L’acte XI des Gilets jaunes s’est déroulé en fin de semaine dernière, avec son cortège de dérapages, parmi lesquels la blessure à l’œil de Jérôme Rodrigues, un des leaders historiques du mouvement. Le Ministre de l’Intérieur assure que les forces de l’ordre ont respecté les consignes qui leur avaient été données.
Dont acte. Il appartient désormais à la Justice, saisie de l’affaire, de le vérifier.
Je me garderai donc de tout commentaire superflu, me limitant à la dénonciation de toutes les violences, inacceptables dans un Etat démocratique, quels qu’en soient les auteurs.
Cette position, qui les place sur un pied d’égalité en termes de moyens de défense et de sanctions encourues, n’interdit pas de s’interroger sur la responsabilité de la « crise » elle-même, sans précédent depuis plus d’un demi-siècle, qui ne saurait être attribuée ni aux Gilets jaunes, ni aux professionnels chargés du maintien de l’ordre.
A en croire le Président de la République, s’exprimant une nouvelle fois à l’étranger, en Egypte cette fois, il n’aurait aucune responsabilité dans les événements qui agitent la France depuis plus de deux mois ; ainsi peut-on lire dans un article du Monde, D’Egypte, Macron analyse une crise pour laquelle il n’a pas encore de « réponse » : « En visite au Caire, en Egypte, où il devait rencontrer le Président Sissi lundi, Emmanuel Macron est revenu, devant des journalistes dimanche soir 27 janvier, sur la crise des « gilets jaunes » et ses racines. Une crise qui remonte à très loin, juge-t-il, et dont il n’est pas responsable, même s’il lui revient d’y trouver une issue. »
En clair, il y a bien une crise mais…
D’une part, elle est antérieure à son arrivée au pouvoir et n’est pas propre à la France, d’autre part, elle n’engage nullement sa responsabilité, si ce n’est celle de la résoudre.
Ce qu’on peut traduire par « Circulez, je n’ai rien à y voir » !
De l’art de se défausser !
Il est facile en effet de rétablir la « vérité vraie » en remontant quelques semaines en arrière. Lorsque le mouvement des Gilets jaunes est né, l’Elysée ne l’a pas pris au sérieux, manifestant par là-même ce qui a immédiatement été interprété comme une marque de mépris. La suite, ponctuée de réponses hors sujet (sur la transition énergétique notamment) et de rendez-vous manqués avec de mauvais interlocuteurs (dont le Ministre de l’Ecologie), ne pouvait qu’attiser le feu, en dépit de milliards d’euros mis sur la table, en contribuant à la radicalisation des éléments les plus déterminés et à l’entrée en action de fauteurs de troubles extérieurs au mouvement.
Ce d’autant plus que, dans le même temps, le Gouvernement n’a cessé de donner le sentiment de jouer sciemment la carte du pourrissement, comptant sur le rejet par l’opinion publique que ne manqueraient pas de provoquer les dégradations de biens et les violences sur les personnes, passées en boucle sur les chaînes d’information en continu…
Peine perdue ! Le soutien aux manifestants, bien qu’en baisse, est resté largement majoritaire, contraignant le Président à sortir enfin de son silence. Son « mea culpa », évidemment monté en épingle par ses zélateurs invétérés, s’est révélé être en fait « a minima », sa Lettre aux Français n’étant pas, loin s’en faut, la martingale espérée, même si les membres de la Garde présidentielle, que d’aucuns ont qualifiée de secte[1], ne manquent pas de présenter le « Grand débat » comme un événement « historique »…
La lire ou la relire permet d’en voir les limites, sur la forme et sur le fond.
Sur la forme, on retiendra sa longueur excessive, sa lourdeur aussi : comme si, en la rédigeant, on avait voulu se mettre au niveau supposé des Français, « à leur portée », ces derniers étant apparemment capables de ne comprendre qu’un texte qui se veut didactique et n’est finalement qu’un ramassis de poncifs, à la fois mal ficelé, laborieux, et, pour tout dire, d’une grande médiocrité compte tenu des enjeux majeurs qu’il est censé porter…
Un texte ne méritant sûrement pas la moyenne… C’est en tout cas le jugement que je porterais si j’étais encore Professeur !
Sur le fond, ce qui frappe est la limitation du nombre de thèmes ouverts à propositions, comme si le fameux « Grand débat » n’avait en réalité d’autre objet que de permettre au Président d’expliciter, ou, plus exactement, de justifier la Politique qu’il conduit, dont on subit les effets délétères depuis 18 mois...
