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Billet de blog 14 février 2022

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‘Impromptu’, de Catherine Mavrikakis. La chute de l’empire européen

« mise en garde aux tenants si tendance de la nostalgie de la puissance passée »

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    Le professeur se met à parler, aux abords de l’Université de Montréal, un allemand bien trop rapide pour ne pas déstabiliser la jeune femme. Conscient d’avoir perdu en route l’attention de son élève croisée par hasard devant un distributeur de billets revêche, l’expert de l’œuvre de Goethe tout de go à sa sauveuse : 

« Oh ! comme c’est triste, votre vie, chère Caroline (il prononçait mon nom à la germanique...), très triste. Ne roulez pas des yeux de carpe... Vous faites sûrement partie de ces familles nord-américaines d’immigrants du Vieux Continent qui ont oublié de transmettre la langue du pays natal aux enfants. Pour s’intégrer... S’intégrer à quoi ? Dites-le moi... Quel mot horrible, l’intégration, ne trouvez-vous pas, Fraulein Akerman ? [...] Quel triste destin que le vôtre, mademoiselle Akerman ! Allez, prenez l’argent ! Je vous fais la conversation... Mais que cela ne vous empêche surtout pas de travailler sur cette machine infernale, cette créature du démon avec laquelle vous semblez avoir développé une authentique complicité... 50 dollars me suffiront pour aujourd’hui... Vous les avez, je le souhaite... Oui, cela devrait aller... Comment est-il possible que vous ne connaissiez pas l’allemand, mademoiselle Akerman ! C’est inexcusable, inexcusable surtout avec votre nom... Je vous soupçonnais d’être féministe en lisant vos travaux. Je constate avec joie que vous ne vous habillez pas comme une de ces créatures faussement rebelles. Et si vous êtes féministe, ce n’est guère ostentatoire chez vous. Très bon travail... Je connais les étudiants par leurs copies. Très bien, belle réflexion je vous ai mis un A. Même si vous méritiez un A +. Au niveau de l’argumentation... En fait, les connaissances laissaient à désirer. Vous n’avez pas une seule fois cité les frères Schlegel, ce qui est gênant... très gênant. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? Formidablement gênant, quand on y pense... »

Un simple ‘danke schön’, aurait bien suffi pour remercier la modeste Caroline Akerman-Marchand qui vient de piocher dans ses maigres économies pour dépanner son professeur (elle ne reverra jamais son argent. On ne dérange pas les géants de la pensée avec ces petits tracas vulgaires). 

Illustration 1
© F.L


« Dans mon milieu, on taisait tout, on gardait le silence sur ses douleurs, et ce qui m’avait attirée à l’université, c’était cette possibilité factice, en fait totalement factice, maintenant je ne le sais que trop, de pouvoir tenir une conversation sur tout, absolument tout. Il me semblait que le monde intellectuel était ouvert et offrait une hospitalité à la pensée. »
Caroline Akerman-Marchand de découvrir bientôt que l’érudition n’est point gage de grandeur d’âme ni de désintéressement. Ni formule magique pour éclaircir les zones sombres de son histoire personnelle. Que la maîtrise savante des auteurs allemands période romantique ne garantit en rien non plus la connaissance réelle du Land der Dichter und Denker, et encore moins la conscience de l’évolution actuelle du monde.

Illustration 2
© F.L


Petit livre vif et grinçant, ‘Impromptu’ - ou le rapport fascination/irritation entre une jeune universitaire québécoise et celui qui deviendra son mentor - est une commande de la maison d’édition La Contre-Allée pour sa collection ‘Fictions d’Europe’. 


Quelle meilleure écrivaine que Catherine Mavrikakis (qui publie historiquement chez Sabine Wespieser en France et Héliotrope au Québec. La maison montréalaise le lance d’ailleurs simultanément outre-Atlantique) pour intégrer cette jolie galerie de regards croisés, ce patchwork d’auteurs venus de tous les horizons (Edouardo Berti, Yoko Tawada, Olga Tokarczuk,...) pour exprimer leur rapport au vieux continent ? 

