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Billet de blog 2 mars 2024

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La libéralisation des émotions : émancipation salutaire ou dictature invivable ?

“L'émotion nous égare : c'est son principal mérite.” Oscar Wilde. Thèse : l'émotion nous empuissantise si elle est guidée par la Raison, elle nous détruit si elle domine la Raison.

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. L’Histoire telle qu’on la raconte.

Dans l’histoire de la philosophie il est de bon ton de vilipender1 les émotions qu’on appelait plutôt « les passions humaines » au XVIIe siècle2. Au XVIIIe siècle, on célèbre même l’avènement de la Raison humaine contre l’obscurantisme religieux, contre l’empire des croyances, qui pousse des peuples à la guerre civile. Cette folie meurtrière manifeste dans la Saint Barthélémy est celle des passions humaines, de l’amour irrationnel et excessif de Dieu, et la haine sans limite de ceux qui ne se plient pas à notre culte. En réaction à ce siècle de désenchantement de la vie, le mouvement romantique vient réhabiliter le primat du ressenti, des émotions, de l’imagination, des rêves, du mystère, de la poésie, tout ce que le siècle des Lumières avait disqualifié. Ce mouvement romantique se poursuit en philosophie par l’avènement de la phénoménologie. Si quelqu’un veut comprendre ce que c’est que ce truc – la phénoménologie - qui fait passer les philosophes pour de grands allumés de la soupière aux yeux des néophytes, il faudra que je lui fasse un cours personnel, car c’est presque impossible à expliquer simplement à l’écrit. L’enseignement n’est jamais aussi efficace qu’à l’oral.

La phénoménologie née avec Husserl au bouc hirsute et se poursuit avec Heidegger le furieux. Face à cette montée philosophique du romantisme allemand qui trouve une colonne vertébrale intellectuelle dans la phénoménologie, une nouvelle réaction se met en place. Cette réaction juge le romantisme comme une montée de l’irrationalisme et des pseudo-sciences. Elle prendra son centre névralgique au cercle de Vienne où de nombreux scientifiques, positivistes, et en qualité de philosophe, le mystérieux Wittgenstein, qui se donneront pour mission de combattre l’irrationalisme. Depuis, un affrontement existe encore entre les partisans de la Raison qui veulent encore et toujours combattre les croyances, les pseudo-sciences, la dictature des émotions, les opinions douteuses et les idéologies politiques assignées uniquement aux « extrêmes »3 ; et en face nous trouvons une mouvance nébuleutique où le développement personnel, la CNV, le féminisme, et dans des formes plus exigeantes, des phénoménologues et des psychologues, vont pourfendre l’ennemi rationaliste qui désenchante le monde, pollue la planète, fait du profit, domine la Nature et les femmes, voire, dans les cas les plus délirants, les Noirs4. Ce qui est frappant c’est de trouver dans chaque camp des ressorts psychanalytiques que St Augustin nommait en son temps « libido dominandi » : on veut écraser et dominer l’autre en montrant qu’il est irrationnel et qu’il faut donc le priver du discours, car la légitimité du discours serait intrinsèquement celle de la rationalité, et, en face, ce désir de dominer prendra le masque du désir d’enlever la domination aux dominants.

On trouvera aussi dans le camp de l’apologie des émotions une galaxie dépolitisée qui fait de la bonne humeur béate son éthique quotidienne (ce qui rend difficile la tristesse, ou, au hasard, l’indignation face à l’injustice). Dans la croisade contre l’irrationalisme, celui que j’appelle le scientiste, aura une vision du monde clef en main permettant un solutionnisme généralisé pour guérir les problèmes de notre époque. Je ne dis pas que la mystique des émotions shootée au tantra n’est pas elle aussi habitée par l’idée d’un solutionnisme existentiel, mais à la différence du scientiste, elle admet sans difficulté que d’autres solutions existent et sont légitimes, car finalement chacun a ses croyances ; tandis que l’intolérance du scientiste est manifeste. Cette intolérance relève d’un habitus de classe consistant essentiellement pour la bourgeoisie intellectuelle à montrer qu’elle sait, en montrant par là que les autres ne savent pas. On est d’ailleurs pas obligé d’appartenir à la bourgeoisie intellectuelle pour exercer cette domination intellectuelle, il suffit de manifester son impérieux besoin d’avoir raison, par le mépris de ceux qu’on veut sortir de leur sommeil dogmatique.

Bref. Il y a une ample dispute clivante remontant au XVIIe siècle, mais même dans l’antiquité ce débat existait, entre les partisans de la Raison contre ceux qui valorisent le plaisir, les émotions et la sensation. Les stoïciens incarnent assez bien l’archétype de l’idéal rationnel contre la servilité induite par les désirs, les passions et les émotions. Alors même que les stoïciens procèdent des cyniques, ces derniers semblent s’opposer à ce qui sera le stoïcisme par leur apologie du plaisir et de l’expression des émotions. Cependant c’est certainement dans le sillage cyrénaïque et démocritéen qu’on trouve les racines de l’apologie d’une vie humaine où les émotions doivent pleinement s’exprimer. Les coordonnées philosophiques de l’Antiquité complexifient, pour ne pas dire que c’est quasiment du n’importe quoi, la portée de ce clivage Raison / émotions que j’essaye de dresser ici.

Si je m’efforce de le faire, c’est que la philosophie stoïcienne est extrêmement présente, tant dans le développement personnel que dans la philosophie des apologistes de la Raison. Ce qui est bien avec la philosophie antique, c’est que c’est open bar à toutes les récupérations, servez-vous, personne ne dit rien, vous aurez jamais un gros grec pédéraste de 2 500 ans qui viendra vous accuser d’appropriation culturelle.

Maintenant, je voudrais montrer que derrière cette vision historique réductrice, il y a une complexité (c’est le mot gentil en philosophie pour éviter de dire que la thèse qu’on va déglinguer est totalement merdique) qui devrait brouiller les cartes du clivage que j’ai dressé. Ensuite je propose une théorie des émotions sur la base d’une anthropologie spinoziste. Après je chie sur les émotions et la Raison en même temps, en montrant que ceux qui la pourfende s’en font les relais et … inversement, pour finalement faire l’apologie des deux. Mon but n’est pas tellement d’ailleurs de défendre une thèse originale hyper intelligente tellement inspirante.

Mais plutôt de replacer des coordonnées solides derrière un clivage factice qui dissimule la dynamique profonde de nos sociétés et empêche ainsi une critique, c’est-à-dire une vision claire, de notre funeste devenir et d’en envisager une remédiation.

. L’Histoire telle qu’elle est.

Au risque de surprendre ou de dire quelque chose de parfaitement évident, il y a une pensée qui a placé l’émotion au cœur de notre rapport au monde : le christianisme. Dieu est amour, il donne son fils par amour, et nous devons nous montrer digne de cet amour en le répandant nous-mêmes sur terre. Le tiraillement de notre condition humaine est une tension vers l’égoïsme et ses formes de corruptions comme l’orgueil. L’émotion que suscite la mort et la résurrection du Christ doit nous conduire au Bien, à éprouver de la pitié pour l’humanité entière, à traiter notre prochain comme nous-mêmes. L’amour de Dieu nous foudroie d’une telle puissance que sa bonté nous traverse et se répand. Encore faut-il cultiver cet amour dans la prière et le culte religieux qui le nourrissent et l’encouragent. Le logos grec est mis en retrait au profit d’un rapport émotionnel au monde, autrement dit, la Raison humaine laisse place à l’amour de Dieu. Ce qui ne veut pas dire que le Christianisme abandonne la Raison, ni même que le culte des dieux n’existe pas avant notre ère. Mais avec le Christianisme, nous pouvons simplement cultiver l’amour pour avoir une vie bonne et bien agir. Ce que je raconte là est une donnée majeure de l’histoire de la pensée et il est difficile de comprendre comment ou pourquoi dans la critique radicale qui est faite de la Raison, la plupart des philosophes et des philosophesses ignorent volontairement la dimension religieuse des émotions. Ce n’était pas le cas des Romantiques, qui, pour la plupart d’entre eux, se sont efforcés de repenser le Christianisme en lui donnant une nouvelle couleur, peut-être plus mystique et rêveuse ou poétique, mais c’était alors toujours le Christianisme. Je fais l’hypothèse qu’une certaine christianophobie s’est confortablement installée dans de nombreuses têtes. Il ne faut pas oublier que la haine absolue et sans nuance du Christianisme a conduit Sade et Nietzsche à défendre la cruauté. Pour le premier à l’état pratique, pour le second jusqu’à devenir dément.

On a beaucoup écrit sur le XVIIe siècle en le diabolisant car ce serait le siècle des animaux machines où la Raison toute puissante veut dominer la Nature. Ça n’est pas complètement faux. Mais rien n’est complètement faux. Prenons Spinoza, il est le penseur des passions humaines, si bien qu’il fait une anthropologie des passions. L’homme est mû par des affects, des passions, c’est-à-dire des émotions, et il est presque impossible d’échapper à ce règne. Cela ne le conduit pas - contrairement à la plupart des autres penseurs des passions (notamment Hobbes dans Le Léviathan) - à déduire qu’il faudrait que l’homme soit gouverné par un prince rationnel qui empêcherait la violence passionnelle de nuire à la paix civile. Spinoza déduit de cette anthropologie que la Démocratie directe serait le meilleur des régimes, car la délibération publique permet l’expression de pensées de la part d’êtres doués de Raison - ce qui ne manquera pas d’influencer les décisions politiques - et de surcroît, la passion conduit également les gouvernants qui sont immanquablement pris par l’hybris du pouvoir. Et cet hybris des gouvernants est un facteur majeur de décomposition de la concorde sociale.

On fait de Descartes le père du rationalisme froid et calculateur qui dit que les animaux sont des machines. Je ne reviendrai pas sur cette thèse de Descartes sur laquelle tout le monde s’indigne, mais à laquelle on souscrit tous sans le dire, même les végétariens. Descartes dit cela à une époque où il y a des procès contre les animaux lorsqu’ils commettent des crimes. Je voudrais simplement souligner que Descartes est l’auteur d’un Traité des passions de l’âme, où il nous présente un homo passionalis et non un homo Œconomicus. Pour Descartes, l’anthropologie c’est la passion et non la Raison, ce qui nous meut ce sont les passions. Ceci dit, il vise tout de même un idéal de liberté commun à Spinoza et Kant : vivre sous la conduite de la Raison, obéir à la loi morale, l’entendement qui détermine la volonté. Spinoza bien qu’il soit « un fou de la Raison » comme le dit Castoriadis, fait une anthropologie des passions humaines dans L’Éthique. Voir le XVIIe siècle comme le siècle qui fait de l’homme un être rationnel est juste faux ; pour ces philosophes, l’homme peut être rationnel mais il est mû par les passions. Cette anthropologie des passions est certes vu comme une condition à dépasser au profit d’un homo rationalis, cependant Descartes, comme Spinoza, ne néglige nullement le caractère utopique et asymptotique d’un tel projet, de plus ils voient de nombreuses passions humaines comme bénéfiques pour la vie, la société, la morale et le bonheur humain. On est clairement loin de la haine des émotions.

