Frederic L'Helgoualch (avatar)

Frederic L'Helgoualch

Des livres, des livres, des livres

Abonné·e de Mediapart

202 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 octobre 2023

Frederic L'Helgoualch (avatar)

Frederic L'Helgoualch

Des livres, des livres, des livres

Abonné·e de Mediapart

« Le violon d’Adrien » (Gary Victor) : les rêves sont suspendus jusqu’à nouvel ordre

« Au coudoiement des corrompus, nul ne peut sortir grandi. Le destin des courtisans n’est-il pas la disgrâce ? »

Frederic L'Helgoualch (avatar)

Frederic L'Helgoualch

Des livres, des livres, des livres

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

    « Atansyon pa kapon ("prudence est mère de sûreté") : même les aspirations d’un môme de la classe moyenne (apprendre le violon. Instrument difficilement dégotable en Haïti) ne doivent pas être étalées façon tue-tête sur le Champ de Mars.

 Car que valent les rêves sous un régime paranoïaque qui sait utiliser les faiblesses de chacun pour renforcer son pouvoir et envoyer ad patres le premier maillon soupçonné faible et donc menaçant ?

    "L’innocence est le mets préféré des loups."

 Celle d’Adrien, jeune habitant du quartier port-au-princien de Carrefour-Feuilles, deviendra bientôt une gourmandise convoitée par les carnassiers-gourmets qui rodent masqués sous la dictature Duvalier (père. 1957-1971). Maintenant que ses désirs d’archet sont connus de toute la cité. 

Montre-moi ton talon, Achille, et je le protègerai.

Joue-moi du violon, Adrien, et je te célèbrerai. Suis en confiance notre partition et tous les obstacles de ton chemin, Adrien, j’ôterai. 

Illustration 2
© F.L

Musique hypnotisante pour un garçon qui entend venger les illusions perdues d’une mère, mais qui se refuse à interpréter des songes pourtant récurrents qui le projettent du côté d’Hamelin

Les joueurs de flûte rient sous cape. Les enfants, inconscients du cynisme qui guide le monde, se ruent vers les promesses des canidés, emplis d’espoir. À leurs risques et périls. À ceux de leurs proches que la dictature aux mille yeux ne quitte plus du regard, joueuse d’échecs patiente. 

«  Mon père m’avait appris que les tontons macoutes n’ont besoin d’aucune autorisation, d’aucun mandat pour investir une demeure, piller, arrêter ou assassiner ses occupants. »

Après avoir délogé les paysans de leurs terres pour offrir celles-ci à ses miliciens les plus zélés (non-rémunérés et donc encouragés à se servir. Entretien de la terreur), la dictature surveille ses gueux entassés dans les bidonvilles qui finiront par devenir quartiers durables via mille mouchards et autres grandes oreilles. Si la politique est dans tous les esprits, elle n’est sur aucune lèvre. Parler des résultats de la borlette (loterie haïtienne qui ruine autant qu’elle se fait dernier support des rêves) ou des sexes jacteurs des femmes est moins risqué. Dans ce cadre oppressant que se déroule ‘Le violon d'Adrien’, roman d’apprentissage teinté comme toujours avec Victor de réalisme merveilleux. L’ultime arme haïtienne depuis Jacques Stephen Alexis (il n’en est pas l’inventeur mais le talentueux théoricien) pour décrire l’insupportable. 

Illustration 3
François Duvalier - dit ‘Papa Doc’ © DR

   Après la réédition chez Mémoire d’Encrier des envoûtantes ‘Treize nouvelles vaudou’, chevauchée de la psyché populaire haïtienne, l’explicite ‘Saison de porcs’ et ‘Masi’, plaidoyer grinçant contre l’homophobie et la corruption, Gary Victor revient avec un ouvrage proche de la fable, plus personnel mais toujours porté par la même rage contre les faiseurs de chaos qui tirent toujours son pays plus vers le bas. Dans une pérenne indifférence française (ancienne puissance esclavagiste et rançonneuse). Et alors qu’une partie de la jeunesse haïtienne, dans le maelström actuel, se prend de nostalgie pour une période qu’elle n’a pas connue mais présentée comme celle de l’ordre par le clan toujours actif des duvaliéristes. 

Car qui serait Adrien sinon le jeune Gary ? Le jeune Gary qu’il aurait pu être s’il n’avait pas abandonné ses velléités musicales faute d’instrument disponible dans une dictature cadenassée (mais soutenue par le puissant voisin états-unien, qui préférait sur l’île caribéenne le rouge des bâtons macoutes souillés à celui du drapeau flottant sur Cuba). 