Quelle meilleure contributrice pour cette collection qui entend parler liens et donner chair à une idée de plus en plus dénaturée par les acronymes barbares (TAFTA, CETA, JEFTA et autres monstres ultra-libéraux imposés), par l’absence d’incarnation d’une Union qui a zappé le sentimental et les souvenirs communs des peuples dans ses savants calculs (référendum sur la Constitution rejeté mais aussitôt contourné, dirigeants non-élus et sans charisme cherchant où poser séants dans les rencontres internationales [imagine-t-on Margaret Thatcher rester bras ballants et bouche bée face à un sultan misogyne ?]) mais qui trouve le moyen de tomber de sa chaise (décidément) en constatant la montée des nationalismes dans tous ses pays-membres et le recul de son aura culturel sur tous les autres continents ?
La romancière née à Chicago de mère française, de père grec, racines italiennes et existence québécoise (professeur au département des littératures de langue française à l’université de Montréal, en plus d’être fer de lance du monde des lettres) ne traite pas directement de ce qu’est devenue l’idée européenne dans ‘Impromptu’ mais, par ricochets, par déclinaisons : l’ombre d’un monde en recul, en pleine transformation muette, perceptible même depuis les bancs des amphis montréalais.
Du face à face entre Herr Karlheinz Mueller-Stahl, professeur émérite spécialiste de littérature allemande et exilé européen surjouant la nostalgie (hilarante scène du restaurant à la décoration souhaitée ‘pur-jus’ mais foncièrement ringarde et toc) voire habité par une véritable condescendance envers la Belle Province qui l’accueille, et la jeune Caroline Akerman-Marchand, étudiante brillante d’ascendance germanique (mais n’ayant jamais posé pied dans la patrie de Therese Huber) qui finira par se hisser au niveau du maître (par menacer sa position ?) : c’est bien deux époques qui se font face entre les lignes. L’une quasi impériale, moribonde, et l’autre bientôt éveillée au déplacement voire à l’apparition des nouveaux points de force culturels, diversifiés et mieux répartis. 

Du déclin de l’attrait culturel qu’exerça pendant longtemps l’Europe sur le milieu intellectuel québécois (désormais plus tourné vers son voisin américain) à l’évocation sarcastique du partage des chaires entre vieux mâles blancs tout-puissants jaloux de leurs prérogatives et de leurs certitudes, citations du poète Novalis à portée de main, elle nous parle d’un temps que les moins de vingt ans...

Illustration 3
L’écrivaine Catherine Mavrikakis © Marie-Reine Mattera / éd. S. Wespieser - Radio France


Karlheinz Mueller-Stahl aime souffler le chaud et le froid sur sa jeune colonie besogneuse. Verbe tranchant, air précieux de diva se sachant reconnu dans son microcosme, il sait aussi valoriser ses étudiants les plus prometteurs en les gratifiant de temps à autre d’une invitation à dîner. L’invitation lancée est pour lui. La note, par contre...

« Depuis le début de ‘notre entretien infini’ comme le professeur nommait notre relation, il n’avait jamais payé pour moi le moindre repas. J’avais commencé par voir dans cette radinerie de Mueller-Stahl un trait européen, mais je m’étais vite ravisée. 

J’avais bien tort... il s’agissait d’une habitude de mesquinerie dont seuls les universitaires sont capables. Je l’apprendrais bien vite plus tard, en partageant bientôt ma vie avec ceux-ci. 

Chez Vito où nous avions mangé deux ou trois fois, Karlheinz Mueller-Stahl avait fini à chacune de nos rencontres le plat de spaghetti bolognaise que je m’étais commandé sachant qu’il était bourratif et que je ne mangerais que du pain et du beurre d’arachides dans les jours suivant notre rencontre pour éponger la dette que cette dépense faramineuse au resto allait m’occasionner. Mueller-Stahl, qui avait englouti rapidement une braciole de veau à la napolitaine dont il se délectait, avait commencé, dès la dernière bouchée de son plat, à piocher avec sa fourchette dans mon assiette et à bouffer mes pâtes avant même que je puisse en manger la moitié [...] Et quand la serveuse vint chercher sa tasse vide et apporter l’addition commune, il me jeta : "Caroline Akerman, vous paierez ce soir ! Vous voilà riche de l’Europe que vous allez découvrir et d’une bourse d’études. Vous célébrez votre départ, alors vous ramassez la note !" »

  S’il ne faut point trop en dire sur la trame de ce court roman ironique qui décrypte les jeux de pouvoir (à l’université comme partout ailleurs), la jeune héroïne - dans laquelle le lecteur reconnaîtra maints traits de l’auteure de ‘L’annexe’ - ne tiendra pas rigueur au vieux savant charismatique de ses  médiocres petits défauts après tout si humains, flattée d’avoir été adoubée, même si ceux-ci (associés à quelques chausse-trappes tendus) participeront à la chute du Professor de son piédestal. Derrière cette joute silencieuse, ce parcours d’apprentissage dans lequel se mêlent admiration, méfiance et lucidité, l’image d’une Europe qui s’éloigne, d’un idéal ancien qui s’effrite. Du milieu universitaire québécois des lettres qui s’ouvre.  ‘Impromptu’ abandonne dès lors le ton caustique pour adopter celui, plus sérieux, de la mise en garde aux tenants si tendance de la nostalgie de la puissance passée. 

 Et le dénouement de se jouer autour du cercueil du maître, dame Mavrikakis fidèle à elle-même dans son rapport si singulier, inquiet, à la mort (traces ou oubli). 

« Il n’y avait que des ploucs comme nous en Amérique du Nord pour croire encore à la grande Europe et la préserver tant à l’université que dans nos restaurants. L’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui m’attend. » 

— ‘Impromptu’, de Catherine Mavrikakis, ed. La Contre-Allée en Europe & ed. Héliotrope au Canada 

* voir aussi les critiques sur ‘L’absente de tous bouquets’, ‘L’Annexe’ et ‘Oscar de Profundis

Illustration 4

                     — Deci-Delà

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