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« Je cherche le cerf-volant de mes espérances, grand-mère. Dans ce désert où le mariage m’a menée je compte chaque mirage dans les yeux des enfants. Je parle sans savoir s’il me reste une voix pour parcourir cette terre sans couleurs, sans saveurs, sans senteurs. »
Loin des lagons aux eaux turquoise, des paysages ensorcelants propres à l’Île Maurice, c’est au plus près des déambulations hasardeuses des lézards (ces alliés inattendus) sur les murs, de la guerre de territoire menée par les cancrelats devenus rois dans les maisonnées, au bord de salines rendues terrifiantes par les lourds secrets qu’elles renferment que Davina Ittoo, maître de conférence et écrivaine à la plume aussi sensuelle, onirique que violente embarque ses lecteurs dans ce second roman publié aux jeunes éditions Project’îles (lancées par Nassuf Djailani et Jean-Luc Raharimanana).
‘Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier’ forme trois précieux tableaux desquels se dégagent comme des effluves du Mahâbhârata, ce long poème épique sacré articulant les mythes fondateurs de l’hindouisme.
Comme dans ‘Misère’, son premier livre (aux éditions Ateliers des Nomades, Prix Indianocéanie 2019), les luttes fratricides et les malédictions qui frappent sans vergogne ses personnages (renvoyés malgré leur résistance et leur volonté au rang de petites créatures impuissantes, jetées sur ce bout de terre de l’Océan Indien par la main du destin) semblent n’être que des décalques reproduits à l’infini des drames divins, des courroux, amours et trahisons entre déesses et dieux moqueurs qui se vengent de leurs revers sur ces humains si fragiles, et en particulier sur ces femmes rendues davantage encore vulnérables par les chaînes des traditions séculaires, par les fers posés par les mâles, inquiets de ce qu’ils nomment sans sourciller l’inconstance féminine.
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Les flèches décochées par Kâma (le dieu du désir amoureux) éveilleront certes Surya, sa fille Sheela puis bien plus tard la fille de celle-ci, Salomé, elles leur révéleront certes le goût véritable de la vie mais, Shiva ou d’autres Invisibles revanchards de veiller, de rôder alentour et donc de libérer bientôt leurs forces destructrices sur la tête des audacieuses pour s’être risquées à user de leur libre-arbitre. Avec le soutien, voire sous les applaudissements, du voisinage qui n’a jamais connu ces velléités folles et s’enivre dès lors de voir justes punitions s’abattre sur ces perturbatrices, désormais damnées sur plusieurs générations.
Les lourdes chevelures brunes sont entretenues aussi mécaniquement que l’est la préparation des mets épicés pour les époux non-choisis, les bindis et autres signes spirituels sont apposés sans entrain : les tempêtes menacent in petto, les monologues intérieurs teintés de poésie et de mélancolie se multiplient, souvenirs d’étreintes cachées mais lointaines, de crimes abjects et trahisons impunis, de désirs sensuels inavouables qui resurgissent, torturent. Éruption soudaine des rêves trop longtemps tus.
« Lorsque les chants des cerfs-volants recouvriront tous les cris de la terre, lorsque la main de l’homme n’aura plus besoin de tenir le fil pour mener les cerfs-volants sur la voie droite, lorsque l’homme saura parler aux vents, alors peut-être que... »
Trois tableaux, trois portraits de femmes d’une même famille à l’heure des choix au sein d’une société atypique par sa diversité mais cadenassée, inquiète jusqu’au vertige de sa pérennité, de son équilibre si chèrement acquis. La mort se promène, mais Surya, Sheela et Salomé ne la connaissent que trop.
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L’appel du muezzin retentit au loin, les adeptes des longanistes (sorciers locaux) ne se cachent plus, les religieuses sortent du couvent pour gagner les rues malfamées de Port-Louis en quête d’âmes prostituées à sauver; même le Cantique des Cantiques, remanié, de se glisser dans le maelström insulaire :
« Vanité, vanité, le monde est vanité. Moi je ne suis que poussière. Les trahisons dans les prisons, les invitations dans les bordels, les hommes dans les femmes. Ainsi va le monde, et moi je suis possédée. »
Car les pandits (prêtres hindous) ne règnent pas en maîtres depuis leurs temples : l’interculturalité de l’Île Maurice, post-indépendance (1968), est bien l’un des thèmes de l’ouvrage.
Mais si les luttes communautaires semblent loin, l’omniprésence des Puissances et des codes, le mélange du profane et du sacré dans les tradipratiques mauriciennes encerclent les personnages de Davina Ittoo, s’infiltrent jusque dans leur intimité, jusque derrière les volets clos qui dissimulent traces des enfants perdus ou cachés, violences domestiques ou Nirvâna érotique, les menaçant de chute définitive au moindre faux pas, public. La liberté, cette notion lointaine; chimérique.