On cherche manifestement non à échanger, à débattre, mais une fois encore, à faire de la Com’.
Est-ce faire un procès d’intention que de le penser ? Tout prouve le contraire : si certains ont été impressionnés par les « performances » du Président dans l’Eure, dans le Lot ou la Drôme, s’extasiant qu’il maîtrise si bien tous les sujets abordés, je ne fais pas partie de ces incorrigibles laudateurs.
C’est, de mon point de vue, le minimum qu’on est en droit d’attendre d’une personne ayant son cursus et sa position, et qui, de surcroît, prétend décider de tout, avec l’appui, ne le perdons pas de vue, d’une myriade de Conseillers, chargés, à l’Elysée, de préparer ses dossiers, au sein d’une dizaine de Pôles distincts, Pôle régalien, Pôle économie, Pôle social et santé, Pôle territoire, Pôle écologie, transports, énergie, Pôle éducation nationale, enseignement supérieur, recherche et innovation, sports, culture, Pôle diplomatique, Pôle parlementaire, Pôle communication, soit plus de 60 personnes au total !
Je n’aurais garde d’oublier le Conseiller politique et les autres collaborateurs de haut niveau, en charge du Commandement militaire, de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, et, pour finir, des Services administratifs de la Présidence de la République…
Non plus que ceux que la Presse appelle les « textoteurs » du soir ou de la nuit !
Au total, près de (ou plus de ?) 100 personnes totalement dévouées à leur chef !
Il y a bien eu quelques départs ces derniers temps, dont ceux d’un certain Alexandre Benalla et de Sylvain Fort, plume du Président, mais, même si d’autres défections ou recasages sont possibles sinon probables dans les prochains mois, les effectifs demeureront pléthoriques !
Pour enfoncer le clou sur les aides dont notre « cher » Président bénéficie dans l’exercice de son mandat, je rappellerai simplement les chiffres donnés à l’occasion du Noël de l'Élysée 2018, délocalisé à la Manufacture des Gobelins pour cause de travaux à l'Élysée, selon les termes d’un article publié le 19 décembre dernier sur le site d’Europe 1, dans lequel on peut lire « Les enfants profiteront d'un goûter et d'un spectacle dans la grande galerie de la Manufacture des Gobelins où viendront les saluer le président de la République et son épouse en milieu d'après-midi. Outre les enfants des 800 collaborateurs de l'Élysée, sont invités ceux de policiers, gendarmes, pompiers et de militaires morts ou gravement blessés en service cette année, ainsi que des enfants des associations ELA, Solidarité enfants sida, Du sport et plus, et des résidents de l'Institut médico-éducatif Henri Wallon, a précisé la présidence. »
800 collaborateurs, ce n’est pas tout à fait rien !
Au-delà du nombre pharamineux de contributeurs sur lesquels le Président peut s’appuyer en permanence pour nourrir sa Com’, qui m’empêche personnellement de m’extasier sur ses performances « théâtrales », un autre élément, caché jusqu’à ces derniers jours, révèle combien ce « Grand débat » est vicié : on n’a pas manqué, au tout début du mois de janvier, de clouer au pilori Chantal Jouanno, Présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), pour sa rémunération, jugée excessive, puis pour sa décision de renoncer à en assurer le pilotage.
Comme l’a indiqué LCI le 25 janvier, « plusieurs personnalités de la majorité avaient critiqué son « retrait » et réclamé sa démission. Elle doit « tirer les enseignements » de son départ « incompréhensible », avait notamment estimé Benjamin Griveaux. « Les Français ne comprendraient pas que Chantal Jouanno ne quitte pas immédiatement ses fonctions », avait renchéri le député Richard Ramos, un dirigeant du MoDem. Ce n'est pas à la CNDP, « dont la légitimité est nulle », d'organiser le grand débat, avait aussi dit le président du MoDem François Bayrou ».
Or, de toute évidence, les choses ne se sont absolument pas déroulées comme on a voulu nous le faire croire, ce que Médiapart a parfaitement expliqué dans Grand débat : les secrets d’un hold-up, dossier implacable, solidement documenté, dans lequel Laurent Mauduit explique qu’« alors que la Commission nationale du débat public était disposée à assurer l'impartialité et la neutralité du grand débat national, l’Élysée s’y est opposé », et révèle, « documents et courriels confidentiels à l’appui, la lutte menée par Emmanuel Macron pour transformer l’initiative, selon le mot de Chantal Jouanno, en une « campagne de communication ».