Blessure de l’enfance, souvenirs d’un rêve abandonné faute de moyens et de mains tendues. 

Mais que ce serait-il passé si le futur homme de lettres s’était procuré le coûteux objet ?

Quelles compromissions auraient été nécessaires ? 

Au coudoiement des corrompus, nul ne peut sortir grandi. Le destin des courtisans n’est-il pas la disgrâce ? 

Illustration 4
© F.L

Même son maître et bienfaiteur, le grand concertiste et intouchable Monsieur Benjamin - ami d’enfance du docteur devenu boucher (qui n’aimait rien tant que de se grimer en Papa Legba pour finir d’impressionner les masses) - de perdre de sa superbe l’heure de la succession venue (1971). 

 « Ce Monsieur Benjamin ! C’est vrai qu’il est un grand violoniste. Sauf que sa langue un peu trop pendue aurait fait un bon repas pour les porcs s’il n’avait pas été le meilleur ami de mon père », de menacer le gras héritier du régime (Jean-Claude Duvalier, ‘Baby Doc’, 1971-1986), désormais seul maître de la première République noire. À présent et pour longtemps dénaturée, soumise au culte de la personnalité et à la privatisation par les clans proches du pouvoir de tous les leviers étatiques.

   De ses doigts brisés par des camarades jaloux à la fierté de dompter le solfège, de la quête de reconnaissance de son coureur de jupons de père à son désir de ranimer l’étincelle dans les pupilles de sa mère, Adrien navigue - avec l’innocence et la foi en l’avenir propres à l’adolescence - entre la mystérieuse rue des Tentations et le délicat territoire des premiers amours. Entre le « déniaisage » du premier travail (supposé permettre d’acquérir le violon) et les applaudissements d’un public imaginaire. 

Mais lorsque la demoiselle qui fait accélérer votre cœur se trouve être la fille du chef de la sécurité intérieure et que votre débonnaire employeur se révèle être un milicien à la solde du régime totalitaire, aucune boule de cristal ne peut prédire quel sera votre destin - ni celui de vos proches (qui se sont risqués à allumer Radio Moscou). Quels vents violents vous risquez de lever en vous abandonnant ainsi sans plus de précautions à la nature dilettante de votre jeune âge. 

Illustration 5
François Duvalier (‘Papa Doc’) et son héritier Jean-Claude Duvalier (‘Baby Doc’) © DR

  Le tambour est battu dans les herbes, mais c’est à la maison qu’il vient danser ("Tanbou bat nan raje, men se lakay li vin danse").

Des enveloppes sont déposées contre quelques gourdes sur le seuil de porte d’un énigmatique lieutenant. Bel dan pa di zanmi. Une vieille bavarde est abattue d’une rafale en plein jour. Pye chat dous men zong li move. Une tempête surgie du néant dévaste un restaurant le jour de la mise en terre du despote (« Pour les uns, c’étaient les âmes de tous ceux que le Président avait assassinés qui festoyaient en l'accompagnant à sa dernière demeure. Pour d’autres, c’étaient les diables protecteurs du dictateur qui, dans un ultime hommage, suivaient le convoi funéraire »).

Est-il possible de rêver dans tel pays mis sous coupe réglée ? 

Est-il permis de n’être qu’un enfant ? 

Car s’« il existe un passage bien réel entre le rêve et la réalité »,  celui-ci peut être bien vite saccagé par les délateurs à la petite semaine, les prédateurs à courte vue et les autres maîtres des cauchemars. 

   Les dictateurs ont depuis longtemps rejoint le pays sans chapeau, mais leurs règnes ont laissé traces et mauvaises habitudes au sein d’une élite économique pas effrayée à l’idée de soutenir depuis les coulisses autocrates aux dents blanches comme brigands aux sobriquets débiles, du moment que leurs intérêts sont épargnés. 

Illustration 6
Arman © galerie Omagh

 Par un triste hasard du calendrier, quelques semaines après la sortie du ‘Violon d’Adrien’ le quartier de Carrefour-Feuilles - devenu lieu de vie prisé par la classe moyenne haïtienne et en particulier par maints artistes dont Gary Victor (qui y situe souvent ses récits) - était victime d’une attaque d’une férocité sans précédent de la part des gangs qui désormais tiennent la quasi totalité de la capitale.