Avant de démarrer plus globalement sur le mouvement général de la modernité, je voudrais quand même m’arrêter quelques instants sur Kant. C’est clairement LE philosophe des Lumières, il écrit 3 critiques sur la Raison pour répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». On le considère donc comme l’archétype de ce XVIIIe siècle de la Raison rationnelle, qui nous commande d’agir raisonnablement. Et pourtant chez Kant, le plus important de notre vie arrive précisément lorsque la Raison est en déroute. Ce qui nous touche le plus dans notre vie, Kant l’a écrit sur son épitaphe (enfin il l’a fait écrire, j’imagine que ça n’est pas lui en propre qui s’en est chargé) : « le ciel étoilé au-dessus de ma tête ». Cela correspond à ce qu’il appelle le sentiment du sublime dans La Critique de la faculté de juger, où l’expérience d’un spectacle naturel gigantesque provoque en nous un sentiment, et non une connaissance. Le sublime c’est le moment où la Raison échoue, où l’entendement est face à un incommensurable, où il essaye de comprendre ce qu’il voit sans y parvenir, alors l’imagination n’étant plus transformée en concept par l’entendement, elle s’émule toute seule. Et c’est cette activation de l’imagination - qui produit des images sans que l’entendement puisse comprendre l’expérience qui lui apparaît - qui provoque en nous un enthousiasme, c’est-à-dire une joie intense suite à une mise en déroute de la Raison, de la faculté de connaître, de notre compréhension. Autrement dit, ce qui nous touche le plus dans notre vie c’est l’échec de la Raison face à un spectacle dont le sens et la conceptualisation nous échappe. Le sublime c’est une aurore boréale, un paysage de montagne, un ciel étoilé, un paysage marin. On a donc des visions souvent fausses des philosophes à force de simplifier la présentation de l’histoire des idées. Ce qui est intéressant c’est que de cette erreur vont naître un discours politique, des clivages axiologiques et intellectuels et même des formes de management.

Maintenant que j’ai redressé quelques nuances sur les philosophes emblématiques de cette époque, je voudrais dresser le portrait réel, et non plus caricaturé du mouvement anthropologique et intellectuel qui a lieu à cette époque, c’est-à-dire à l’époque de la naissance du capitalisme jusqu’à nos jours. Cette perspective permet d’éclairer notre époque contemporaine et la place des émotions dans l’ordre politique et intellectuel, en tant qu’elles sont encensées mais aussi rejetées.

. Les émotions : un succès tardif basé sur un quiproquo ?

Qu’est-ce qui se passe exactement avec la modernité ? Déjà comme je l’ai dit plus haut, il faut partir d’un traumatisme équivalent à la Shoah pour nous : les Guerres de religion. Les principes politiques de la modernité découlent de ce traumatisme, Voltaire en est le représentant emblématique. La religion traditionnellement assimilée à l’ordre et la stabilité devient la responsable majeure du désordre et de l’instabilité. Des massacres barbares par dizaines de milliers. Tout ça pour savoir si l’hostie est un symbole ou une réalité, et si le Pape est un représentant de Dieu sur terre ou une parole exégétique. Et plus profondément tout de même, si l’homme est libre ou destiné, et si donc ses actes vont déterminer son arrivé au paradis. La religion, et singulièrement le christianisme, c’est les émotions. À l’époque on parle de passions religieuses qui se déchaînent entre les peuples. La religion chrétienne repose sur une émotion : l’amour. Tout s’articule autour de ça : le message du Christ, pourquoi il est crucifié, pourquoi Dieu sacrifie son fils, pourquoi il ressuscite, et ce que les hommes doivent faire de cette révélation. Aimer son prochain, voilà l’essence du christianisme. Et on a pu voir qu’une intention semblant dépourvue de toute violence peut créer des effets de bascule lorsque cette intention rencontre l’altérité, des divergences de cultes ou de croyances. L’amour devient haine car il faut alors haïr ceux qui refusent l’amour, et les faire plier car c’est le salut qui en dépend. La haine et le déchaînement de violence ne sont alors plus perçus comme le contraire de l’amour mais comme un effet nécessaire, un revers inexorable de celui-ci. Commence alors un pessimisme anthropologique massif, qu’on peut appeler « pessimisme moderne », et qu’on retrouve aussi bien chez Smith, Hume et Say que chez Locke, Hobbes, et même Spinoza et Rousseau. Le pessimisme moderne consiste à voir l’homme comme mauvais et violent car même dans ses élans de générosité c’est en réalité pour des raisons égoïstes, a minima, voire sournoises et passionnelles pour les plus inquiets et inquiétants. Inquiets et inquiétants. J’insiste là-dessus car ces énoncés sont descriptifs, et prescriptifs bien sûr, déjà car comme l’a vu Austin dans Quand dire c’est faire, les énoncés descriptifs sont toujours en fait performatifs. Si on dit que l’homme est mauvais c’est pour en déduire un certain nombre d’institutions et de formes politiques particulières qui seraient alors comme de nature, car découlant de la nature humaine, et donc inquestionnables, indiscutables, et immuables. Le succès du sartrisme dans les études de genre, où l’existence précède l’essence tout le temps et rien de naturellement donné ne saurait déterminer nos pensées ou nos comportements, vient en fait dissimuler ou masquer (et même dénoncer pour certains) le fondement purement physiocrate de nos institutions politiques. Encore une fois, nos institutions reposent sur une certaine conception, pessimiste, de la nature humaine. Toutes nos institutions. Les droits de l’homme, le gouvernement représentatif avec des élections, l’absence de référendum populaire. Depuis le XVIIe, sur ça, rien n’a bougé. Mon commentaire est donc qu’en décrivant de cette manière la nature humaine, nos modernes vont en même temps prescrire des institutions correspondantes, et prescrire du même coup des comportements qui devront faire marcher ces institutions. Et j’annonce direct vers quoi je vais, mais vous l’avez peut-être deviné : l’homme est égoïste ; un marché libéral doit lui permettre de satisfaire son égoïsme ; il doit se comporter égoïstement pour faire fonctionner le marché qui garantit l’ordre social.

C’est Hirschman qui a décrit avec rigueur et précision cette pensée moderne des émotions, et rien de tel qu’un livre qui parle de ce dont on veut parler n’est-ce pas ? Les Passions et les intérêts vient mettre à mal cette idée grossière selon laquelle le marché libéral, le capitalisme, fonctionnerait à partir d’individus rationnels, calculateurs, froids, dépourvus d’émotions ; mû uniquement par l’intérêt égoïste qu’on peut donc traduire rationnellement par un chiffre mathématique : le prix. On nous demande d’être comme ça, certains archétypes aliénés au dernier degré le sont, mais nous ne sommes pas comme ça. Et les penseurs modernes le savaient très bien. Il n’est pas question d’emblée d’un Homo Oeconomicus. L’homme est pris comme il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, autrement dit, on voudrait qu’il vive dans la pureté de l’amour du prochain, mais ça n’est pas le cas, on le prend tel qu’il est : mû par des passions multiples et dangereuses socialement. L’idée n’est donc pas de lui demander d’être meilleur, rationnel et aimant, mais de le prendre tel qu’il est, émotionnel et égoïste. Mais comment combattre les passions humaines si on n’exige pas de l’homme qu’il devienne rationnel ? Finalement la théologie classique avait une logique impeccable. Parce que on ne peut pas changer cette nature fait d’un « bois si noueux », comme le dit Kant, qu’on ne peut y sculpter ce qu’on veut comme on le veut. Un tri. C’est ça la modernité. Un tri dans les passions. On va valoriser les passions non destructrices pour fonder l’ordre social, ces passions satisfaites, elles annihileront les autres passions. Du moins c’est l’idée. Et c’est pourquoi on assiste à une scène surréaliste grâce à Guillaume Meurice5, qui était bien inspiré ce jour-là, où au forum économique, un entrepreneur défend qu’on va faire la paix avec Daech en leur vendant des armes, car le commerce pacifie. C’est le fameux « doux commerce » de Montesquieu. Marx avait déjà répondu à ça dans Le Capital en décrivant la traite négrière des esclaves qui est incontestablement un commerce. « Das ist der doux commerce ». Voltaire était lui-même bien informé puisqu’on l’a connu également dans le commerce d’armes de guerre. Vous comprenez maintenant pourquoi on parle, du moins c’est une des raisons, de « perte de sens » pour qualifier la modernité. Le trafic d’armes permet de construire la paix civile. L’égoïsme produit de la générosité et de la prospérité. Les vices privés font le bien public (ça c’est carrément le titre d’un livre de Mandeville, surnommé « Man devil » par l’Église de l’époque) ; et aujourd’hui l’Art c’est un plug anal, ou une femme torturée6 ; jusqu’à «  pour notre santé économique il faut diminuer le coût des services publics » ; « s’endetter c’est bien » (y compris à l’échelle d’un pays) car on dépense moins et on peut rembourser la dette ; si les riches s’enrichissent ça permet un ruissellement jusqu’aux pauvres ; le premier de cordée milliardaire porte les autres, les pauvres, vers le sommet. Alors quand Macron dit « je suis libéral au sens classique du terme » c’est parfaitement juste. Certes, il oublie un certain nombre de critiques classiques adressées aux principes politiques et aux institutions modernes, mais en soi, il ne ment pas. Pour résumer, on va annihiler les passions religieuses, l’amour menant à la haine, il ne faut pas compter dessus pour fonder l’ordre social. Vous constatez d’ailleurs que ça n’est pas seulement la religion qui est délégitimée et évacuée, c’est l’idée même qu’une conception commune du bien puisse organiser la vie en société et que la générosité, la gentillesse et la sympathie pourraient nous sauver de l’injustice, de l’insécurité, de la violence, du malheur et de la violence. Par quoi remplace-t-on la morale, la religion et les émotions pour organiser la vie en société ? Pas la Raison ou la sagesse vous avez compris. Ni même un Homo Œconomicus être rationnel et calculateur. Mais par la passion égoïste d’enrichissement, la jouissance des possessions matérielles, le désir d’accumulation. Cette passion menant à un commerce, et cet échange se traduisant par un prix, on va pouvoir rationaliser ce qui ne l’est pas. Comprenez bien, les passions humaines ne sont pas rationnelles, mathématisables, elles sont changeantes, mouvantes, variantes en intensité et en nature, bref vivantes. Mais si une de ces passions se traduit par un prix à l’occasion d’un commerce, alors on peut forcer une rationalisation. Ben oui, il y a un chiffre, donc c’est chiffrable. C’est ça la naissance de l’Homo Œconomicus. Cette figure anthropologique n’est donc pas une réalité observée, Hume d’ailleurs le confessait grâce à son empirisme : l’idée que l’homme est mauvais pour penser nos institutions lui semble juste mais étonnante ; elle ne se vérifie pas dans les faits. C’est un idéal régulateur auquel nous devons nous conformer. Mais on sait bien sûr que personne n’est un calculateur froid et que c’est bien les passions qui nous animent dans le capitalisme. C’est la naissance philosophique du Capitalisme. J’entends par là qu’il a une naissance politique (Révolution industrielle et politique), géologique (charbon, pétrole) et anthropologique (du don-contre-don au donnant-donnant), judiciaire (les droits de l’homme) et philosophique.

