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Billet de blog 18 février 2025

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Elle s’appelait Éliana Thélémaque

« Les corps des femmes et des enfants sont devenus des terrains de jeu communs pour les narcos qui entendent répandre la terreur partout »

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Illustration 1
Éliana Thélémaque et son enfant © DR


« Tonton Bouki, 
Tonton Bouki,
Ou ap dòmi? 
Ou ap dòmi?
Lévé pou bat tanbou-a, 
Lévé pou bat tanbou-a
Ding ding dong ! 
Ding ding dong ! »

     Une mère serre son nourrisson contre elle. Le bébé de deux mois lové dans ses bras sourit, rassuré. Chaleur du corps maternel, gestes protecteurs. Relation fusionnelle, instinctive. La comptine apaise le petit bout. Maman fredonne. 

       Haïti, Kenscoff (faubourg de la capitale Port-au-Prince), nuit du 26 au 27 janvier 2025. 

 La rumeur enflait depuis plusieurs jours, voire semaines. Sur les réseaux sociaux, les messages alarmants se multipliaient. Des drones de surveillance (de repérage) avaient même été aperçus planant au-dessus de la localité. Les tueurs de Viv Ansanm auraient la commune dans leur viseur. 

La coalition criminelle ayant déjà prêté allégeance au G-9, regroupement de gangs placé sous l’autorité d’un ancien policier ripou, véritable homme fort (de facto) du pays, qui se permet de la jouer pollice verso ou pas devant les premiers ministres successifs (aujourd’hui le Conseil Présidentiel de Transition), elle sert donc ses buts.

Chefs d’entreprise, politiques et autres membres de l’élite haïtienne vivent ici. Pas seulement, également une classe populaire nombreuse parmi laquelle beaucoup cultivent en bordure de la zone (qui demeure l’une des principales sources de denrées maraîchères du pays).

Mais la prise de Kenscoff s’inscrirait dans une logique territoriale plus stratégique, pas forcément pensée pour décapiter une cible spécifique de décideurs. Les bandits (qui tiennent déjà 85% de la capitale) ne supportent pas d’avoir été repoussés par la population et la police de la commune de Pétion-Ville, en banlieue de Port-au-Prince, fin 2024.

Tenir les hauteurs de Kenscoff permettrait d’empêcher toute défense lors de la prochaine attaque contre Pétion-Ville (le sujet n’étant pas ‘si’ mais ‘quand ?’) ainsi que de contrôler la route menant vers la ville de Jacmel (mise en place de barrages permettant le racket de la population ainsi qu’appropriation du tronçon menant vers le Sud-Est). 


  Les yeux de la jeune femme débordent d’amour, de foi en l’avenir, malgré le chaos alentour. « Mon fils. Ma chair », dit son regard. 

La photographie est magnifique. Intime. Puissante car universelle. 

 La récurrence de la rumeur, répandue de la bouche-à-l’oreille et sur le 2.0, de pousser les autorités municipales de Kenscoff à instaurer un couvre-feu le 25 janvier dans la cité, ainsi que l’annulation de tous les événements publics prévus. La PNH (Police Nationale d’Haïti), par contre, d’être critiquée pour son inaction, malgré les menaces de plus en plus clairement imminentes et précises. Le commissaire de la ville d’affirmer sans plus sourciller à ses supérieurs un viril « R.A.S. Rien d’alarmant. »

Sauf que dès le lendemain, et ce pendant 5 jours, les bandes de chiens fous suréquipés (des armes de guerre venues des États-Unis, ceux-ci la jouant passoire quand ça les arrange) de dévaler les collines environnantes et de démarrer la mise à sac de la ville, passant de demeure en demeure, ouvrant le feu indistinctement.

  Incendie des maisons, exactions contre les habitants (balles dans la tête, déchoucage [supplice du collier de feu], éventrements, viols et tortures), la technique de la terre brûlée est bien rodée depuis 2020, date de début de la guerre des gangs pour le contrôle du territoire. Les corps des femmes et des enfants sont devenus des terrains de jeu communs pour les narcos qui entendent répandre la terreur partout, imposer leur domination à tous par l’effroi. Environ deux millions de personnes vivent déjà sous leur autorité. 

Illustration 2
membres cagoulés des gangs qui tiennent désormais 85% de Port-au-Prince et y font régner la terreur © Associated Press / Odelyn Joseph

« Dodo ti pitit manman

Do-o-do ti pitit papa
Si ou pa dodo krab la va mange'w
Si ou pa dodo krab la va mange'w
Manman ou pa la lalé nan maché
papa ou pa la l'alé larivyè
Si ou pa dodo krab la va mange'w
Si ou pa dodo krab la va mange'w »

1660 habitants de se retrouver bientôt sans abri (selon l’Organisation internationale pour les migrations), suite à l’attaque de Kenscoff. Bientôt renommée massacre de Kenscoff.
1660 personnes venant s’ajouter au million déplacé à l’intérieur du pays depuis le début des hostilités.

Dodo ti pitit manman © Didier Jeunesse - Des comptines et des histoires

À quel moment, à quelle heure du jour ou de la nuit Éliana Thélémaque et son nourrisson ont-ils croisé la route de leurs bourreaux ? Certaines sources parlent de tabassage et de viol de la jeune femme. Rien de surprenant, la norme, quasiment. Des faits invérifiables même si quasi certains. Le suppplice de son enfant, par contre, est indubitable. 
Si le prénom de la jeune mère signifiait Dieu et son nom de famille renvoyait aux épopées grecques, c’est bien le Mal absolu qu’elle et son jeune fils ont croisé. Bien une traversée abominable des Enfers plutôt qu’une Odyssée glorieuse à laquelle ils ont dû se plier. 