Enfin ! Nous y voilà !
Dans ces conditions, comment pourrait-on croire un seul instant que le « Grand débat », censé résoudre tous les problèmes, puisse y contribuer, alors même que ce sont des membres du Gouvernement qui en sont les animateurs ? Comment ne pas voir dans une décision prise sans concertation, dans l’urgence et avec un amateurisme confondant, une « supercherie », une « mascarade », une « opération d’enfumage », pour reprendre les expressions de certains membres de l’opposition ?
On pourrait ajouter « carabistouille » mais le Président lui-même l’a déjà récupérée. Tout comme « poudre de perlinpinpin ». Alors, pourquoi pas « miroir aux alouettes », « faux-semblant », « poudre aux yeux », « calembredaine », « sornette » ou « baliverne » ? A moins qu’on ne préfère « fumisterie »...
Notre langue regorge fort heureusement d’expressions et de mots savoureux qu’il n’a pas encore eu le temps d’utiliser ou de préempter…
Il sera intéressant de connaître la suite donnée aux recommandations des cinq « garants »[2], désignés pour assurer l'indépendance de la grande concertation voulue par le Président de la République, telles qu’on les retrouve dans l’article publié hier par L’OBS, Grand débat : les 4 recommandations des garants adressées à Macron. Elles recoupent en effet très largement les exigences légitimes de Chantal Jouanno, celles-là même qui ont indisposé l’Elysée et ont conduit cette dernière, en raison du refus du Président et du Premier Ministre de s’y conformer, à déclarer forfait…
Comme si tous les éléments précédents, extrêmement inquiétants en termes d’atteintes possibles à la transparence et à la neutralité des débats, ne suffisaient pas pour discréditer la politique du Gouvernement, le Président en personne, coutumier du fait il est vrai, et même multirécidiviste, s’est encore illustré à deux reprises au moins par des propos très désobligeants sur nos compatriotes, le 11 janvier d’abord, en présence des Maîtres boulangers, réunis à l’Élysée pour la traditionnelle galette des rois, puis le 15 janvier, à l’occasion du premier « one man show » de la très électorale tournée des Régions, devant les quelque 600 Maires normands réunis à Grand Bourgtheroulde :
D’abord sur « le sens de l’effort » : « Notre jeunesse a besoin qu’on lui enseigne un métier et le sens de cet engagement qui fait qu’on n’a rien dans la vie si on n’a pas cet effort ».
Et, comme si cela ne suffisait pas, il en a remis une couche : « Les troubles que notre société traverse sont aussi parfois liés au fait que beaucoup trop de nos concitoyens pensent qu’on peut tout obtenir sans que cet effort soit apporté. Parfois on a trop souvent oublié qu’à côté des droits de chacun dans la République - et notre République n’a rien à envier à beaucoup d’autres - il y a des devoirs. Et s’il n’y a pas ce sens de l’effort, le fait que chaque citoyen apporte sa pierre à l’édifice par son engagement au travail, notre pays ne pourra jamais pleinement recouvrer sa force, sa cohésion, ce qui fait son histoire, son présent et son avenir ».
Ensuite sur « ceux qui déconnent » : « Une partie du travail sur la pauvreté est en partie dans les gens qui vivent cette pauvreté. En les responsabilisant, en les aidant à s'en sortir, en les considérant, en leur apportant des instruments (...) et pas dans le face-à-face entre ceux qui travailleraient d'un côté et ceux qui seraient toujours les vaches à lait de l'autre ».
« Elle est dans un travail collectif, très fin, il faut des travailleurs sociaux. Il y a des gens en situation de difficulté que l'on va davantage responsabiliser, parce qu'il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent. Mais ils sont tous acteurs (...) ».
Des propos inacceptables comme tous ceux, déjà très nombreux, qui les ont précédés[3], et que, comme d’habitude, les perroquets de la prose présidentielle, se sont empressés de minimiser ou de justifier, assurant contre toute évidence, à l’image de leur auteur, qu’ils avaient été sortis de leur contexte…
A l’énoncé de tous ces événements, de ces mensonges, de ces mots qui sont autant d’insultes pour les personnes qui souffrent au quotidien, comment ne pas comprendre et partager la lassitude, la colère, le dégoût aussi qu’exprime cette France qui se sent déclassée, rejetée, exclue, privée de tous ces Services « dits publics », réservés de facto à une autre France, minorité privilégiée qui l’a porté au pouvoir ?
