« We found love in a hopeless place »
La voix suave de la superstar barbadienne résonne dans la petite chambre insalubre d’Eva.
« Fabrice déteste Rihanna. Paroles merdiques. Refrain commercial pour jeunes filles naïves. "Ce n’est pas de la musique" », qu’il disait.
Juliette, elle, n’hésitait pas à se déhancher, paupières closes, en reprenant les « Yellow diamonds in the light » à tue tête, encourageant d’une main tendue Eva à la rejoindre.
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Le fond de l’air est électrique.
Ne l’est-il pas toujours à Port-au-Prince, capitale haïtienne épileptique oubliée du monde ?
Régulièrement violentée par ses enfants perdus, kidnappings et règlements de compte entre gangs tout-puissants (armés par ?), réprimée par les matraques d’un pouvoir aphone qui ne craint pas les massacres mais est légitimé par l’international, manipulée par certaines oppositions qui avancent leurs pions à travers les fumées des pneus brûlés : la misère et le désespoir ne peuvent plus s’y cacher. Ne peuvent plus donner le change.
D’énormes 4x4 noirs aux vitres teintées, attributs des arrivistes qui ont trop vite plongé leurs lèvres dans le pot commun de la politique et des affaires (après avoir tant promis pourtant), manquent dans l’indifférence d’écraser quelques gueux pas assez réactifs. Ceux-ci en se relevant de ressusciter, dépités, le triste surnom donné à la cité après l’assassinat de Dessalines (1806) : « Port-aux-crimes ! Port-aux-crimes ! »
De murmurer, impuissants : « Dechoukay la poko fini, lajan petro a poko remet ! » (‘Le pillage n’est pas encore fini, remets l’argent du pétrole dans la caisse !’, en référence au scandale PetroCaribe, symbole d’une corruption endémique au sein des sphères dirigeantes).
Le fond de l’air est électrique.
Un vieil homme claudiquant, ancien professeur, traîne avec lui une valise déglinguée emplie de souvenirs. Son air las renvoie à celui de la jeune femme introvertie.
« Salauds de politiciens véreux. Les choses vont empirer, Eva.
- Il faut attendre demain professeur. Ça peut changer.
- Demain... »
Demain est jour de manifestation. Demain le sang risque de couler, de nourrir une fois encore la terre caribéenne.
Flambée des prix des carburants, coût de la vie intenable ou nouveau projet de tripatouillage de la constitution : l’étincelle de l’incendie à venir n’est pas donnée mais, le souvenir du peyi lòk (blocage total du pays en 2018 et 2019) et même celui de l’assassinat non-résolu d’un Président (en 2021, sans doute un règlement de compte au sommet) achèvent de persuader du danger que représenteraient pour les habitants de nouvelles émeutes, une nouvelle répression. De nouvelles consignes lancées ad libitum aux gangs sous contrats pour entretenir la terreur.
« Demain, probablement des milliers de gens iront demander des comptes à ceux qui leur imposent une sale vie.
Mais cet après-midi, sur le trottoir, devant Eva, dans les yeux qu’elle rencontre et dans les démarches observées, elle voit la peur de perdre le peu qu’on a, qui équivaut à celle de tout vouloir changer. Une odeur de gaz. Quelques coups de feu entendus en prémices d’un demain supposément violent. Dans la ville, l’attente de possibles émeutes charrie avec elle la psychose de la destruction massive. Sans réflexion. Sans recul.
Demain, on dit qu’enfin le peuple va se lever. En attendant, on se carapate. On a peur du bâton sur la tôle. On se cache en espérant que quelques courageux iront nous défendre à notre place. »
Eva ira, pourtant. Eva ira car comment sinon, un jour, reprendre les rênes, remettre ce pays exsangue en marche si la peur l’emporte, si la résignation triomphe ? Brandir le passé glorieux, répéter en boucle Vertières et Louverture, chaînes brisées, dette scélérate et poèmes soleil ne remplira aucun ventre. Ne fera trembler aucun Machiavel affairiste.
Se rat kay kap manje kay (‘c’est le rat de la maison qui mange la maison’).
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« We found love in a hopeless place »
Eva choisit la robe bleue. Délavée par endroits mais, elle fit effet une fois. Autant sur Fabrice que sur Juliette. Demain est un autre jour, le temps des tempêtes arrivera bien assez tôt. Ce soir, Eva veut se sentir aimée.