. Résister à la marchandisation du monde par un retour aux émotions est une ruse de la Raison Capitaliste.

L’économie moderne, loin de combattre les passions humaines, veut au contraire les exploiter au maximum en se focalisant sur les passions non meurtrières : le désir d’enrichissement. Il n’y a donc pas de rejet des émotions dans la modernité, au contraire ! Et j’ai mis un point d’exclamation ! Le discours contemporain de rejet de la Raison est donc l’effet d’une méconnaissance majeure de l’histoire de la modernité. Sans même préciser bien entendu que « la vie sous la conduite de la Raison » chez Spinoza n’a pas de réel point commun - sinon par glissement de sens ou reconceptualisation totale – avec l’intérêt rationnel prescrit par la société moderne. Ceux qui veulent combattre le capitalisme par un retour aux émotions sont donc complètement à côté de la plaque, au contraire, ils persévèrent dans l’être moderne en opérant un retour primitif à la morphogenèse du marché libéral. Ou peut-être pas complètement à côté de la plaque … car certaines émotions ont été volontairement mises de côté et combattues après avoir été diabolisées. Mais vous voyez ce qui se passe. Essayez et vous verrez. Un retour à la morale religieuse, à l’amour comme norme sociale, à la générosité comme éthique, est systématiquement attaqué. Défendez le christianisme et vous serez un réactionnaire d’extrême droite, défendez l’Islam et vous êtes un terroriste qui veut grand-remplacer l’Occident, défendez l’amour et vous êtes un hippie naïf illuminé, défendez la générosité et vous êtes atteint du « syndrome du sauveur »7. Pourquoi la psychologie a-t-elle un rôle majeur dans la construction du marché libéral ? Parce que notre époque n’est pas entièrement capitaliste. Des éléments de l’ancien monde existe encore et le rende viable. Si nous étions tous parfaitement égoïstes, notre société serait invivable, intenable, insupportable. Elle l’est de plus en plus certes. Mais pas encore totalement. C’est d’ailleurs en ce sens qu’André Gorz disait que pour être révolutionnaire aujourd’hui il fallait être « conservateur », mais dans un sens différent que son acception politique ordinaire. Ce qui reste de l’ancien monde c’est que dans notre conscience morale, même si c’est une injonction de l’époque, l’égoïsme c’est mal. Et surtout l’égoïsme en économie où le sujet s’enrichit par l’exploitation des autres et où la pauvreté se maintient par le refus de partager. Alors comment faire ? Comment la ruse de la raison capitaliste peut-elle s’installer dans tous les comportements privés ? Comment maintenir l’expansion du capitalisme s’il est perçu comme immoral ? Grâce à la psychologie moderne. Vous l’avez déjà forcément entendu, peut-être l’avez vous déjà dit, « je dois penser à moi », « je dois me préserver », « je n’ai pas l’énergie pour ça ». C’est une auto-injonction médicale à l’égoïsme. Imaginons Robespierre ou Jean Moulin penser de cette manière-là. Ou sœur Emmanuelle et l’abée Pierre. Tout ce qu’il y a de beau et de bien dans ce monde a été fait par des gens qui à un moment donné ont pensé à autre chose qu’à eux. Tous les jours, la société tourne grâce à des gens qui se dévouent à l’intérêt général. L’égoïsme ne produit que du malheur. Voilà la proposition anti-moderne insupportable, y compris, et même surtout pour celleux8 qui prétendent combattre la modernité de toute leur force. La dernière formule est éloquente et très répandue « je n’ai pas l’énergie pour ça ». L’homme est donc une machine avec une énergie limitée qui se préserve pour ne pas abîmer son fonctionnement. Ceux-là même bien sûr qui fustigent Descartes de toutes leurs forces, car il aurait conçu philosophiquement le corps humain et les animaux comme des machines, sont précisément ceux qui parlent comme ça. Pour être clair, car je sais bien que certains jugent notre société « patriarcale, capitaliste, raciste, homophobe, transphobe, islamophobe » et tous les « phobes » selon la mode du moment, et donc ceux-là voudraient qu’on abolisse la société. Ils ne seront pas sensibles à mon argument de « la société fonctionne grâce au dévouement et non à l’égoïsme ». Et en effet, si la société n’était que ça, je serais peut-être d’accord avec eux pour travailler à son abolition par tous les moyens. Mais c’est faux. Prenons un exemple simple : la sécurité sociale est une institution communiste mise en place par un ministre communiste, Ambroise Croizat, et les forces bourgeoises s’efforcent de la démanteler depuis plus 50 ans. Si on abolit la société, on abolit la sécurité sociale, c’est-à-dire une institution a-capitaliste. En conséquent à moins d’être soi-même libéral, conversion opérée par Michel Foucault et ses ouailles (comme Lagasnerie), et de soutenir Macron et ses comparses, et bien non, il ne faut pas abolir la société, il faut même se battre pour la préserver. Si j’applique ma logique au féminisme, je préfère qu’on reproche à un homme d’être trop égoïste et de ne pas contrôler ses émotions, plutôt qu’on reproche à sa femme d’être trop généreuse et dévouée. Et je préfère qu’on se réjouisse qu’il y ait des femmes agricultrices, ouvrières, artisanes plutôt qu’on se batte pour qu’elles deviennent patronnes, productrices, DRH, financières6, ou je ne sais quelle fonction dans l’appareil de domination qui nuit gravement à la santé de notre société et qu’il faut sans doute abolir si on veut sauver ce qui reste de notre monde. Et ainsi de suites on peut analyser la récupération par le libéralisme de toutes les luttes émancipatrices. On peut trouver certains militants qui défendent l’égoïsme comme moyen de lutte. Leur argumentation est semblable à celle de Richelieu : oui je commets le péché et j’irai en enfer, mais c’est pour le bien de tous et donc je sers bien Dieu [dire « la lutte » en langage militant] et il me pardonnera peut-être à la fin. Pourtant, une école philosophique bien inspirée et qui s’est battue à la fois contre le Capitalisme impérial et contre le communisme totalitaire avait proposé intelligemment de ne pas utiliser des moyens aliénés pour combattre l’aliénation, que la fin ne justifie pas les moyens, qu’il vaut mieux perdre une lutte que de la gagner avec les armes de l’ennemi. Les anarchistes. Kropotkine et Proudhon par exemple voulaient s’appuyer sur les paysans et les relations d’entraide déjà existantes pour construire un monde meilleur. On trouve dans la sociabilité ordinaires des paysans les trésors d’un monde meilleur. Mais il faut apprendre à regarder. Et surtout à regarder avec autre chose que des préjugés. Et d’autant mieux si on cherche des comportements altruistes, dévoués, de l’humilité, de la décence, du don-contre-don, de la générosité, de l’entraide, bref, ce que nos modernes n’ont cessé de diaboliser.

. Les émotions partout : la modernité est morte, vive la modernité !

On comprend donc un peu mieux le succès paradoxal des émotions en tant que mode. Avant de savoir ce qu’on doit penser exactement des émotions, il faut les situer. Elles n’ont jamais été aussi rentables. Livres, succès de librairie, formations, psychologie, développement personnel, CNV, coach, jeux collaboratifs, BDs... Ils sont nombreux à avoir vu ce succès, à avoir dénoncé le caractère politiquement inoffensif de tout ça ; peu à avoir constaté son succès paradoxal dans les milieux militants, et, à ma connaissance, aucun à avoir proposé une explication exégétique de ce succès paradoxal, reposant en partie sur un quiproquo, une méconnaissance, une impulsion de résistance qui manque sa cible, et une victoire de la raison capitaliste in fine. Et précisément en raison du fait qu’on ne peut pas simplement dire « renouer avec ses émotions c’est bien ou mal », il n’y a pas de réponse simple et rapide.

L’émotion : une désignation générale qui regroupe des réalités impossibles à rapprocher d’un point de vue moral. La colère est une persécution de l’autre, la sympathie est une manière de prendre soin de l’autre. Les deux correspondent à cet ordre des émotions ou des sentiments. Pourtant le premier est immoral le second est moral, on ne saurait donc les rapprocher moralement. Pourquoi donc est-on parvenu à parler des émotions en générale aujourd’hui comme un ensemble opposable à la rationalité ? Parce que dans une sorte de prélèvement surprenant à l’intérieur du spinozisme, on dit que toutes les émotions sont bonnes en un sens, car elles nous apprennent quelque chose de nous-mêmes. Je passe sur les multiples contresens du spinozisme qui sont faits ici car ce « nous-mêmes » n’a pas vraiment de substance chez Spinoza, nous sommes davantage un catalyseur ou une réfraction, qu’une chose intime, discrète, séparée de l’extérieur où résiderait une identité fixe. Mais certes, chez Spinoza les passions nous apprennent des choses sur notre « nature », et de cet apprentissage nous pouvons nous engager dans la voie de la sagesse. Mais pour Spinoza le but est de « vivre sous la conduite de la Raison » et non d’être à l’écoute de toutes nos émotions car elles nous apprennent des choses sur nous. En l’occurrence il distingue les passions tristes des passions joyeuses. Dans la CNV, il y a une légitimation de toutes nos émotions. On cherchera moins à combattre cette émotion en tant que telle, qu’à comprendre pourquoi elle est là, ce qu’elle dit de nous, à quel besoin elle répond et comment y remédier. Cette remédiation porte sur la reconnaissance voire la satisfaction du besoin afin que l’émotion exprimée soit joyeuse. L’émotion est alors finalement repensée à nouveaux frais car on voit qu’avec une recherche introspective elle est modifiable et nous en sommes donc responsables. Cependant, le besoin est entériné comme une donnée interne dont la satisfaction est polymorphique. La « légitimation » du besoin est donc finalement une étape pour la cure. La reconnaissance du besoin étant nécessaire pour qu’il y ait une modification et une révélation du caractère polymorphique de la réalisation du besoin frustré. La CNV est alors à prendre non pas comme un discours philosophique de vérité, mais comme une suite de ruses permettant l’apparition de la cure elle-même, impossible sans cette étape. Cette manière de procéder porte donc à confusion si on la prend comme une description scientifique de la psyché humaine ou une formulation de la nature humaine. Cette manière de fonctionner n’est d’ailleurs pas étrangère à la philosophie, Heidegger par exemple fonctionne de cette manière-là. Le cercle herméneutique qui est un cercle de compréhension progressif d’allées et de venues entre la chose et nous est aussi soumis à des étapes, une progression, où le point de vue du sujet (même si Heidegger n’aurait jamais accepté qu’on dise « sujet ») se modifie à partir d’un positionnement réflexif que permet aussi un questionnement philosophique précis qui s’interroge sur notre condition (sur « qui on est » dira la CNV). Pour Heidegger, il s’agit de sortir du déroulement quotidien pour s’ouvrir vers un questionnement existentiel. Ce questionnement naît face à l’idée de notre finitude, on devient alors un être-pour-la-mort et on va pouvoir s’engager dans un autre type d’existence, non pas celui qui automatise ses potentialités dans l’ordre utile des choses, mais celui qui s’ouvre vers la question de l’existence et du besoin impérieux que cette existence ait du sens, c’est-à-dire que notre Temps de vie en tant que Dasein (ou en tant qu’humain pour simplifier) ne soit pas perdu. De manière plus générale, en philosophie comme en théologie, on distingue souvent le savoir ésotérique du savoir exotérique, pour éviter de s’égarer vers un échec. Échec prévenu par le respect de certaines étapes qui font mûrir le sujet ce qui implique un balisage manipulatoire pour son propre bien, et donc auquel il consent implicitement. Le positionnement existentiel en tant qu’être-pour-la-mort fait apparaître le mystère de l’Être. L’Être est toujours là par définition puisque Être c’est exister. Mais on a toujours à faire avec des choses en train d’être, des étants, Être au participe présent. De même que la couleur existe bien immédiatement là, mais c’est toujours des choses colorées auxquelles j’ai à faire, jamais la couleur elle-même. L’Être est donc voilé, oublié, négligé. Après « l’Être c’est quoi ? » une nouvelle question s’ouvre : comment dévoiler l’Être ? Pour le dire dans des termes compréhensibles que Heidegger aurait refusé : comment comprendre ou se rapprocher du sens de la vie ?

