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Étrange Zébulon aux pommettes hautes, à la face juvénile. Et pourtant aussi aux yeux graves. Aux yeux qui disent ce que la bouche ne peut raconter - pudeur oblige.
« Parmi les cadavres qui se dévorent entre eux
Nous traversons la grande nuit dans un linceul de résignation »
Haïtien jusqu’au bout des dreads. Port-au-princien jusqu’au bout des ongles.
Chevalier du street-art connu de toute l’intelligentsia mais aussi de la plèbe de la capitale. Graffeur poétique comme seule la terre caribéenne peut en inventer. Adoubé au pays des poètes par ses pairs, des deux côtés du miroir, sans même avoir produit encore le moindre recueil. Bourgeon prometteur armé d’une bombe. Buisson ardent sans tables de lois, sinon celles du cœur et de la révolte.
Risquant une balle dans le dos pour une citation de Jacques Stephen Alexis, une fulgurance de Marie Vieux-Chauvet, un vers de Georges Castera partagés sur les murs las. Messages d’espoir - beautés persistantes à destination de son peuple exsangue.
Acte gratuit croit-on. Geste politique en vérité. Par gros temps consumériste.
« Je porte le poème là où le peuple s’ouvre à la vie
À hauteur de bouche comme un morceau de pain quotidien »
En pleine guerre des gangs. En pleine lutte des souverainetés (40.000 personnes déplacées les dix derniers jours selon l’O.N.U. 700.000 en tout depuis le début des luttes entre bandes armées pour le contrôle des zones, dans un pays qui compte 11 millions d’habitants).
« Il s’agit de l’heure où règne la psychose de peur
De l’heure sanguinaire
l’heure lourde d’un cheval mort
L’heure où les bourreaux ne savent même plus à qui s’en prendre »
L’hibiscus n’est pas sciaphile et, à présent, pousse sur bien funeste terreau.
Les forces légales observent les corps de ceux qu’ils sont supposés protéger tomber, notoirement en sous-effectif (sans parler de la corruption endémique). Parlent même de « territoires perdus », même plus combattives. Déliquescence d’un État bâti sur une dette (rançon de l’Indépendance - exigée par une France désormais opportunément amnésique) et dans lequel un Président peut se faire buter dans sa résidence entre deux complots vernaculaires, un Premier ministre (lui-même impliqué etc) révoqué par un policier ripou devenu tout puissant.
Les lianes s’emmêlent, s’enserrent, s’étranglent les unes les autres, dégénérées. Suicidaires. Enivrées par l’étalage de leur puissance.

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« Haïti ? C’est où ? C’est où, Haïti ? » ânonnent sans gêne les scrolleurs épileptiques des réseaux libertariens débilisants depuis les sofas tricolores. Allergiques (inconsciemment ?) à tout ce qui pourrait leur rappeler le passé honteux de leur France idéale.
Car qui dit Haïti dit commerce triangulaire. Qui parle esclavage parle responsabilité. Et cela l’époque n’aime guère ! Si le crayon est une arme effective pour le poète militant, l’inculture de masse en est une autre. Fort habilement maniée dans le coin. Certains pots pourris sont pensés pour entretenir la fadeur, les fumets factices.
« Terre martyre
Dans tes rues
Comment mettre le poème debout
Jusqu’à la conclusion des promesses non tenues »
Après avoir tant lu, TENU, vibré grâce aux plus belles plumes caribéennes, autodidacte magnifique (soulignons le rôle indispensable sur place de structures comme la FOKAL, du centre Araka - voir l’appel urgent de Yanick Lahens - et d’autres modestes bibliothèques gratuites), l’heure de l’éclosion - de l’explosion poétique - pour Ricardo Boucher. Et la sève de jaillir.
« Gloire à la vie
Qui ose rester vivante »
L’heure d’imprimer ses mots propres dans ce premier recueil édité chez Legs.
Et le résultat est splendide. Magnétique. Bouleversant. Véritable leçon d’humilité tant l’artiste est prêt à s’oublier pour ne parler que d’un seul vrai sujet : son peuple.
Formule ampoulée ?
Approchez deux minutes du maelström haïtien, voir, si les mots n’ont plus de sens !
« De massacre en massacre
Des bagatelles de balles aveugles
Pour cadavres en vacances
Des mots de lumière et de soleil debout
Avec des fleurs sur la poitrine
Où l’avenir s’en vient crever
Encore à distance des yeux devenus peines