« Il est 16 heures, Eva sort de chez elle. Longe la rue Alerte en direction de Magloire-Ambroise. Suit le mur du cimetière. Les commerçants de jour ont plié leurs échoppes. Ce sont ceux de la nuit qui commencent à s’installer. Ils sont moins nombreux que d’habitude. Seuls les plus courageux ont disposé leur stand. Bac à fritay. Marchandes de clairin. Spaghettis et poulets frits. Eva ne fait jamais la cuisine. Elle n’en a pas envie. Elle mange dehors. Une fois par jour. Un petit bout de griots et quelques bananes pesées. Pour 50 gourdes. Elle mange pour la journée. Le docteur lui a dit de faire attention. Ce n’est pas bon pour l’estomac. Eva continue.
Eva marche vite. Elle tourne à droite dans la rue Magloire-Ambroise. Ne flâne pas. La psychose qui s’est emparée de la ville ne l’a pas épargnée. »
Hélène Mauduit, française vivant en Haïti depuis une dizaine d’années, membre de l’atelier Jeudi Noir (initié par Lyonel Trouillot), revient après ‘Le bar des solitudes’ avec une plongée sombre, hypnotisante et poétique au cœur des nuits port-au-princiennes.
‘Les gens qui doutent’ (titre hommage à la chanson d’Anne Sylvestre) ou la difficulté d’aimer, de se projeter (à deux, à trois), lorsque demain n’est plus qu’une hypothèse fragile.
Le sensuel ‘Guillaume et Nathalie’ de Yanick Lahens vient d’ailleurs en tête en refermant ce très beau livre à la fois rageur mais aussi empli de tendresse et de lucidité. ‘Moonlight’, de Barry Jenkins, aussi. Allez savoir pourquoi.
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Eva, jeune fille pauvre mal à l’aise avec les jeux sociaux, observatrice désabusée de son pays qui sombre.
Juliette, expatriée française (les nomades des pays riches sont appelés ainsi, tandis que ceux des pays pauvres sont estampillés immigrés), blanche (‘blanc’ veut dire étranger en Haïti, qu'importe la couleur de la peau), formes généreuses et rire facile, légèreté de façade pour tenir à distance les horreurs du monde.
Puis Fabrice, volubile (malgré son bégaiement) et séducteur artiste qui n’aime rien tant que de refaire le monde au son du konpa depuis les rades du bas de la ville et papillonner de gauche à droite. Avec Juliette, parfois, mais jamais avec Eva, qu’il couve d’un regard à mi-chemin entre le fraternel et l’amoureux. Pourquoi les sentiments de chacun seraient clairs lorsque, tout autour, règne en maître la confusion ?
Les DJ de la rue adjacente ont remixé ‘Bella Ciao’ en y ajoutant des paroles misogynes, putassières. La confusion, la confusion partout.
Vêtue de sa plus belle toilette, Eva prend la direction de l’atelier de Fabrice, situé à la frontière entre la ville pensée et la ville rajoutée (les bidonvilles). Elle l’ignore encore mais, Fabrice ne sera pas là.
Fabrice a organisé le rendez-vous de façon à ce qu’Eva et Juliette se retrouvent ensemble, seules, ce qui n’est jamais arrivé, sa présence servant toujours d’alibi.
« Mais parle, parle bon Dieu » serinait-il souvent, agacé, devant son mutisme de lambi lorsqu’interpellée au milieu d’une grande tablée.
Eva n’aura pas le choix ce soir : elle aura la nuit entière pour avouer à Juliette son attirance.
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« J’ai pas tout fait bien, mais j’ai tout fait vrai. »
Un ultime plongeon : c’est le cadeau de départ programmé par Fabrice à ses deux amies, lui qui vient de s’envoler pour Miami rejoindre sa mère, déjà installée là-bas. Lui qui vient de choisir, sans prévenir aucune.
Déshabiter le pays. Fuir l’infernal. Tenter l’ailleurs. Sans préavis.
« La théorie du plongeon, c’est la théorie de Fabrice. Lorsqu’il conduisait la voiture de Juliette, il avait l’habitude, arrivé au carrefour de Canapé-Vert en direction du bas de la ville, de dire "Alors, est-ce qu’on plonge ce soir ?" Ce qui donnait à Juliette la possibilité de choisir entre rentrer chez elle, en tournant à droite, ou continuer la soirée avec eux, en s’enfonçant plus bas dans la ville, au plus proche de la mer. Le plongeon, Fabrice aimait ça, et plus ils plongeaient profond plus il était dur de remonter. Les saveurs des fonds urbains ont un goût de fin du monde dont il est difficile de revenir.
L’ivresse des profondeurs.