Depuis l’Antiquité, la philosophie est une médecine de l’âme, on ne s’étonnera donc pas que, malgré une philosophie analytique mal comprise, la philosophie n’est pas qu’un discours de connaissance rationnelle du monde, mais aussi une manière de vivre mieux et d’atteindre le bonheur. En ce sens Wittgenstein écrivait : « La maladie d'une époque se soigne par un changement du mode de vie des gens ».7 Le père de la philosophie analytique n’était peut-être finalement pas si éloigné de la tradition phénoménologique à laquelle le Cercle de Vienne s’est opposé, Wittgenstein saluait d’ailleurs les écrits de Heidegger sur l’Angoisse. Et au cas où des esprits mal intentionnés voudrait imaginer ne serait-ce qu’une seconde que nous mettrions (moi et ceux qui font de la philosophie) de côté, ou que nous négligerions, la dimension politique de ce contexte, on peut citer, dans cette tradition thérapeutique reposant sur la phénoménologie, la logothérapie de Viktor Frankl qu’il a élaboré à … Auschwitz. A quoi on peut ajouter la Gestalt-thérapie de Fritz Perls. Buber a également trouvé ici de quoi appuyer sa philosophie. La Daseinsanalyse heideggérienne est produite à partir de la phénoménologie de l’Existence et elle semble avoir davantage plu aux juifs qu’aux nazis. Je précise cela car on a aujourd’hui une opération inquiétante qui veut faire de toute pensée phénoménologique ou de l’Existence une forme de nazisme crypté en raison du fait que Heidegger en est le fondateur. C’est juste faux. On voit donc que la trajectoire philosophique qu’on trouve dans la phénoménologie, épouse en partie celle de la CNV, laquelle fleurit aujourd’hui. A ceci près que le succès n’est pas le même. Et la complexité conceptuelle n’est pas la seule responsable. Je crois que ça à voir avec l’idéologie de notre époque, qui trouve dans la CNV de quoi se déployer dans la sphère privée, ce qui n’est pas le cas avec la philosophie de l’existence. L’idéologie de notre époque c’est le néo-libéralisme, autrement dit la maximisation dans toutes les sphères de la vie de la satisfaction de notre intérêt personnel, corrélé à la mise en concurrence des parties prenantes de cette course au profit. Bien sûr initialement le terme néo-libéralisme s’applique dans le secteur économique, mais le capitalisme étant « un fait social total » pour paraphraser Mauss, il rentre maintenant dans le secteur privé et dans les relations interpersonnelles, comme l’a montré Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme. La CNV porte au niveau communicationnel la présentation transparente de nos intérêts personnels afin de les satisfaire, tandis qu’ordinairement nous mettons souvent de côté notre intérêt pour le bien de la relation. Cependant, le cœur du problème se trouve ici : est-ce une perversion de la CNV ou sa réalisation parfaite que je dénonce ici ? La critique de la CNV est-elle un problème intrinsèque ou extrinsèque à la CNV ?

Dans la mesure où Marshall Rosenberg précise qu’une demande n’est pas une exigence, on pourrait conclure que le problème est extrinsèque puisque le néo-libéralisme vise la satisfaction impérative de l’intérêt pour que la relation ait lieu. Or, Rosenberg dénonce cet usage de la CNV comme une forme perverse qu’on pourrait illustrer selon ses images comme une sorte de chacal endurci déguisé en girafe. Le langage de l’intérêt déguisé en cœur pour mieux arriver à ses fins. C’est sans aucun doute cet usage qui pervertit directement les relations au quotidien, que Thomas d’Ansembourg appelle le « stade exécrable de la CNV », et qui fait son succès en entreprise et dans les formations affiliées à la sphère entrepreneuriale. On va donner un exemple vu en management : « je voudrais une augmentation. » réponse du manager « je suis déçu et triste de constater que tu demandes une augmentation ce qui suppose que tu crois que je ne te l’ai pas proposée si c’était possible. J’ai besoin de confiance et de solidarité pour qu’on travaille bien ensemble. Peux-tu me faire confiance pour que je vienne te voir directement avant que tu m’en parles pour t’obtenir une augmentation ? ». Ici, on utilise les codes linguistiques formels de la CNV, tout en les transgressant sur le fond. Il y a une culpabilisation, une exigence et non une demande, une observation subjective et en réalité mensongère, à quoi on ajoute une incise faussement factuelle qui est interprétative. C’est formellement de la CNV, il y a OSBD (Observation, Sentiment, Besoin, Demande), mais pas fondamentalement, et Marshall Rosenberg avait mis en garde contre cela. C’est pourquoi on préfère alors parler de « Conscience non-violente » pour se distinguer de la communication non-violente comme forme émotionnelle et empathique pour mieux soumettre et manipuler. Alors évidemment, cette critique extrinsèque de la CNV peut accorder tout le monde. Ce qui est intéressant c’est qu’avec cette distinction Conscience / Communication on fait apparaître qu’on peut être une conscience non-violente sans adopter les codes, le langage ou le schéma de la CNV. Autrement dit, il y a d’autres voies d’accès possibles que la CNV à la CNV. Une écoute de soi et de l’autre avec pour objectif de faire vivre une relation épanouissante suffit.

Mais je voudrais surtout proposer ici une critique intrinsèque de la CNV d’un point de vue philosophique. Et j’annonce tout de suite que la forme de ma critique est problématique est non apodictique. Au mieux elle est assertorique. Je vais poser les bases du problème et ensuite j’ouvre la réflexion sans que ma conclusion soit nécessaire. Je ne tue pas, mais je ne sauve pas la CNV, je montre les coordonnées du problème et après le travail conclusif reste à faire. Pour faire ma critique il faut d’abord que je montre une prémisse majeure : un discours ou une idée, une parole prononcée, le fait de penser quelque chose, le fait de formuler quelque chose par le langage n’est pas un néant contrairement à ce qu’un matérialisme naïf peut croire. Marx ne le pensait pas d’ailleurs. Ça ne veut pas dire bien sûr que l’Histoire est l’effet des paroles, des discours ou des idées. Mais cela veut dire qu’une parole, une formulation, une idée ou une pensée produit des réalités psycho-sociales qui déterminent des comportements. Les comportements, est-ce l’Histoire ? Non, car en bon matérialiste je crois que ce qui prime c’est le rapport social politique et économique, c’est celui-là qui détermine la conscience. Et ce qui m’intéresse ici c’est comment l’idéologie néo-libérale, en tant que structure économique, va produire et définir des productions psychiques et des formes anthropologiques, via un discours néo-libéral et ses incarnations, dont le succès de la CNV est par principe un relais, du fait même de ce succès. Et c’est là le point : la CNV produit une position psychique et interpersonnelle qui nourrit le néo-libéralisme et constitue sa base anthropologique renouvelée. Le pur Homo Œconomicus étant insoutenable il est désaxé par la CNV. Il faut également rappeler le principe de la dialectique selon lequel le capitalisme engendre ses propres fossoyeurs, c’est-à-dire qu’un homo Œconomicus bien compris peut très bien s’opposer au Capitalisme et sa croissance exponentielle à partir du moment où on fait apparaître qu’il est dans notre intérêt vital d’arrêter la croissance économique au regard des conséquences écologiques annoncées. Il semble que ce choc dialectique n’a pas eu lieu comme chacun peut le constater. Et ce pour deux raisons : une croyance tenace envers la possibilité de la croissance verte - pourtant réfutée par les faits - perdure, et de surcroît un tel arrêt du capitalisme serait tellement coûteux pour notre mode de vie et nos habitudes, que le passage à l’action est sans doute impossible pour un Homo Œconomicus, si tenté qu’il ait été autre chose qu’un archétype. Et à cela s’ajoute l’arrivée de la CNV qui, comme Homo Passionalis, vient corriger les défauts ou les manquements de l’Homo Œconomicus pour promettre des relations plus épanouissantes au niveau interpersonnel ainsi qu’une nouvelle appréhension du mode de vie capitaliste et de ses conséquences. Il va de soi que la CNV n’a pas d’implications politiques, ni en termes de sobriété dans la consommation, ni en termes de révolte. L’écoute de ses besoins, donc de son intérêt personnel, nous engage plutôt à un mode de vie hédoniste s’articulant parfaitement avec la modernité – c’est pourquoi la CNV a particulièrement de succès dans les classes des métropoles, et la classe petite bourgeoise intellectuelle – mais aussi à une démotivation de la lutte politique, puisque par définition elle est coûteuse, et, depuis Macron, on sait qu’il est possible de perdre un œil ou d’être mutilé dans une simple manifestation. Or une écoute de nos besoins, même légère et furtive, nous somme de renoncer à un tel engagement car il irait à l’encontre de notre intérêt personnel. On pourrait m’objecter que l’écoute de notre besoin de justice et la défense de nos intérêts économiques sont un mobile d’action profond contre le régime néo-libéral, et qu’inversement la surdité de ce besoin de justice et de nos intérêts économiques désengage politiquement. Mais précisément, la satisfaction du besoin de justice en régime hostile, comme le régime macronien par exemple, vient mettre la survie basale du sujet en jeu. Autrement dit, les gilets jaunes se battent pour satisfaire un besoin de justice et défendre des intérêts économiques, mais Macron va mutiler les corps jusqu’à ce que le besoin de justice paraisse lointain et que la survie économique primaire redevienne un impératif. Seul un acharnement révolutionnaire et une rage de justice va pouvoir triompher de l’écoute de nos besoins, de notre confort, de la survie économique première. On parle ici d’individus capables de sacrifier leur vie pour une cause, ce qui une fois la masse du peuple engagée devient nécessaire pour renverser le pouvoir. Jérôme Rodrigues qui ne désarme pas après avoir perdu un œil par exemple. Ou des manifestants que j’ai rencontré me dire « je suis prêt à mourir si ça peut sauver les autres ». Car Macron ou son successeur ne partira pas sans un bain de sang. Heureusement pour lui, toute la psychologie contemporaine conspire à évacuer toute cette dialectique de l’engagement sacrificiel pour une cause juste.