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anonymes
Dans la bourrasque du midi des poussières
Il y a une rose tuée
Une fois tombée dans les mains assassines
Les pieds émergent de perte certaine
À chaque marche souffle la tempête de sang »
[extrait de ‘Deux longues armes’]
Rose aux épines défensives bien modestes, perdue dans un champ de ronces sans merci. Éclat singulier.
Le poète claquemuré d’écrire deux noms en silence sur son carnet : Louis Drouin Jr, Marcel Numa.
Les tueurs crackés des gangs arpentaient-ils les corridors du bidonville ce soir-ci, sans même croiser un policier kenyan, lorsque les visages (aperçus sur de vieilles photographies) de deux jeunes martyrs de la dictature Doc lui revinrent à l’esprit ? Les nouveaux mercenaires de la peur laissaient-ils traîner, lors de leur inspection quotidienne morbide, le canon de leurs kalachnikovs sur les tôles figées, attentives, en même temps que la plume de Ricardo Boucher faisait revivre via la modeste mais précieuse dédicace une mémoire perdue, celle des résistants du mouvement ‘Jeune Haïti’ ?

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Comme à la bòlèt (loterie populaire haïtienne), faites vos jeux ! Qui aujourd’hui se mangera une balle entre les deux yeux ? Pour quel gueux guignard le trajet simple vers le pays sans chapeau ? Les colliers de feu sont prêts : au petit bonheur la malchance m’sieurs-dames ! Même les Madan Sara (marchandes de rue) peuvent participer ! Déchouquer, réduire, annihiler, rires fous des zombis 2024, cocaïnés de la tête aux pieds, eux-mêmes macchabées en sursis (d’autant plus impitoyables dans leurs exactions qu’ils en ont conscience).
Corolles et calices se retrouvent mais hachés, émiettés au sol, saccagés par le groin des gorets.

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Lorsque le sanguinaire Duvalier faisait exécuter, ses Tontons Macoutes convoquaient les écoles pour instiller la terreur même chez les impubères et pendaient les cadavres à la vue de chacun. Aujourd’hui à Port-au-Prince, tenue à plus de 80% par les gangs, les créatures échappées d’entre les mains des Frankenstein politiciens ou/et grands propriétaires ne se donnent plus la peine de la mise en scène. Les membres infortunés de la population civile roulent dans le caniveau sans plus de formalité. Quand ils ne sont pas jetés tels des fatras offerts aux porcs dans les décharges à ciel ouvert. Plus aucun vèvè de les protéger. Ainsi le massacre de La Saline en 2018. Ainsi la jeune Evelyne Sincère (étudiante de 22 ans kidnappée, violée, battue à mort par les bandits du G9 puis abandonnée dans une déchèterie. Son meurtre - symbole des possibles empêchés, du sacrifice d’une jeunesse solaire - bouleversa le pays en 2020. ‘Ni Pays ni Exil’ lui est également dédié).

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« À Port-au-Prince
dans une petite rue déserte
qui ne saurait être nommée
ma main dure attrape une pierre folle
Qui emporte à l’horizon une langue morte
sur une vitre en convalescence
Immense sève
chérissant d’étranges flamboyants en alphabet faconde
Je m’accroche à un morceau de nuage
pour me forcer à dire la noirceur de l’existence humaine
Avec des sanglots dans la voix
Que mes cris fassent fleurir la prochaine lune
pour effacer la nuit précédente
Dans la fosse commune
les ossements ressemblent tous à des bouches cousues »
[extrait d’ ‘Ode à Port-au-Prince’]