[...] Une porte. Une table. Une chaise. La ville est abandonnée, laissée-pour-compte. Eva la regarde. Voudrait la prendre dans ses bras et dans un excès de tendresse lui dire qu’elle l’aime quand même. Malgré les matins tristes. Les pieds dans la boue. Les montagnes de déchets. Cette ville en est remplie. Elle en fait le plein, les stocke comme pour mieux se cacher. Pourquoi les villes ne parlent-elles pas ? Et que dirait celle-ci ? Sûrement qu’elle en a marre qu’on la maltraite, qu’on lui crache à la gueule des sacs de pourriture. »
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Alors Eva et Juliette plongeront, une nuit entière, au son de Reggiani et d’Andy Derose, cette nuit électrique-là d’avant le drame, navigueront entre les silences éloquents, les frôlements d’épidermes - accidentels mais, qui s’éternisent - les confessions maladroites.
« Juliette est une énigme pour Eva. Pourquoi est-elle venue là ? Quand est-ce qu’elle en partira ? Juliette vole. Au-dessus des sujets. Au-dessus des problèmes. Lorsqu’elle entre dans une pièce, son sourire irradie la salle et la pire des journées s’éclaire brutalement. »
Eva et Juliette zigzagueront des quartiers ultra-sécurisés dans lesquels sont hébergés les humanitaires des ONG plus implantées que jamais depuis le goudougoudou (« Ici, rien ne semble les gêner. Pas même la manifestation de demain. Tous énumèrent les façons de se divertir pendent les jours qui vont suivre si par malheur le pays se bloquait [...] Ils vont restés groupés, ils ont prévu un stock d’alcool et la piscine ne sera pas loin. De toute façon, si les choses tournent mal, un hôtel les attend en République dominicaine ») et les rencontres improbables avec un restaurateur nocturne frôlant l’autisme, imposant ses plats aux clients une fois ses chaises en plastique de seconde main sorties, quitte à déclencher bastonnade (« Ici, c’est Sony qui décide c’que tu vas manger. Si tu oses lui demander quelque chose de différent dans ton assiette, il y a de fortes chances qu’il refuse de te servir »), avec un boxeur trop émotif, trop saoul, avec des putes, des Immortelles, qui fredonnent du Manno Charlemagne en guettant le chaland (« Ami, éclaire-moi / Éclaire-moi / Afin que je puisse comprendre ce qui se passe / Éclaire-moi s’il te plaît »), des kékés virilistes et homophobes qui n’ont plus que leurs attitudes pour prétendre contrôler quelque chose dans ce pays à la dérive (« Allez, c’est pas parce que Fabrice est parti que tu dois te consoler avec une fille ! Viens avec nous »).
« Eva n’indique plus le chemin à Juliette. Elle a mis ses deux mains sous ses cuisses comme pour les oublier. A déposé sa tête contre la vitre de la voiture. De temps en temps, elle ferme les yeux et quand elle les ouvre c’est pour jeter un coup d’œil vers Juliette. »
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Et pendant qu’une Eva grisée, au milieu de la faune insomniaque, se refuse aux promesses intenables (ceux qui peuvent partir, ceux qui ne le peuvent pas) mais pas aux élans trop longtemps refoulés, Fabrice, lui, atterri sur la terre promise - celle qui "compte" - hésite entre Nina Simone (« I wish you could know / What it means to be me / Then you’d see and agree / That every man should be free »), la désespérance (« Eva, ici j’ai peur de tout ») et l’effacement total (« Il en oubliait les odeurs, les bruits. Son corps s’automatisait dans la grande métropole moderne »).
« Eva serre de ses doigts la peau de Juliette. S’agrippe. La presse. La pince. Chaque poignée est une vengeance sur la vie. »
Et Hélène Mauduit d’entraîner le lecteur dans sa course nocturne à travers la cité énigmatique. Sensuelle, impitoyable… humaine.
Et Eva de tournoyer dans les rues de Port-au-Prince. Dans sa jolie robe bleue (par endroits délavée). Les yeux fermés. Dupe de rien. De personne. N’osant durablement « s'approprier les choses, encore moins les gens. »
En attendant demain, en approche.
Mais pour l’heure Juliette danse, se cambre; s’offre en chantant : « We found love… »
— ‘Les gens qui doutent’, Hélène Mauduit, ed. Atlantiques Déchaînés —
• Aussi : ‘Les gens qui doutent’, d’Hélène Mauduit : aube mélancolique sur Port-au-Prince sur AyiboPost, média haïtien dynamique et engagé
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* voir aussi :
‘Nouvelles du peyi lòk’. Espoirs écrits des ignorés
&
Ricardo Boucher : artiviste haïtien. Poètes, poètes, le passeur !
• Illustrations (et photo de couverture du roman) : cordialité de Georges Harry Rouzier, photojournaliste auteur d’ ‘Une ville dans la ville’, sur la vie quotidienne organisée dans le principal cimetière de Port-au-Prince, réflexion autant sur la politique d’urbanisation que sur un certain rapport haïtien à la mort.
— Deci-Delà —