Toutefois, il n’est pas certain que cette critique de la CNV, ou du développement personnel comme désarmement, ne soit une spécificité imputable exclusivement à cette mode contemporaine des émotions. L’exercice de la philosophie pourrait aussi se voir reprocher de produire une culture du discours au lieu d’une culture de l’action. Et sans doute que le désarmement contemporain est davantage imputable à l’addiction généralisée aux écrans. Le problème que je vois est plus fondamental ou radical, au sens du fondement sur lequel s’élève un édifice ou la racine à partir de laquelle l’arbre pousse. Cet édifice ou cet arbre c’est celui du Moi et de ce que Rousseau appelle « l’amour propre » ; et la référence à Rousseau ici n’est pas anodine puisqu’il est en quelque sorte un précurseur de la CNV car, dans son Essai sur l’origine des langues, il fait du langage rationnel une corruption de la langue qui, originellement, est d’abord émotionnelle, sentimentale et poétique. Et pourtant je crois qu’il y a une rupture entre la philosophie de Rousseau et la CNV, dans la mesure où je pense que la CNV constitue de manière performative l’espace intérieur de l’amour propre. La CNV fait comme si l’espace émotionnel intérieur était une donnée, un déjà-là, et qu’elle proposait une remédiation vis-à-vis de ses expressions violentes. Or je crois que le Moi n’est pas une donnée. Et l’espace intérieur de nos émotions est constitué par une action du sujet sur lui-même. Pour forcer le trait : je n’écoute pas mes émotions, je les fais exister en les écoutant. Lorsque je fais une demande, je me crée en tant que sujet demandant et présentant ses intérêts. Lorsque je cherche mes besoins, je produis un espace intérieur avec de multiples besoins possibles. Le sujet s’active alors à l’identification et à la recherche de ses besoins. Et c’est comme ça qu’on produit un Moi intérieur. Et pour simplifier les choses, il est souvent question de plusieurs Moi, de Moi multiples, de parts de soi, comme si la défense d’un Moi égoïste ne suffisait pas, on en produit plusieurs à l’intérieur de nous, en concurrence les uns contre les autres. Par abus de langage on parle parfois du Soi, de la connaissance de soi, ou de la conscience de soi, mais c’est un abus de langage par rapport à ce qu’on appelle le Soi en philosophie ou dans l’hindouisme ou encore le bouddhisme. Le Soi, c’est la conscience sans l’identité personnelle, et l’existence de la vie du Soi est annihilé par le Moi, empêché précisément par l’activité introspective à laquelle la CNV ou le développement personnel nous invite. La production du Moi psychique c’est la naissance de l’égoïsme et pour donner une image claire de l’enjeu que je veux développer : imaginez Jean Moulin qui interroge ses besoins et son sentiment avant de savoir s’il s’engage dans la résistance contre le nazisme, ou s’il faut oui ou non parler sous la torture. Ici, le besoin de justice qui conduit Jean Moulin devra ajouter un nouveau besoin bizarrement jamais mentionné dans la littérature psychologique : le besoin de se sacrifier pour réussir. Besoin stratégique et spirituel. L’absence de cette mention montre bien que toute la dialectique des besoins émotionnels tourne autour de l’intérêt personnel et que le besoin de justice est davantage un caprice individualiste qu’une conviction profonde. Vous enlevez les personnes muent par ce sens du devoir, ce besoin du sacrifice (ce qui est, disons le, un réel oxymore) et plus rien de moral et de bon n’existe dans ce monde. Certes, Michaël Foessel m’objecterait que c’est précisément un des progrès de la modernité que d’avoir mis à l’abri les humains de ce genre de positions psychiques et morales. Et c’est sans doute vrai. Mais il me semble que nous vivons une sortie de la modernité à cause d’un effondrement palpable du capitalisme : aujourd’hui se pose de manière impérieuse la question de la sortie du capitalisme. La nécessité de se mobiliser pour en sortir collectivement et à l’échelle personnelle suppose l’invention de modes de vie en dehors de la consommation énergétique. Et ça, ça n’est pas appréhendable pour une subjectivité purement moderne, surtout si elle est mue par un processus de subjectivation en conscience non-violente. Il y aura du sacrifice, du renoncement, de l’inconfort, de la dureté. La satisfaction de nos besoins psychologiques sera amputée comme jamais. Et faute de s’y préparer, la CNV prépare un choc collectif qui sera plus douloureux encore.

Ce qui est regrettable c’est que cette question philosophique de notre rapport existentiel aux émotions ait été noyé dans « les eaux glacés du calcul égoïste » (pour paraphraser Marx) où la formule « mon besoin émotionnel » peut être substitué sans déplacement de sens par « mon intérêt personnel ».

« Ce qui me dérange dans le niveau des émotions aujourd’hui, et d’ingérence émotionnelle, parce que maintenant les gens ils partent vraiment en couille, ils n’arrivent pas à gérer leurs émotions, parce qu’on leur a trop appris à mettre leurs émotions sur le devant. On a oublié cette notion de stoïcisme, de se contrôler un peu, ce qui différencie un enfant d’un adulte c’est que l’adulte il sait gérer ses émotions normalement, ce qui valide le stade adulte c’est la gestion des émotions : tu sais gérer la rupture, tu sais gérer la tristesse, tu sais gérer la colère, tu sais gérer la frustration. Tu pars pas en couille quand ça ne te convient pas. Maintenant les gens partent en couille quand ça ne leur convient pas. Et ce monde-là m’effraie. » Edgar-Yves 9

Le fait que les individus ne parviennent pas, ou difficilement, à gérer leurs émotions n’est pas nouveau. C’est pour ainsi dire dans « la nature humaine » pour utiliser à dessein une notion mal-aimée des post-modernes, et qu’à la suite de Orwell, Simone Weil et Bouveresse, je souhaite réhabiliter. Ce qui est nouveau en revanche, c’est le discours politique – qui bien sûr prétend ne pas l’être en se présentant comme psychologique – légitimant et encourageant cette expression des émotions, et, pire encore, diabolise ceux qui vous inviteraient à les réprimer. C’est pour cela que Edgar-Yves, comme nous tous, constatons une déviance des comportements sociaux dans la gestion des émotions.

Pas de vie et de bonheur sans émotion, et pas de vie et de bonheur sans répression des émotions. Spinoza distinguait en ce sens les passions tristes des passions joyeuses. Il y a sans doute, comme Spinoza le disait aussi, certaines passions tristes - dans un contexte particulier, où les conséquences émancipatrices apparaissent clairement – qui sont bonnes pour l’individu ou le corps social, par exemple lors d’une légitime défense ou d’une Révolution. Bien sûr que, ici, il faut libérer les passions tristes, la colère et la peur notamment. Mais, faute de distinguer l’évènement révolutionnaire d’un fonctionnement normal d’une société, on nous fait vivre dans un tumulte permanent. Faute d’affects de joie mobilisateurs on rend également impossible au grand nombre de rejoindre une lutte émancipatrice. Et faute de voir à quel point les comportements altruistes sont vitaux pour notre bien-être, car ils correspondent à notre nature-social10, on se condamne au malheur permanent et à la solitude. Mal qui caractérise l’ère moderne alors même que la démographie et les moyens de communication n’ont jamais connu une telle inflation.

Suite à cette analyse on peut donc voir, non contradictoirement, comme une bonne et une désastreuse nouvelle, l’introduction de la psychologie dans les sphères de la société où elle en était tenue éloignée. Notamment des classes populaires, des ouvriers, des agriculteurs. Ceux-là travaillent d’arrache-pied pour faire tourner le pays, ils ont des habitudes destructrices, auto-destructrices, ils sont tellement dévoués qu’ils se sont oubliés eux-mêmes. Apprendre à comprendre et à écouter leurs besoins est donc sans doute une manière de soulager leur douleur, en leur permettant d’avoir une vie plus heureuse, et pourquoi pas libérée du superflu qu’un travail obstiné ne manque pas de produire. Et en même temps, on voit que cette introduction de la logique égoïste chez ceux qui ont besoin de coopérer pour vivre et survivre, chez ceux qui passent leur temps à se dévouer à l’intérêt commun, va leur apporter une dose de malheur et de discorde au quotidien. En effet, les agriculteurs sont rustres. Mais ça n’est ni un mal en soi, ni une nuisance à quiconque. C’est au contraire la manière d’être qu’ils ont développée pour faire le travail que le grand nombre a abandonné pour les métiers superflus de la ville. Il est plus adéquat de les remercier - car sans eux on meurt tous de faim - que de les diaboliser, culpabiliser, recadrer, juger ou mésestimer. L’amour de la paysannerie, de la nature, de la culture, de l’élevage, du maraîchage, de l’herboristerie, de l’agroforesterie... Voilà des passions oubliées et ringardisées, pourtant, sans elles, c’est le collapse en métropole. Cette vie de la campagne était autrefois associée aux émotions les plus fortes, chez des auteurs comme Rousseau, ou Élisée Reclus. Et ne croyez pas que l’agriculteur est un être étranger à votre vie. Faites le calcul : notre société ; le pétrole en moins. Qu’est-ce qui change ? Comment l’agriculture change ? Comment s’organiser pour vivre ? C’est simple : 80 % d’agriculteurs. Pour l’instant il n’existe aucune alternative au pétrole. Les ressources s’épuisent et la contraction est en cours, il faut s’y préparer et non persévérer dans les pathologies modernes nées en métropole.

Pour que le succès des émotions ne soit pas funeste, il faut moraliser et délibéraliser la psychologie. Se passionner dans l’entraide, partager les émotions qui animent notre joie, cultiver l’amour, l’amitié, le dévouement, l’écoute et l’humilité, c’est ça qui fait défaut à notre époque. On sait (donc cela relève de la Raison) que ce sont ces passions, ces émotions, ces sentiments dont nous avons besoin. Il faut donc les cultiver. On en connaît d’autres qui sont dangereuses, Marcel Mauss a bien mis en lumière que, d’une manière ou d’une autre, dans les sociétés premières (que j’appelle ante-moderne) il faut encastrer11 l’égoïsme. L’émotion est bonne si elle est orientée par la Raison, funeste si elle est libre de toute contrainte. Le pire étant la Raison au service de l’émotion. Dans ce cas, un ressenti individuel déconnecté de toute réalité va nourrir un discours prétendument rationnel pour justifier sa propre existence. Or, le principe de la Raison c’est la sortie de soi, la rencontre du réel, la discrimination du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, réponses qui ne sauraient être personnelles, mais sont déjà en partie en place avant qu’on y réfléchisse soi-même. L’idée parfaitement immature et narcissique qu’on aurait trouvé une vérité nouvelle qui se détache de tout ce qui précède et qu’il faudrait que tout le monde se soumette à notre idée est une émergence de cette nouvelle rationalité au service de l’émotion. Cela touche particulièrement la bourgeoisie intellectuelle des métropoles passionnée de disruption12. Assez peu les paysans des campagnes, bizarrement.