Jean-Marie Vincent, 49 ans, prêtre acquis à la théologie de la libération, très investi dans la défense des petits paysans, dans la lutte pour l’alphabétisation et contre la pauvreté, criblé de balles au volant de son véhicule en 1993.
« J’ai vu une foule debout
En quête de ce bien-être interdit »
Antoinette Duclair, 33 ans, activiste féministe et militante pour le parti d’opposition ‘Matrice Libération’ assassinée en compagnie du journaliste Diego Charles.
« Pour que naisse la beauté
Pour que toute la vie s’endimanche de printemps »
Tchadensky Jean Baptiste, brillant étudiant, comédien et poète, victime d’une balle perdue fatale lors d’un énième règlement de comptes au centre-ville le 21 mars 2023.
« Pour accueillir l’espoir
La dignité humaine
que demain doit porter à bout de bras »

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Parvenir à écrire dans telles conditions dantesques relève déjà du miracle. D’un besoin d’hurler sa rage tout en portant haut son amour inconditionnel pour les mots alliés. Ultimes munitions.
Dépasser le Je pour incarner le Nous, invitation lancée à travers les pages à tous ses camarades tombés pour une Haïti vivable, fleurs arrachées, mais également à tous les combattants pour la liberté à travers le monde, tour de force.
Planter graines, toujours. Toujours et en dépit. Pour demain.
Redonner noms et visages à ces anonymes devenus résistants et cibles désignées… car ils n’avaient plus le choix tant le niveau d’injustice atteignait/atteint des sommets toujours davantage inédits.
Un sens du destin commun chez Ricardo Boucher et un besoin de rendre hommage à ces invisibles - que d’aucuns ici ont nommés des « riens » - mais qui se révèlent lorsque l’Histoire tente sans plus de manière de les annihiler de la surface du globe. Rayant en silence et leur existence, et leurs rêves, et leurs tentatives. Son militantisme de longue date à gauche n’est sûrement pas étranger à cette conscience politique des mouvements globaux à l’œuvre.

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« À l’origine des masses mouvantes
Suspendues aux abîmes d’une certaine terre dévoreuse de braise
Combien de temps faudra-t-il
Pour entendre le silence immobile au corps d’alphabet pour aveugle
Les yeux bandés dans un isolement qui laisse mourir seule la rose
Liberté
Droit
Tendresse
Interdits aux boucliers humains pris en flagrant
d’existence »
[extrait de ‘Vivre à gauche’]

‘Debout camarades’, ‘La grève’, ‘Octobre prochain’ : bien entendu les références au marxisme laisseront beaucoup ici de marbre. Depuis cette vieille terre d’Europe qui a subi le communisme et connu dans sa chair ses terribles crimes. Mais peu importe ici les différences d’approche. Qui est - d’où et comment écrit le poète : voici bien seul ce qui compte.
Car à quoi peut-il bien rêver d’autre, le peuple haïtien pris en tenaille, écrasé de toutes parts et victime éternelle de notre indifférence ?
Sinon à une révolution qui nettoierait une bonne fois les écuries d’Augias, rendrait sa dignité à ces Haïtiens méprisés partout, priés par les grandes puissances de se contenter de leur légendaire « résilience » (sic) ?
Sinon à des frondaisons luxuriantes retrouvées plutôt qu’à une nouvelle impitoyable saison de terre brûlée ?
Sera-t-elle rouge ou d’une autre teinte, cette révolution inévitable ? L’avenir le dira.
Dans tous les cas, ce seront lesdites grandes puissances qui - par leur apathie et leurs interminables parties à x bandes - en seront comptables. D’elle comme de ses futurs excès.

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‘À une poétesse arabe’ : long poème sublime qui rend hommage au courage des femmes soumises à la folie des hommes, de l’Afghanistan à l'Iran. De Gaza au Yémen. La voix de Ricardo Boucher, depuis l’espace où il écrit (grolles dans le sang séché plutôt qu’en terrasse du Quartier latin subventionné) porte d’autant plus haut les silences. Rend d’autant mieux les pétales au vent. Lui qui connaît le joug, la violence des bottes qui fracassent les espérances, qui piétinent les jardins intimes.
Il se passerait bien de ce savoir empirique pour ne se concentrer que sur l’érudition livresque.
Bien volontiers.

