La mémoire de l'histoire participe depuis la nuit des temps à la légitimation du pouvoir. L’imitation des hommes du passé considérés exemplaires et la revendication de leur héritage contribuent donc au développement de l’identité politique. Déclenchée par l'annonce de l'alliance AUKUS (Australie, Etats-Unis et Royaume-Uni ), la colère médiatisée de Macron en septembre 2021 entre dans cette recherche d'une identification avec des modèles historiques. Dans le cas de Macron, il s'agit de la revendication de l'héritage gaullien. Cette revendication n'est pas une nouveauté en France mais Macron profite d'un contexte particulier et sa colère face au binôme Biden-Johnson rappelle celle de de Gaulle face au binôme Roosevelt-Churchill durant la seconde guerre mondiale. De nombreux parallèles, encouragés par Biden lui-même, ont été établis entre Roosevelt et Biden (1) et, l'image de Churchill seul en 1940 est récupérée par Johnson dans la mise en place du Brexit (2). La crise diplomatique de septembre 2021 donne à Macron les arguments nécessaires pour faire de son action le reflet de celle de de Gaulle, symbole de la résistance sans faille et du rétablissement de la grandeur et de l'honneur de la France. S'imposant progressivement comme le représentant des résistants et des armées de l'empire français pendant la seconde guerre, de Gaulle réussit à donner à la France le prestige de partager avec les vainqueurs le droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU et ce malgré des faits désastreux. En effet, la débâcle de l'armée française en 1940, l'occupation allemande, la collaboration stratégique (ou de survie) de certains français, le collaborationnisme (3) idéologique d'autres et surtout, la collaboration étatique proposée par Pétain à Hitler en octobre 1940 auraient pu détrôner la France en 1945. Et pourtant, la France apparu comme un des cinq grands vainqueurs à la fin de la guerre. Ce privilège, la France le doit à la volonté de de Gaulle de donner à son pays les moyens pour assurer sa propre défense et à ses négociations avec Roosevelt et Churchill pendant la guerre. Le mécontentement de Macron envers l'alliance AUKUS semble être l'expression de sa volonté d'incarner un nouveau de Gaulle qui s'oppose à ce que les alliés des États-Unis deviennent leurs vassaux et qui réaffirme son attachement à une certaine définition de la fonction présidentielle.
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En 2016, Macron expliquait : “F. Hollande ne croit pas au président jupitérien. Pour ma part, je ne crois pas au président normal”(4). La perception jupitérienne du pouvoir présidentiel de Macron est liée à ce “mythe” de Gaulle dont l'entrée triomphale dans Paris libéré en 1944 n'est d'ailleurs pas sans rappeler le triomphe réservé aux généraux romains à qui on octroyait le titre d'imperator et le privilège de s'identifier temporairement à Jupiter. En tant que garant de la légitimité du pouvoir, Jupiter, aussi dieu du ciel et des foudres, cumulait deux caractéristiques de l'expression de la grandeur romaine. D'un côté, parce que les valeurs républicaines politiques romaines étaient par définition contraires à la monarchie, Jupiter était un dieu souverain non-omnipotent et, comme les consuls romains, il gouvernait en privilégiant l'échange et la collaboration avec les autres dieux. D'un autre côté, Jupiter était le dieu souverain qui avait accordé à Rome un empire sans fin, agissant en sauveur lorsque le destin grandiose qu'il avait réservé aux Romains était menacé. Ce Jupiter-sauveur apparaît ainsi dans les épisodes désespérés de l'histoire romaine. Sa première intervention a lieu lorsque Romulus enlève les Sabines déclenchant la première guerre de Rome pendant laquelle les Romains, trahis, voient leur ville envahie et fuient de façon honteuse et désordonnée. Jupiter intervient alors pour donner aux Romains le courage dont ils ont besoin et l'armée de Romulus remporte la victoire grâce à un Jupiter sauveur qui intervient parce que Rome est à la dérive. Les réponses politiques de Macron face aux gilets jaunes, à la communauté scientifique en temps de pandémie, et au dialogue démocratique suggèrent que l'allusion jupitérienne de Macron ne fait pas appel au Jupiter non-omnipotent qui partage le pouvoir. L'allusion serait plutôt à rapprocher du pouvoir du Jupiter sauveur qui s'impose et qui œuvre de façon inconditionnelle en faveur de la majesté de Rome. Le contexte désastreux et désespéré dans lequel s'est retrouvée la France en 1940 a donné à de Gaulle l'occasion de se montrer comme un sauveur et aujourd'hui, Macron veut montrer qu'il peut faire de même.
L'annonce de l'alliance AUKUS met en exergue l'importance accordée aux intérêts économiques et stratégiques par les États-Unis de Biden, un homme qui incarne la continuité, l'establishment, et le retour vers le statu quo (5). L'alliance donne à Johnson l'occasion de rendre réel le Brexit et permet à l'Australie, dont les relations avec la Chine sont tendues depuis le début de la crise sanitaire, de se procurer des alliés de taille et l'accès à la technologie nucléaire. Créée dans le secret, cette alliance écarte la France de l’échiquier de la région et la prive d'un important contrat d’armement signé avec l'Australie en 2016. Ce scénario menace donc l'héritage géopolitique gaullien fondé avant tout sur la puissance technologique, politique et militaire. Il semble toutefois idéal pour l'intervention d'un président sauveur puisque, perçue comme une trahison envers la France, l'alliance permet à Macron d’œuvrer pour le rayonnement de son pays. Cette alliance n'est donc pas une foudre qui frappe le président jupitérien. Au contraire, la crise diplomatique qui en a découlé donne à Macron les arguments nécessaires pour réaffirmer sa vision du rôle que la France doit jouer sur la scène internationale. Macron, le président jupitérien-sauveur de la start-up nation a ainsi réussi à revendiquer son attachement à cette “certaine idée de la France” qu'avait de Gaulle. Il a aussi privilégié la défense de l'industrie de l'armement en laissant passer l'occasion de positionner son pays en tant que héraut d'une politique plus en accord avec la préservation de l'environnement et de la paix et donc, plus en accord avec la défense des droits de l'homme. En privilégiant les intérêts d'une industrie qui se nourrit des conflits, la France, pays qui s'est donnée une vocation universelle fondée sur la défense de l'esprit des Lumières porteur de transformation, de savoir, de confiance et d'humanisme se présente aujourd'hui comme une pâle copie d'elle-même.
La défense des Droits de l'Homme ne semble être guère plus qu'une figure rhétorique et ce même pour les pays dont les principes sont fondés sur ces droits. Le discours précurseur du changement nécessaire, celui qui guide la mise en place de politiques raisonnées pour la sauvegarde de notre environnement naturel et culturel, le seul discours qui peut permettre aux hommes de briller aujourd'hui, cherche donc toujours son héraut.
(*) Version es espagnol de cet article: https://www.elespectador.com/opinion/columnistas/columnista-invitado-ee/puede-aun-brillar-la-herencia-filosofica-del-siglo-de-las-luces-en-francia/
Liens vers les articles ou notions cités
(1) :https://edition.cnn.com/2021/04/26/opinions/franklin-roosevelt-joe-biden-100-days-gergen/index.html
(3) : https://www.universalis.fr/dictionnaire/collaborationnisme
et version en espagnol publiée : https://www.elespectador.com/noticias/cultura/los-tweets-del-6-de-enero-2021/