. Le problème épistémologique de l’émotion en politique

Ce que les philosophes modernes vont essentiellement reprocher aux sentiments, aux émotions et aux perceptions c’est leur incapacité à établir une vérité objective. C’est d’ailleurs une évidence en soi que les émotions sont ressenties et vécues subjectivement, en première personne. Je peux éprouver de l’empathie, de la joie ou de la haine à l’égard d’une chose, et pas d’une autre, de manière injuste, injustifiée, ou au contraire avec justesse et justice. C’est en cela que notre époque est enlisée dans une dictature des émotions où l’injonction de s’émouvoir est devenue obligatoire moyennant une disqualification a priori13, mais cette injonction émotionnelle est à géométrie variable en fonction de la complexion affective politique particulière du sujet. Ça n’est pas de l’émotion à tout propos sur tout, c’est de l’émotion sur les choses qui nous intéressent et de l’indifférence, du déni ou du rejet, à l’égard des choses que l’on combat. Le combat politique actuel s’articule autour du clivage gauche-droite, qui fonctionne comme une prison politique pour les classes populaires. Pour résumer, Macron a unifié la bourgeoisie libérale de gauche et de droite. Mais le peuple reste divisé entre un peuple de gauche avec Jean-Luc Mélenchon et un peuple de droite avec Marine Lepen. Si jamais cette division venait à cesser, alors le pouvoir macronien libéral serait en grand danger. Rappelons que ce pouvoir libéral est aux commandes de l’État depuis 1983, depuis que le choix du libre-échange européen a été fait. Cette idée de dépasser le clivage gauche-droite a été défendue d’ailleurs par leur représentant respectif, Marine Lepen et Jean-Luc Mélenchon, qui ont œuvré tout deux dans ce sens, surtout en 2017. Mais sans en tirer toutes les conclusions qui s’imposent. C’est également le sens de la démarche de Houria Bouteldja dans Beaufs et barbares : Le pari du nous, ou le travail de George Kuzmanovic, ou bien celui de François Ruffin, ou encore le sens du travail de Pierre-Yves Rougeyron autour du Cercle Aristote, pour citer des personnes de gauche et de droite. Je ne suis pas certain d’ailleurs qu’ils ne soient pas eux-mêmes bloqués à certaines limites axiologiques et émotionnelles dans leur propre démarche. On le voit par leur refus de nuancer leurs propres propres affects, qui empêche de parvenir à leur objectif d’Union politique d’une base anti-libérale. En définitive, le clivage gauche-droite gouverne tout le monde, même ceux qui essayent d’y échapper. Il est intéressant de constater que ces profils politiques se scindent à partir de leur sensibilité émotionnelle, de leur empathie à géométrie variable. Une personne de gauche aura plus d’empathie pour ce qui est lointain et ce qui ne lui ressemble pas. Une personne de droite au contraire préfère les siens, ce qui lui ressemble, ce qui est proche. Cette différence affective détermine un clivage absolu sur l’immigration. Mais aussi cela explique des écarts affectifs et émotionnels importants entre : la question trans, la persécution des agriculteurs, le féminisme, l’écologie et j’en passe. L’idée de rassembler des gens avec des complexions affectives aussi hétérogènes semble alors vouée à l’échec. À moins bien sûr de trouver, malgré cela, des choses qui les rassemblent ; or leur animosité commune envers le pouvoir libéral macronien peut en faire partie. Malheureusement pour cette idée, l’essentiel des représentants politiques opposés au pouvoir macronien a plus de haine contre la partie du peuple qui s’écarte de leur sensibilité affective, que contre Macron. Et c’est comme ça que le pouvoir libéral se maintient. Pour ma part je m’efforce de les rapprocher par tous les moyens idéologiques, affectifs et intellectuels que je trouve.

Ce qui est intéressant pour notre sujet des émotions, c’est que le moteur de ces deux idéologies, gauche et droite (qu’on appelle aujourd’hui « woke » et « facho » ; désastre sémantique de l’époque), tourne en reprochant au camp d’en face de faire du « deux poids deux mesures » de manquer d’objectivité, de ne pas être cohérent. Alors même que leur attachement à un camp est l’expression de leurs affects et qu’un attachement émotionnel irrationnel les empêche de voir chez l’autre la complémentarité de l’empathie qui leur manque. Tout bêtement, par exemple une personne de gauche reprochera à une personne de droite de ne s’intéresser au féminisme que lorsqu’il s’agit de dénoncer l’immigration ou les arabo-musulmans. Inversement, une personne de droite reprochera aux personnes de gauche de suspendre leur féminisme quand il s’agit des violences patriarcales exercées par ceux qu’elles considèrent par ailleurs comme des opprimés, les arabo-musulmans. Et il ne faut pas s’y tromper, ce reproche est fondé. Dans les deux cas. Prenons l’exemple de Eric Zemmour qui a écrit un ouvrage, Le Premier sexe, dans lequel il décrit les rapports hommes-femmes comme des rapports de prédation, où le désir sexuel de l’homme s’exprime de manière civilisée par la drague de rue, ce qui n’est en aucun cas du harcèlement. Pourtant il s’est mis à dénoncer le harcèlement sexuel, lorsqu’il a été avéré que dans Paris intra-muros, nombre de coupable sont des racisés de culture maghrébine14. Pour autant, on ne le verra jamais dénoncer les mains aux fesses ou in aliena braccas de Gérard Depardieu... Il a aussi défendu DSK à l’époque. Quand il ne se rend pas lui-même coupable en embrassant de force une journaliste (Gaëlle Lenfant). Thaïs D’Escufon incarne parfaitement cette sensibilité de droite, de manière archétypale15. Inversement, des viols collectifs ont été commis à Rotherham pendant plusieurs années et ont été rendu possibles et protégés par des gens de gauche, de peur d’être taxés de racistes et de stigmatiser des populations issues de l’immigration16. Ce manque de dénonciation a conduit de multiples militants de gauche à avoir des comportements risqués à Calais par exemple17. De même, de nombreuses associations féministes qui militaient contre le harcèlement sexuel de rue ont voulu protéger les harceleurs au moment de la promulgation de la loi pour pénaliser le harcèlement de rue en raison du fait qu’« elles ne voulaient pas stigmatiser les racisés qui occupent l’espace public » rapporte Marlène Schiappa18. Un bon moyen peut-être de sortir d’un clivage idéologique qui désoriente nos émotions, est précisément d’essayer de réactiver l’empathie primitive par l’expérience. On a pu voir par exemple en ce sens nombre d’émissions de télé, d’expériences sociales, où des hommes se travestissent en femme pour expérimenter en 1ère personne ce que c’est d’être une femme dans la rue. Regardée, harcelée, abordée sans consentement, sexualisée, draguée lourdement, réifiée. Ou encore, un joueur en ligne qui prend un pseudo de femme et une voix féminine et découvre alors l’ampleur des menaces de viol. Et alors ils comprennent que la cause idéologique du féminisme qui leur échappait jusqu’alors, a bien une raison d’être, et que sans doute c’est par manque d’empathie, d’expérience et d’écoute qu’ils n’y étaient peu ou pas sensibles. En ce sens, le cas de Norah Vincent dans son ouvrage Self-made man est très éloquent. Initialement féministe antagoniste (ce qui malheureusement devient un pléonasme aujourd’hui) c’est-à-dire convaincue qu’il est chose aisée d’être un homme et qu’ils ont des privilèges en société... Elle décide de se grimer pour prouver son préjugé : 18 mois dans la peau d’un homme. Mais le résultat escompté n’est pas au rendez-vous : « J'aime vraiment être une femme… Je l'aime plus maintenant parce que je pense que c'est plus un privilège ». Elle raconte la souffrance masculine expérimentée : « c’est très dur d’être tout le temps rejeté », la solitude, personne ne nous écoute, aucune empathie, la misère sexuelle. Elle témoigne que « Les hommes souffrent. Ils ont des problèmes différents de ceux des femmes, mais ils ne sont pas simples. Ils ont besoin de notre sympathie, ils ont besoin de notre amour et ils ont besoin les uns des autres plus que toute autre chose. Ils ont besoin d'être ensemble. » On mesure à quel point son féminisme s’est déplacé suite à cette expérience. Au point d’être accusé de masculinisme. Elle se rapproche ainsi d’un féminisme empathique envers les hommes à la manière de Bell Hooks dans La Volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l'amour. Et c’est le meilleur moyen de sortir de l’antagonisme sexuel, fondé idéologiquement par des formes de rationalité apparentes qui dissimulent en réalité notre empathie, qui habillent notre sensibilité. Et c’est ça qui est intéressant : la Raison vient servir l’émotion, la masquer, mais au lieu que la Raison commande à l’émotion d’être cohérente, éveillée à tout, dirait-on aujourd’hui, elle se fixe aux seuls affects du sujet et empêche ainsi une rencontre du réel dans sa totalité. Et l’oblitération du réel est une source de souffrance. C’est une vie déconnectée, déracinée, dissociée. La Raison peut au contraire ouvrir l’émotion au monde qui lui échappe, et si elle n’y parvient pas par ses propres forces, alors il faut la sensibiliser par une expérience particulière qui lui manque. Faute de ça, elle sera portée par la servitude passionnelle des émotions à géométrie variable, où on dénonce chez l’un ce qu’on accepte chez l’autre.

Donc en résumé, les biais de confirmation idéologiques empêchent de défendre réellement les victimes et de dénoncer les coupables, indépendamment de leur couleur de peau, de leur origine ou de leur sexe ; autrement dit, d’être juste. Je me souviens par exemple à l’occasion du « procès Amber Heard » d’une journaliste qui disait « on s’en fiche qu’il soit coupable ou innocent, il faut qu’elle gagne sinon cela donne raison à l’all-right ». On peut ajouter l’annulation de la conférence de presse d’Eric Ciotti au moment de l’attaque au couteau à Annecy quand il apprend que l’assaillant est chrétien et pas musulman. Ces biais de confirmation idéologiques sont tenaces car ils sont adossés à une mise en concurrence politique des différents partis : ils veulent gagner les élections. Et si ces biais sont aussi tenaces c’est en raison du fait qu’ils sont nourris par des émotions, qui empêchent par nature d’atteindre toute objectivité. C’est pourquoi le sujet doit d’abord prendre conscience de ses biais émotionnels, qui l’empêchent de percevoir le réel tel qu’il est, pour, non pas supprimer, mais augmenter son champ émotionnel, qui sera alors adossé à la recherche de la vérité, et non à la confirmation d’une idéologie particulière. Derrière ça, il faudra commencer par se dire que le problème n’est pas, qui a raison ou tort, mais qui pense quoi, en fonction de sa sensibilité particulière. Et que ce sont d’abord des émotions qui se confrontent au lieu de s’écouter. L’émotion se faisant passer pour une opinion, ou une position idéologique, est la pire ennemie de la justice et de la vérité.