La photo du bonheur était magnifique. Elle est aujourd’hui insupportable. Elle déchire l’âme de celui qui la regarde.


Intimant l’ordre à la récente accouchée de participer au bûcher de son petit, la menaçant d’une balle, devant le refus de celle-ci les idiots utiles du chaos ont arraché de ses bras le jeune innocent. Avant de le jeter vivant, sous les yeux de sa mère, dans les flammes. Les hurlements de l’enfant résonneront des semaines durant dans la tête d’Éliana. Qui perdit très certainement la raison ce jour-ci. En état de choc total, elle errera de commune en commune pendant de longues journées sans sens, refusant obstinément de s’alimenter, hantée par les cris et la vision d’horreur de son petit dévoré par le feu, sous les rires gras des véritables fous. Des damnés, des exclus à présent de l’humanité. 
Ce 14 février 2025, pendant que d’autres à travers le monde célébraient l’amour, le cœur brisé d’Éliana Thélémaque rendait les armes, après deux semaines de privation volontaire de nourriture. Arrivée jusqu’au quartier de Delmas 13, des passants connaissant son histoire tragique, inquiets de son état physique et psychologique, décidèrent de l’emmener jusqu’au commissariat local, espérant une prise en charge. Mais la jeune femme détruite de se laisser partir. Hantée par ses abominables visions. 

  Aujourd’hui la population haïtienne est sous le choc à son tour, après le récit du calvaire de cette jeune femme jusqu’ici rayonnante et de son enfant supplicié. Haïti tremble devant la férocité sans plus aucune limite de ces gangs en passe de contrôler le pays entier.

Éliana et son fils sont le visage de l’injustice, de la violence, de l’abandon du pays par les grandes puissances, par une classe politique nationale désespérante. De l’indifférence des masses occidentales pour les vies haïtiennes. De la détresse mentale aussi, face à l’accumulation de tels actes insensés, qui gagne même les Haïtiens les plus solides. 
Dès demain, de nouvelles victimes endosseront sans doute le costume. Mais aucun sursaut néanmoins ne se produira ici. On a battu le pavé place de la République ou déployé des portraits sur l’Hôtel de Ville pour moins que  cela. Mais, allez savoir : Haïti, ça bloque

Jeter un bébé au feu : quand, depuis les horreurs des camps nazis, les tortures infligées par Daesh ? Sur le tableau des monstruosités, les membres des gangs haïtiens n’ont pas à rougir de leur classement.

Peut-être existe-t-il un autre tableau, inconscient ? Celui qui dit quelles vies sont importantes et lesquelles ne méritent aucune attention.

Comment disent-ils, nos professionnels de l’information qui ne relaient pas plus les noms que les histoires ? « Des épiphénomènes ». La chair cramée d’un nourrisson, un « épiphénomène ».  

  Le prénom du petit bonhomme, du petit bout de chou arraché à sa mère : son prénom n’est pas rapporté.
Comme si même son prénom avait déjà été effacé de la mémoire du monde.

   « Manman ou pa la lalé nan maché
papa ou pa la l'alé larivyè
Si ou pa dodo krab la va mange'w
Si ou pa dodo krab la va mange'w »


Elle s’appelait Éliana Thélémaque. Elle avait donné jour à un fils au sourire radieux. Quels étaient ses rêves, pour lui, pour son futur ? Quels projets traçait-elle avec lui ? Nous ne le saurons jamais. 
Ce sont les gangs, machines à buter échappées des mains de leurs cyniques créateurs assoiffés de pouvoir et qui aujourd’hui tremblent derrière leurs grilles, qui les ont suppliciés. Mais c’est aussi nous, par notre pérenne indifférence face à tout ce qui vient de notre ancienne colonie la plus rentable, victorieuse des troupes napoléoniennes, première nation noire à avoir retiré ses chaînes, c’est aussi nous qui avons tué Éliana Thélémaque et son bébé. Par notre puissant désir de ne rien savoir de la rançon de l’Indépendance. Des exactions faites aux enfants. Par notre farouche volonté de ne rien changer. De jouer les instruits qui nous nous inquiétons des équilibres mondiaux mais uniquement lorsqu’il s’agit de notre puissance à nous, Européens, qui est menacée. De ne rien exiger de nos politiques, pas plus que de nos médias si peu curieux, en vérité, du monde. Par notre croyance, peut-être, secrète et légèrement honteuse, que la douleur d’une mère est moindre lorsqu’elle vient du Sud. 

     « Si ou pa dodo krab la va mange'w
Si ou pa dodo krab la va mange'w »

   Les assauts des gangs contre Kenscoff se poursuivent. Ce dimanche 16 février, de nouveaux morts et blessés au sein de la police (en sous-effectif. Sous-équipée). Ils continueront sans doute jusqu’à la prise totale de la cité. Château de cartes. Jeu de dominos sanglant. Dans l’indifférence habituelle du monde dit « informé ». « Éveillé ». 

Le terrain est prêt pour de nouveaux martyrs silencieux. 
L'impunité pour les tueurs. L’oubli pour les victimes. Un oubli qui tue une seconde fois.

Illustration 4
Éliana Thélémaque, peu avant son décès dans le quartier de Delmas 13. Ne se remettant pas de la monstrueuse fin de son nourrisson, elle se laissera mourir de faim. © DR


voir également :  * Les Haïtiens le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Quelle « dette morale » ?

* ARAKA : l’appel de Yanick Lahens. Prolonger l’esprit des Jeux jusqu’en Haïti ?

* « Ni Pays ni Exil » : jardin rouge haïtien. Bouleversant Ricardo Boucher 

                      - Plumes Haitiennes -

             * Deci-Delà *

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