Viols, torture, meurtres à l’aveugle : la liste des exactions pour faire fuir les habitants et s’octroyer ainsi leurs maisons (toute la zone stratégique) est aussi longue qu’est édifiant le silence médiatique ici autour de ces actes de guerre civile non-déclarée. 

Les suppliciés n’inspirent pas, apparemment, tous la même compassion selon leurs passeports et couleur de peau. 

Un enfant exécuté, pourtant, demeure un enfant exécuté. La même incompréhension devant la saleté du monde, la même terreur devant l’acte impensable, à jamais figées dans le regard suspendu. Innocence souillée. 

 Qui encourage ces loups cocaïnés-là ? Qui prétend les combattre d’une main pour mieux les nourrir de l’autre ? 

La visibilité est quasi nulle.

Illustration 7
l’écrivain haïtien Gary Victor © Pedro Ruiz - Le Devoir

 D’aucuns  accusent les autorités qui ont en effet longtemps utilisé ces gangs, surtout en période électorale. Les massacres alors, dans les quartiers des ‘mauvais votants’, n’avaient pas plus bouleversé nos informés 2.0 hexagonaux (La Saline, 2018). D’autres se perdent dans des théories complotistes sans fin qui transformeraient Haïti en victime perpétuelle des retorses anciennes puissances coloniales.

  « On ne comprend pas, ce n’est pas une guérilla de révolutionnaires. Si ça avait été le cas, les Américains et la communauté internationale auraient réagi depuis longtemps » de réagir dans une interview l’auteur haïtien le plus lu au pays.

  Et d’ajouter, toujours explicite : « Je suis toujours à Port-au-Prince, mais je ne peux pas approcher cette agglomération parce que ma maison a été saccagée et est peut-être occupée par des gangs. Ce qui est absolument curieux, c’est que, quelques semaines avant cette attaque, il y avait eu des manifestations dans Carrefour-Feuilles pour demander aux policiers d’intervenir, mais les manifestants ont été matraqués et gazés par la police. » [La Presse. Canada]

  Pour tenter d’alerter les opinions publiques, l’auteur des ‘Temps de la cruauté’ et de ‘L’escalier de mes désillusions’ de lancer une pétition avec l’intellectuel Delano Morel, toujours en ligne :

DECLARATION DE CARREFOUR-FEUILLES // Pour mettre fin à la violence en Haïti'

Illustration 8
‘DECLARATION DE CARREFOUR-FEUILLES // Pour mettre fin à la violence en Haïti'

Une bouteille à la mer qui ne rencontrera - comme souvent dès qu’il s’agit d’Haïti - qu’un écho relatif. 

Depuis, l’ONU s’est trouvée un compromis pour réagir sans être accusée d’interventionnisme dans un État souverain (mais dans lequel le mandat de tous les dirigeants locaux et nationaux a expiré faute d'élections depuis des années). Via la proposition kenyane de déployer ses propres forces pour soutenir une armée et une police haïtiennes en sous-effectif. 

Ubu roi oblige, cette mission était demandée par le Premier Ministre haïtien Ariel Henry, lui-même accusé d’immobilisme et dont le rôle dans l’assassinat de l’autocrate Jovenel Moïse n’est toujours pas tiré au clair, mais elle est à présent suspendue à la décision de la Haute Cour kenyane qui bloque sa mise en pratique. 

Que pense Gary Victor de cette intervention ? L’homéopathie pour stopper la gangrène : certains veulent y croire. Ou gagner du temps. Il le dit avec son franc-parler habituel dans les colonnes du ‘National: tant que les écuries d’Augias n’auront pas été nettoyées, tant que de nouvelles élections n’auront pas légitimé de nouveaux acteurs clairement reconnus par une majorité (ainsi que l’exige toute démocratie fonctionnelle) et tant que les opinions publiques des anciennes puissances occupantes s’obstineront à la jouer amnésiques et aveugles alors, comme Adrien et son violon sous la dictature des Doc, comme les gosses de Carrefour-Feuilles au temps des loups-kalachnikovs : nul enfant haïtien ne pourra plus se payer le luxe d’en être un. Enfant. 

— ‘Le violon d’Adrien’. Gary Victor. Mémoire d’encrier ed. — 

Illustration 9

• voir aussi les interviews de Gary Victor dans Le Point et La Presse 

‘Masi’, le flûtiste désenchanté : féroce et jouissive farce politique de Gary Victor 

Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’ 

* Plumes Haïtiennes

                          — Deci-Delà

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.