En revanche, l’émotion conçue et pensée comme telle, permet d’augmenter son champ perceptif et sa compréhension de l’autre. Et c’est d’abord une émotion première qui permet cela : la sympathie, conçue comme le désir de comprendre l’autre, de lui apporter du bien-être et de le soutenir quand bien même sa sensibilité et son idéologie diffère de la nôtre. C’est ce biais qui rend les militants de droite et de gauche si peu sympathiques auprès de ceux qui ont du mal à se ranger dans un camp ou dans l’autre, et qui représentent le plus grand nombre. Prenons le clivage gauche -droite majeur, le plus marqué, celui qui semble indépassable : l’immigration. À gauche on veut une immigration illimitée et toute restriction est assignée à une forme d’extrême droite fasciste. À droite on veut arrêter toute immigration, et ceux qui s’y opposent sont des islamogauchistes. Dans ces conditions un accord partidaire est impossible. Pourtant, on pourrait en faire quelque chose d’intéressant, je veux dire de ce clivage affectif est idéologique. Il faudrait prendre un immigré musulman et un rescapé d’un attentat de Daech ou un membre d’une famille de victime par exemple, bref des gens situés aux deux extrêmes du clivage, et il faudrait les faire discuter, jusqu’à ce que chacun quitte sa posture, comprenne l’émotion de l’autre, son intérêt, et qu’ils puissent construire ensemble une solution commune, qui pourrait osciller entre le devoir d’hospitalité et le principe de précaution ? C’est donc à ça que pourrait ressembler un usage rationnel de la Communication non-violente.

. L’émotion au service de la Raison

Pour montrer la double impasse d’une séparation radicale de nos deux sources de connaissances - l’intelligibilité et la sensibilité (ou Raison / perception, émotion) - on peut distinguer leur deux formes archétypales : la sauvagerie et la barbarie. La sauvagerie c’est le sensible déréglé qui domine l’homme, régi par des impulsions externes. La barbarie est l’inhumanité de la Raison laissée à elle seule, une approche du réel par pur calcul instrumental. C’est pourquoi on parle de la barbarie nazie. Indépendamment de l’antisémitisme, s’il est possible de penser le nazisme comme ça, l’épuration ethnique à l’encontre des Juifs, est le résultat d’un calcul politique du type suivant. Prémisse 1, les juifs corrompent le cœur de la Nation allemande ; prémisse 2, il faut préserver la Nation ; conclusion déductive, il faut exterminer les Juifs. Bien entendu, l’idée que les Juifs corrompent la Nation, peut être déconstruite et réfutée. Mais je crois qu’on manque alors le moteur de la « solution finale ». Ce qui rend possible la conclusion c’est l’inhumanité, le calcul froid, l’absence totale d’émotion et de sympathie pour le genre humain, et les Juifs en particulier. La mise en place concrète de l’holocauste fonctionne de cette manière. Les soldats, les bourreaux, les gardiens nazis font preuve d’une insensibilité totale. Ce n’est pas un génocide sauvage, c’est un génocide organisé, mécanisé, industrialisé, bref, barbare. Je m’étonne donc que Houria Bouteldja appelle son livre Beaufs et barbare, ; le titre adéquat aurait été « Beaufs et sauvages », et d’ailleurs une dialectique perverse du sauvage s’est insérée dans le discours politique, avec le thème de « l’ensauvagement » de la société. C’est peut-être alors une manière de rester sur une tradition du contresens, quand elle désignait les populations immigrées comme des « indigènes », alors que l’indigène c’est l’autochtone, le natif, le souchien. Le terme exact pour désigner les populations immigrées est « allogènes ». Et il me semble qu’elles sont appréhendées sous le concept de sauvagerie et non de barbarie. La sauvagerie c’est l’émotion pure. Les émeutes après le meurtre de Nahel relèvent-elles de la sauvagerie ? C’est clairement la proposition politique majoritairement avancée. Cependant c’est une manière grossière d’insulter et de ne pas comprendre. Il y a de la casse, des pillages, des attaques. Mais l’action n’est pas purement émotionnelle, la casse n’est pas arbitraire. Par exemple si les boutiques de téléphones, de vêtements et de denrées alimentaires sont pillées, et que les librairies ne le sont pas, c’est bien qu’il y a une conscience rationnelle qui choisit et sélectionne ce qui l’intéresse. On a pas un déversement aveugle ; de plus, une justification a été avancée quand on a pris le temps de leur demander : « c’est une vengeance ». Alors certes, la vengeance est une conception mafieuse ou tribale de la justice. Mais on voit qu’il y a aussi de la retenue dans cette vengeance. La police est attaquée, mais pas tuée. Et il faut voir cette différence. Parce qu’un jour il y aura peut-être une vraie guerre civile, et ce jour là on verra que la vraie sauvagerie existe, et que finalement « les sauvageons » de Chevènement avaient une attitude en grande partie rationnelle, et que ça c’est encore gérable politiquement. Pas la guerre civile. Ce qui est en revanche plus surprenant c’est le discours politique droitier, de Zemmour par exemple, qui a voulu présenter et interpréter l’évènement comme la rencontre guerrière entre deux France, celle des banlieues sauvages et celle des « Français sages », victimes des violences. Alors même que les premières victimes de ces pillages étaient précisément les habitants des banlieues, et donc les populations issues de l’immigration, qu’il accuse d’attaquer les « Français natifs ». Et ce point était extrêmement répandu sur les réseaux sociaux. C’est sans doute une conséquence du fait que Zemmour veut absolument dissimuler les inégalités subies par les populations immigrées banlieusardes. Ce serait dommage d’essayer de comprendre certains comportements et de lutter contre. Ce discours droitier a pour propriété de profiler, ou de mettre en image, la possibilité d’une guerre civile. Et quand on sait que pour beaucoup de militants et de penseurs de droite seule la violence règle les choses19, on en vient à se demander s’ils veulent vraiment le bien de la France. Malheureusement, Mélenchon a préféré rationaliser à l’extrême l’attitude des émeutiers en justifiant comme d’habitude la révolte, et en ne contextualisant que le déchaînement des manifestants et non de l’assassiné ni même de l’assassin. Même si en sous-main il appelait à « épargner les écoles », et donc il avait conscience que l’attitude des manifestants n’était pas entièrement rationnelle, il n’a jamais voulu comprendre la situation. Pourtant, c’est devenu en sociologie une banalité, comprendre sans justifier, y compris le terrorisme. Pourquoi pas les violences de la Police ? On peut aussi comprendre ce refus de comprendre par le fait qu’un électorat anti-flic l’aurait immédiatement lâché dans ce moment politique important pour eux. Il n’y a donc pas de véritable exemple de sauvagerie aujourd’hui, seulement des abus de langage, ou des exagérations voire des mises en garde. Ce qu’il faut aussi mesurer c’est que la guerre produit une grande rationalité chez des individus (industrie, stratégie, économie, innovation, météorologie, médecine), même si l’engagement guerrier implique souvent des forces émotionnelles fondamentales : amour de la patrie, haine de l’ennemi, peur de l’insécurité. De plus, il y a un objectif, gagner la guerre, et donc un ensemble de stratégies et de moyens mis en place. Ça ressemble, posé comme ça, à un bon usage des émotions... Mobilisatrices et orientées par la Raison.

Mais voilà, on ne saurait raisonnablement considérer la guerre comme désirable politiquement. Pourquoi la guerre ? On l’a dit, des émotions antagonistes se rencontrent. Comment l’éviter ? Par une communauté d’affects. Par des émotions communes. Houria Bouteldja par exemple propose l’amour de la France pour rassembler « les beaufs et les barbares ». On voit alors à quel point l’approche individualisante des émotions dans l’espace intellectuel contemporain est une faillite politique. « C’est mon émotion », « c’est que je ressens », « c’est mon ressenti », « l’émotion nous permet de nous connaître, de savoir ce qui est bon ou pas pour nous, nos besoins ». Tout ça, c’est la faillite: les émotions sont aussi des données politiques qui traversent la société, et qui forment, pour ne pas dire formatent, les groupes et les clivages politiques. Construire une communauté d’affects de manière à ce qu’on ait davantage de raisons de s’aimer que de se détester, c’est ça le travail qu’il faut faire pour éviter la guerre, et cultiver en chacun ce que Kant appelle « le sentiment de respect ». Pour ça, il faudra commencer à arrêter deux choses : le discours droitier qui fait des arabo-musulmans la source de tous nos maux, et sans doute le discours gauchier qui fait d’eux des victimes d’un racisme systémique dans un monde où les blancs sont privilégiés. Autrement dit, il faut ajouter aux descriptions politiques des perspectives de remédiations qui alimentent des affects communs, et une reconnaissance primaire des souffrances de chacun. Ce que Zemmour, Lepen et Mélenchon se refusent à faire car ils sont engagés dans le clivage gauche-droite. Cette démarche n’a d’ailleurs rien d’originale puisque c’est celle de Macron. À une petite différence près, c’est que le but est justement de construire un bloc politique qui renverse le pouvoir macronien. Et ça, c’est finement pas une petite différence. Le but c’est d’émanciper tout le monde, pas de faire gagner une partie (bourgeoise, gauche ou droite) du peuple, mais bien tout le peuple.

La subjectivité contemporaine qui résulte de plusieurs décennies de déracinement et de l’hors-solisation des citadins occidentaux a accouché d’un individu narcissique qui aujourd’hui ne se contrôle plus émotionnellement et trouve même ça tout à fait légitime. Comment alors replacer l’action morale sans pour autant évacuer les émotions ? La formulation de la loi morale vient de la Raison. Mon action est bonne si elle est universalisable, c’est-à-dire que le monde serait meilleur si tout le monde faisait de même. Inversement, mon action est immorale si elle aboutit à un monde absurde, chaotique ou invivable, dans le cas où mon geste serait universalisé. Et en effet, une sauvagerie libérale croît dans notre société : les individus libèrent leurs émotions sans retenue. Si tout le monde fait ça, la vie sociale devient tout simplement invivable. Pire encore, ceux qui permettent la reproduction matérielle et l’accès aux subsistances, c’est-à-dire les agriculteurs et les ouvriers, sont nécessairement en dehors de cette émotivité moderne : il ne faut pas être dominé par ses émotions pour faire un vêlage, pour être bûcheron, pour travailler sur un chantier, pour récolter quand « il le faut ». Il faut faire preuve d’abnégation, se contraindre, dompter sa frustration et son désir, s’habituer à l’effort, silencier les émotions qui nous empêchent de faire ce qu’on doit faire, trouver en soi des affects qui nous motivent, et parfois même adhérer à des croyances qui nous empuissantisent. On voit bien que cet individu sauvage et tyrannique qui libère sans retenue ses émotions intérieures n’est pas universalisable. C’est non seulement une violence morale au quotidien qui nuit aux autres, mais en plus inadoptable par celles et ceux qui sont nécessaires à la vie.