Faux, soutiendront probablement les groupies du Président ! Et « tellement si vrai » pourtant, comme pourrait dire Marc Lavoine…
Une nouvelle preuve vient d’en être donnée tout récemment, sans que cela provoque de réaction notable dans les médias : les députés LREM ont amendé et adopté en nouvelle lecture l’article 53 du Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui revient de facto à supprimer les Tribunaux d’Instance et les Conseils de Prud’hommes. Cette mesure emblématique du texte de loi a été adoptée par 15 voix (7 contre et 1 abstention) dans la nuit du 17 au 18 janvier 2019.
« 23 députés sur 577 pour voter une loi qui déstructure la Justice, pourtant Ministère régalien, cela n’aurait pas été plus caricatural dans la pire République bananière », comme l’a souligné l’UNSa Services Judiciaires dans un Communiqué au vitriol daté du 22 janvier 2019.
On comprend parfaitement les enjeux de la loi votée à partir d’extraits des interventions de M. Patrice Verchère[4], Député Les Républicains du Rhône, d’une part, et de Madame Nicole Belloubet[5], Garde des Sceaux, d’autre part, dont il est aisé de constater qu’elles sont diamétralement opposées ! Pour de plus amples informations et à condition de s’armer d’un solide courage, il convient de se reporter au Compte rendu de la troisième séance de l’Assemblée nationale du jeudi 17 janvier 2019.
Madame Belloubet assure évidemment que c’est au nom du « progrès » que la réforme a été pensée alors qu’il s’agit, selon moi, d’une régression inacceptable, à l’image de celles déjà enregistrées dans les domaines du Travail et de la Santé, et, prochainement, de la Santé au travail, que je connais parfaitement pour y œuvrer depuis 35 ans, aujourd’hui en qualité de Personnalité qualifiée, membre de la Commission n° 5 du Conseil d’Orientation des Conditions de Travail (COCT).
Bien sûr qu’il faut tout faire pour réconcilier les deux France, mais, à la lumière de l’exemple précédent, peut-on croire que nos dirigeants actuels et ceux qui les soutiennent en aient la volonté et qu’ils en soient capables, alors même que leur responsabilité dans la crise actuelle, qu’ils refusent obstinément d’assumer, apparaît évidente ?
A bientôt donc, côté Gilets jaunes, pour l’acte XII du mouvement, annoncé pour le week-end prochain.
Et, côté Président, pour le quatrième « stand-up »[6] de sa tournée des Régions, dont je viens d’apprendre à l’instant qu’il était reporté à une date ultérieure, sans autre précision.
Quoi qu’il en soit, attention : « show devant », chaud !
[1] C’est le terme utilisé notamment par Catherine Nay dans son éditorial du 16 janvier sur les ondes d’Europe 1.
[2] Isabelle Falque-Pierrotin, Jean-Paul Bailly, Guy Canivet, Nadia Bellaoui et Pascal Perrineau.
[3] Lire ou relire à ce sujet les articles que j’ai rédigés sur ce thème, notamment Les mots dans Macron et les mots de Macron : des maux en perspective ? (1/2) et Les mots dans Macron et les mots de Macron : des maux en perspective ? (2/2)
[4] « Contre la fusion des tribunaux d’instance, TI, et de grande instance, TGI, les professionnels du droit et les élus locaux sont vent debout, craignant – à juste titre, je pense – la fin du juge du quotidien, du juge des pauvres. Crainte des professionnels du droit, opposés à la disparition des juges d’instance, qui tranchent les affaires civiles comme le surendettement, les loyers impayés, les tutelles, pour les litiges inférieurs à 10 000 euros, c’est-à-dire des litiges du quotidien. Crainte des élus locaux, notamment ceux des villes moyennes et des sous-préfectures, ainsi que ceux des communes des territoires ruraux, qui pensent que la fusion des TI et des TGI engendrera à terme la fermeture de certains tribunaux judiciaires, vidés de leur substance ».
[5] « Proximité, lisibilité, efficacité, voilà la réforme que je propose et qui me semble une réforme de bon sens, qui permettra de rapprocher le justiciable de son juge. Et, je le répète : je ne ferai fermer aucun tribunal. Il est peu habile, dans un contexte troublé où, et je le comprends aisément, les gens ont peur que les services publics s’éloignent d’eux, de laisser penser que les tribunaux vont quitter leur territoire – c’est totalement inexact. Voilà pourquoi je vous demande de ne pas adopter ces amendements de suppression ».
[6] « Spectacle humoristique où un comique fait son show, debout, seul sur scène », définition de lintern@ute… Tout un programme !