Au fil des révélations, la pression de s’accentuer, la jalousie immature des hommes de surpasser celle des divinités belliqueuses et les modestes échappatoires de se restreindre. Mais même une séance de dépoussiérage, sous la plume hypnotisante de l’auteure, se transforme en une chevauchée mystique au delà des âges, en une recherche désespérée de protections célestes de la part d’une mère maudite pour la chair de sa chair.
« Elle décida de réunir toutes les statuettes des dieux qui étaient dispersées sur des autels dans les recoins épars de la bicoque. La flûte de Krishna lança ainsi un appel langoureux au serpent de Shiva. La souris de Ganesha vint se blottir dans la fleur de lotus de Vishnu. Les seins voluptueux de Parvati frôlèrent le robuste lingam noir. Les chevauchées de Kali troublèrent le sourire méditatif de Durga. Les dieux et les déesses se retrouvaient enfin, incessamment astiqués par les mains fiévreuses de Surya qui s’acharnait à déloger les poussières ensevelies au creux de leurs courbes et de leurs sourires figés. Elle assenait mille questions à leur face tout en allaitant sa fille. Krishna avait-il dépucelé sa bien-aimée sur les hauteurs de Vrindavan ? Façonnait-il des armes dans les vertes prairies de Mathura ? Initiait-il toujours cette conversation étrange avec le guerrier Arjuna qui refusait de combattre sur les vastes champs de bataille, gorgés de sang ? Sous la bannière obscure du dharma, les conquérants du Bhâgavata-Gita luttaient-ils toujours contre leurs propres démons quelque part dans l’univers ? Dharma, ce mot martelé sans cesse dans les temples. Dharma, ce grand aigle venu d’une contrée lointaine, déployant ses ailes sur une humanité assoiffée [...] Ainsi, près du berceau de Sheela, les dieux veillaient. L’enfant leur souriait tendrement. Elle souriait également aux cancrelats qui pullulaient dans les alentours. Bêtes et statuettes s’agglutinaient pour témoigner du vaste mystère du monde dans lequel Sheela avait été soudainement précipitée. Elles se confrontaient sur des champs de bataille invisibles. Elles apprenaient à s’apprivoiser sous le regard d’un enfant. »
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Des intrigues des trois tableaux, des histoires étalées à travers le temps de ces trois femmes liées et en lutte, pourquoi parler ? Il faut se perdre dans les pages de ces ‘Cerfs-volants’ pour les découvrir, se laisser happer par le style étourdissant de la jeune écrivaine mauricienne (« il voulut s’enfuir au loin et se perdre dans les volutes de la cigarette. Mais ses chevilles étaient enserrées par les lanières de la destinée »), par la richesse de son (ses) univers (à l’image de son pays). Un livre qui vient confirmer l’originalité et la spécificité du travail de l’auteure, habile à dépeindre dans un même mouvement le goût, l’odeur, l’ADN multiculturel de son île mais aussi les traces durables de la colonisation et la peur du déclassement après la liberté retrouvée.
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« Il fallait continuer à ensemencer cette île qui les nourrissait et les abritait. Il fallait montrer aux yeux du monde que ce petit pays n’avait pas croupi dans les geôles ensanglantées de la servitude. Que les mauriciens pourraient se tenir droit comme des cierges allumés, comme des blancs. L’économie devait prospérer. Les jeunes trouveraient du travail et les rouages seraient suffisamment graissés pour enclencher la roue de la bonne fortune. Le chant des travailleurs traversait les cloisons, réveillant les endormis et les somnolents. »
L’union remarquable des influences, oui, mais autant admirées et sources de mille voyages imaginaires via les croyances et les superstitions que questionnées sans concession sur le rapport de chacune avec la modernité, sur les freins (en particulier la place laissée aux femmes, mais aussi aux sexualités) créés par la défense aveugle des cultures, désirées à jamais figées par certains. Avec les deux premiers romans de la bouillonnante Davina Ittoo, peu de chance que les partisans mauriciens de cette ligne statique et sclérosante gagnent la bataille des idées. ‘Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier’ ou la parole donnée à celles que l’on ne voulait surtout pas entendre. ‘Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier’ ou le regard rigoureux mais à jamais ébloui d’une amoureuse sur sa terre.
« Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier, éperdument, je... » sera aussi écouté.
Un roman intrinsèquement mauricien mais qui pose des questions ô combien universelles, particulièrement en cette période dramatiquement avide de replis identitaires. De théorèmes simplistes quand la réalité n’est que complexité et adaptation permanente.
— ‘Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier’, de Davina Ittoo, éditions Project’îles
** voir aussi ‘Misère’, de Davina Ittoo : les sortilèges du vînâ. Envoûtements mauriciens & ‘Davina Ittoo ou la quête des sens. Il était une île...
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— Deci-Delà —
* déjà dans les rayons de la toujours pertinente librairie Calypso, Paris 11 (et sur son site)
Illustrations : Asit Kumar Ghatak