces milliers de morts que la catastrophe avait ici même emportés ? La ville s’est assez endeuillée. Il lui faut passer à autre chose. Pourquoi demanderais-tu à la ville de longtemps penser à toi dans ta mort ? »

Sa nouvelle lubie de s’improviser enquêteur le mènera à prendre un peu trop la lumière, au risque de se faire repérer par les gangs.
Marianne, une ancienne maîtresse sans plus tabou ni retenue depuis la tragédie de 2010, occupante d’une immense villa vide sur les hauteurs (à quels mystérieux propriétaires appartient-elle ? Comment Marianne l’ancienne restavek - enfants pauvres placés en domesticité, forme contemporaine d’esclavage encore répandue en Haïti - a-t-elle réussi à se procurer pareille protection ?) le tirera de ce mauvais pas.
À moins qu’elle ne devienne, en réveillant les sens d’Eddy, proximité entre les pulsions érotiques sans barrières et celle de l’auto-destruction, l’instrument de sa perte.
« D’autres gémissements se mêlent à tes cris. La musique des souffles. Un chœur de soulagements. Des corps sans tracas. Des corps libres de toute entrave. »
D’une partie à quatre, langues et corps mêlés, hommes-femmes, femme-femme, homme-homme, des caresses qui font se sentir enfin en vie, des interdits qui s’effacent entre deux râles de plaisir, secousses des reins, fluides vitaux en offrande au souvenir des beaux traits de Bad Fanfan aux flingues menaçants pointés sur le front, quelques secondes s’écoulent seulement parfois. La vie, la mort, en quelques secondes.
Puisque rien n’a plus vraiment d’importance.
Que les tremblements intérieurs de chacun n’égaleront de toute façon jamais ceux de la terre toute puissante, terrible épée de Damoclès.

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« Mais les gens n’ont pas mesuré l’ampleur de la catastrophe. Ils n’ont pas compris que cette hécatombe avait tout emporté. Tout le monde sans distinction est mort. Même ceux qui sont vivants le sont aussi, morts. Puisque désormais la mort est comme la vie pour eux. »
Une mystérieuse femme, témoin clé dans l’enquête sur le meurtre de l’occupant de la BMW, s’évapore du commissariat. Un chef de gang caresse avec affection son félin menacé de finir cuisiné dans une marmite façon lapin aux herbes. Une mère invoque théâtralement les loas protecteurs sur le seuil de sa porte. Marianne se cambre encore, les poètes déjantés rient sottement. La chaleur de la ville au nom princier est étouffante. Marianne se cambre toujours et rit, d’un rire incohérent, les milliers de corps déchiquetés dans la poussière des gravats toujours en tête.
Et l’homme incapable d’arrêter d’arrêter pour de bon sa pensée de s’en remettre à Guy Régis Junior, aka BAKA (‘petit diable rebelle’) au pays, figure majeure du théâtre contemporain et de la scène culturelle haïtienne traduit dans de nombreuses langues et la semaine passée présent au festival Haïti Monde à Paris, pour l’aider à travers ce fiévreux soliloque de la pensée en ébullition et contradictoire d’Eddy à… arrêter enfin.
Pour mieux se remettre en marche.
Pour mieux reprendre la chevauchée de sa vie. Sans pour autant oublier les absents.
Brillante réflexion universelle sur le sens des existences et du Verbe autant que transe fougueuse et portrait de l’Haïti post-séisme, un ouvrage électrique, grave mais aussi sensuel, colérique et plein de sève. Bouillonnant, impitoyable de lucidité.
- ‘L’homme qui n’arrête pas d’arrêter’, Guy Régis Jr, Lattès ed. -

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— Deci-Delà —
• voir aussi : ‘Les cinq fois où j’ai vu mon père’ : Guy Régis Jr sur les traces de l’absent sur AyiboPost
&
‘Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’
• Illustrations : cordialité du talentueux peintre haïtien Shneider Léon Hilaire, qui se nourrit des mythes régionaux et de l’imaginaire vaudou pour brosser le portrait d’une Haïti à la psyché riche et complexe.
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