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« Je pleure par peur de perdre l’espoir
Pour cette raison
Pour cette saison
Puis d’autres à venir
Peu à peu
Me voici encore une fois en présence des matraques
Je suis celle qui refuse de se taire dans un éclat de
grâce sur mon corps incrédule
Je suis un bouquet de fleurs qui se fane trop vite
Je vois l’avenir en rouge
Car les flaques de sang sont rarement roses
Moi poétesse
chassée de ma chair par une faiblesse lancinante
j’erre parmi les corps désolés
par la trop longue absence du soleil à laquelle
participent les animaux malades de la violence
encore mal domptée »

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« Toi poétesse
Ta douleur à mes yeux perd toute retenue
Et quand tes poèmes sont lancés
Pierres vivantes
Ils arrachent de ton corps un couloir humanitaire
Dans l’attente des lendemains en accent muet
Chaque jour n’a rien d’un défaut de fabrication » :
hommage à l’amie Jessica Nazaire, qui parlait d’une « mort en escale » bien longue en Haïti dans l’un de ses poèmes. La jeune artiste - emportée par une pneumonie - de rappeler que la Faucheuse a décidément l’imagination infinie dès qu’il s’agit de saboter et de prélever les plus beaux pieds du jardin rêvé de demain.
Un texte à la mère disparue. Aussi bref que douloureux, bouleversant de pudeur. L’étreinte à jamais perdue. Le manque insupportable. Et le constat, inadmissible : rien de bon ne t’attendait sur ce sol pourtant aimé, puisqu’Ils l’avaient décidé ainsi. Pour nous. Depuis bien longtemps.
« Derrière la foule qui peuple sa solitude
Ses yeux sont deux angles morts
Où lutte le cœur en période de guerre froide
Tel un cimetière de cinquante siècles d’histoire
Son regard n’a rien à attendre d’une lune nouvelle »
Ainsi se présente ce premier recueil de Ricardo Boucher : intraitable. Flamboyant. Aussi floral que tripal. Aussi dur dans ses descriptions lucides que débordant d’espoir en son « peuple d’anonymes » - de « camarades », si celui-ci n’abandonne pas l’idée essentielle de fraternité (plus que jamais au sein du chaos).
Il se dégage de ce ‘Ni Pays ni Exil’, en plus de la beauté d’une langue nourrie à mille sources (et les références ne manquent pas. De ‘L’espace d’un cillement’ d’Alexis à ‘La migration des murs’ de Noël etc), une tendresse. Une générosité. Une sincérité. Malgré la carapace forgée par des décennies de lutte et de survie quotidiennes.
Une croyance assez incroyable, après toutes les horreurs vues ou vécues, en l’humain.
Pour preuve, ce seul poème qui s’autorise franchement le romantisme (voire la sensualité). ´Guirlande rose’.
Comme si les épines s’écartaient - se permettaient de s’écarter - un instant pour laisser apercevoir un cœur immense comme un jardin. Rouge, bien entendu.
« Toi
Dont la beauté murmure un poème en
pourpre du printemps humain
Il y a une corolle de désir qui distribue
Les bouquets d’amour qui ne peuvent se laisser choisir
À la gloire de tes yeux
Je sors dès l’aube parcourir ton corps
Demain il pleuvra des gerbes nourricières sur toutes nos scènes romantiques
Que mes yeux ne rêveront qu’à enjoliver
De ta bouche qui s’ouvre à la belle langue que tous les peuples comprendront
Je disperse ta voix plaintive dans la tendresse nocturne
puis je ramasse ton rire tout candide
Rien de tes fantasmes ne manque à la conjugaison
d’une jouissance partagée
et l’éternelle chanson de l’eau s’élève
assoupissante
Une phrase qui rampe va peut-être mourir
J’écris chaque je t’aime sur ton courage à tenir
debout »
—- ‘Ni Pays ni Exil’ de Ricardo Boucher. Legs Editions —-

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voir aussi sur AyiboPost, média haïtien engagé -> ‘Ni Pays ni Exil’, de Ricardo Boucher : ensemencer demain
Disponible à la librairie ‘Calypso’ (dédiée aux cultures caribéennes et des Outre-Mer 32 rue Gassendi - 75014 Paris. Expédition dans tout l’hexagone) - sur Amazon - dans toutes les librairies si elles prennent la peine de contacter la maison d’édition Legs depuis peu installée en France (pour l’inclure à leur réseau de distribution)
— Deci-Delà —