Un reproche en grande partie injuste fait à Kant est l’énonciation d’une morale séparée de tout motif affectif, passionnel ou émotionnel. Mais pour Kant, c’est moins comme ça qu’il faut agir, que comme ça qu’on se représente conceptuellement le Devoir. Et c’est cette connaissance ensuite qui sera nourrie de diverses inclinations. Faute d’une connaissance adéquate du Bien ou du Mal, on prend le risque que nos émotions, qui sont nécessairement là, viennent nourrir des actions immorales. Schiller, dans un dialogue avec Kant, souligne qu’il n’y a pas de moralité accomplie sans la Joie d’accomplir son Devoir. La « belle âme », c’est la coïncidence du sensible et du Devoir. C’est le spectacle de la Grâce : le mouvement spontanément produit par la sensibilité, en tant que fruit de la volonté humaine. Si la convergence cesse, et que des sentiments en nous s’opposent à l’action morale, il y a conflit intérieur. La belle âme s’atteste ici comme sublime et maintient sa morale. On dira de celui qui échoue « il a bon fond », mais il n’est pas moral. On commence toujours en sauvage, l’enfant est sauvage, jamais barbare. Et la sensibilité initiale est une prédisposition à la morale, même si après elle pourra s’opposer à la morale, voire nourrir le Mal. Schiller porte alors un héritage rousseauiste dans son dialogue avec Kant. Il avance que la Raison n’est jamais pleinement elle-même si elle méconnaît la sensibilité. L’idée est alors de sublimer la sensibilité ou l’émotion. De l’arracher à sa dimension égoïste. Sinon la Raison devient le calcul de son intérêt et la sensibilité fait de la Raison son instrument. On perd l’opération propre de la Raison qui est l’aspiration à l’idéal. On cherchera alors à cultiver sa sensibilité pour qu’elle ne s’oppose pas à la Raison. Dans La Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau écrit « exister c’est sentir ». On voit donc qu’il n’y a pas d’ascétisme, de discipline contre la sensibilité. Le point majeur est que la sensibilité ne doit pas dicter la conduite. Et il faut supprimer l’impulsion qui, elle, est dangereuse. Comment ? En la contrebalançant, en la neutralisant, en trouvant un équilibre des forces... On cherche alors une sensation qui nous dispose à penser plutôt qu’à agir. Kant, Schiller et Rousseau avanceront alors l’expérience esthétique. Le sentiment du beau. C’est ça la puissance qui va porter notre sensibilité vers la morale et l’éloigner de l’égoïsme. L’admiration nous sort de l’attrait de la matière. Simone Weil écrit « le beau c’est ce qu’on ne veut pas manger », c’est ce qu’on ne veut pas toucher, qu’on admire, on veut que cela soit, que ça ne change pas.

Pour ma part je suis sceptique sur cette thèse qui fait de l’expérience esthétique un chemin inexorable vers la morale. Si la thèse ne se vérifie pas empiriquement, alors j’ai tendance à penser qu’elle est fausse, ou en partie fausse. Mais sans doute que l’effort conscient de lier beauté et morale produit des effets. Ça j’y crois. Ce qui va m’intéresser c’est d’identifier les affects, les désirs, les émotions en nous qui conduisent notre action morale. Pourquoi ? Car nous avons un pouvoir sur nos affects, sur nos désirs. Un pouvoir d’orientation. Une intensification de certains par un effort conscient de concentration, ou la mise en place d’habitudes, peut en diminuer d’autres, notamment ceux qui nous égarent ou nous emmènent vers l’égoïsme. C’est dans L’Ethique de Spinoza qu’on trouve une exposition minutieuse de ces jeux d’affects qui animent le cœur humain. Il appelle « Humanité, ou Retenue, le Désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s’abstenir de ce qui leur déplaît »20, l’effort que nous faisons pour faire plaisir aux autres. C’est cet affect qui permet la convivialité, c’est le moment où on se met en retrait pour le confort de l’autre. Le moment où on veut rendre l’autre heureux et que notre intérêt personnel est comblé si l’autre est heureux. On n’existe plus pour soi, mais pour l’autre. Cette disposition soulève plusieurs problèmes : que faire si tout le monde fait ça ? Si tout le monde veut satisfaire tout le monde, alors il y a une neutralisation des effets, personne ne peut être satisfait en propre. Et que se passe-t-il si nous sommes isolés dans cette disposition ? C’est par la rencontre réciproque, de cette disposition et des plaisirs personnels, qu’une harmonie sociale peut apparaître. Mais qu’est-ce qui peut pousser l’autre à cesser son égoïsme ? Car s’il ne le fait pas, notre humanité est alors exploitée par l’autre. C’est Marcel Mauss qui répond à ces questions : la satisfaction personnelle passe par notre persévérance dans le groupe et la logique de perpétuation du groupe. Le don-contre-don en est la loi fondamentale et définitive, faute de ça, l’égoïsme consume le groupe. L’effort consiste donc à donner, et cet effort est imité ; s’il ne l’est pas il y a rupture du groupe, et pour ramener l’individu dans le groupe il faut donner encore jusqu’à ce que l’assimilation soit rétablie. Donner c’est devenir l’exemple, le guide du groupe, et donc obtenir une forme de satisfaction. Mais ce dernier doit aussi se « détrôner », en acceptant de recevoir des autres. Et ces cycles de don viennent structurer et lier les individus entre eux. En gros, je donne - et ainsi je dispose l’autre à me donner - et c’est en me liant à l’autre que je sors de la solitude et que j’épanouis ma sociabilité humaine. Le don est à attendre, au sens générique. Être gentil, attentionné, écouter, aider, c’est « donner » aussi bien qu’offrir quelque chose. Il faudra alors renverser la charge du changement dès lors que la sociabilité ordinaire devient oppressive, se rendre respectable pour être respecté, se rendre aimable pour être aimé, être attentionné pour recevoir de l’attention, écouter pour être écouté. Bien entendu toute réclamation d’une dette suite à un don transforme le don en son contraire : le donnant-donnant. Tout geste pour être don n’est pas endettement. Ou bien endettement implicite, tacite. Et c’est ce jeu invisible des échanges qui conduit la vie humaine et nous amène à nous éloigner ou nous rapprocher de certaines personnes. Dans cet invisible il y a le secret des calculs égoïstes et les élans de générosité. L’art d’une sociabilité morale consiste à combattre le premier avec le second.

  1. 1. à la base je voulais écrire « il est de bon ton de chier sur les émotions » et puis je me suis rappelé que l’exercice philosophique exige une langue châtiée.
  2. 2. Vous prenez n’importe quel livre de développement personnel ou de CNV, vous le comparez avec un ouvrage philosophique de Spinoza, Descartes, Smith ou Hume et vous retrouvez les mêmes grandes notions, les premiers les nomment « émotions », les seconds « passions ». Ce changement de terminologie est axiologique : une passion est souvent jugée mauvaise car elle n’est pas maîtrisée, tandis que l’émotion est vue comme une expression légitime et positive du Moi.
  3. 3. Est considéré comme extrême la droite nationaliste, c’est-à-dire la droite non-libérale, et le communisme c’est-à-dire la gauche non libérale. Bien sûr le productivisme débridé, l’extension du libéralisme dans toutes les sphères de la vie, l’expansion de l’emprise des technologies sur nos vies, et le candidat de ce programme : Macron, tout ça n’est jamais dit « extrême » mais plutôt « disruptif » ou progressiste.
  4. 4. Le règne de la Raison serait en effet portée par l’Occident comme un outil d’asservissement des racisés. Cette forme aiguë d’antirationalisme s’est présentée de manière éloquente à l’Université d’Evergreen aux Etats-Unis https://www.youtube.com/watch?v=u54cAvqLRpA lorsque les armes de la Raison sont assignées à des armes racistes. Ce qui permet par exemple de se passer de preuve lorsque quelqu’un est accusé de racisme et de l’empêcher de se défendre ou de se justifier. Paradoxalement, on atteint par voie de conséquence un degré de racisme extrêmement élevé, qu’on peut retrouver chez les racistes les plus raffinés de l’Histoire comme Voltaire, Diderot ou Heidegger, à savoir que les noirs ne seraient pas doués de Raison.
  5. 5. Extrait émission de France Inter : https://www.youtube.com/watch?v=vpxn8uS_II0
  6. 6. On sera donc étonné de constater l’état actuel du débat public en matière artistique : quand Marina Abramovic appelle « Performance artistique » le fait de mettre en scène un corps de femme afin qu’il soit torturé par le public disposant de 72 outils différents et que vous vous dites « non ça n’est pas de l’Art », et bien ça fait immédiatement de vous un fasciste, un nazi, quelqu’un qui doit se faire soigner, suivre sans doute une psychanalyse. Certes Hitler n’aimait l’art contemporain. Mais il était végétarien (soit disant), tous les végétariens sont-ils donc des nazis pour autant ? On peut souligner l’interdit même imposé par l’art contemporain de discuter de ce qui est de l’art ou non par leur accaparement des instances de légitimation ( les fameux 3 M : Marché, Ministère, Médias), ce qui à proprement parler une censure de la pensée et de son expression. C’est toujours les plus autoritaires qui accusent les autres d’autoritarisme. On peut ajouter que la démarche de Marina Abramovic consistant à démontrer ici à quel point l’homme dans sa nature profonde est mauvais est en parfaite harmonie avec le pessimisme anthropologique des modernes et des fascistes.
  7. 7. J’ai écrit un article spécifiquement là-dessus : https://blogs.mediapart.fr/jean-galaad-poupon/blog/161121/le-syndrome-du-sauveur-ou-comment-la-psychologie-liberale-construit-le-marche
  8. 8. L’usage sarcastique d’un langage faussement inclusif est une référence à mon article sur ce thème : https://blogs.mediapart.fr/jean-galaad-poupon/blog/110322/les-ecritures-inclusives-linextricable-domination#sdfootnote10anc
  9. 9. Entretien Blast avec Salomé Saqué. https://www.youtube.com/watch?v=by-FF76yRJE
  10. 10. Une étude de l'université de Lübeck, en Allemagne, de la Feinberg School of Medicine de Chicago et de l'université de Zürich publiée dans la revue Nature montre un lien causal entre le bonheur et la générosité : https://www.nature.com/articles/ncomms15964 Avant ces observations cognitives, Kropotkine établit philosophiquement ce lien dans L’Entraide et dans La Morale anarchiste.
  11. 11. On peut dire à la suite de La Grande transformation de Polanyi que la psychologie libérale, hégémonique d’aujourd’hui, est une nouvelle étape dans le désencastrement de l’égoïsme.
  12. 12. Dans Le Manifeste du parti communiste, Marx met en lumière le caractère révolutionnaire de la bourgeoisie du fait qu’elle produit incessamment des innovations. À l’inverse, les classes populaires sont plutôt conservatrices, surtout la classe paysanne qui transmettre et préserver les techniques qui ont fait leurs preuves, mais également les artisans d’où provient le mouvement luddite, briseurs de machines pendant la Révolution industrielle.
  13. 13. Les mises en scène de condamnation morale se multiplient ainsi sur les plateaux télés : on demande à la FI si elle condamne l’attentat du 7 Octobre quand elle critique les bombardements israéliens à Gaza, on demande à Jordan Bardella s’il condamne les propos de Jean-Marie Lepen tenus il y a presque 40 ans. Et cette condamnation pour être acceptée, c’est-à-dire qu’elle vous donne malgré tout une parole légitime, doit être sincère, émue. Vous devez en fait prouver votre humanité, votre empathie pour faire une analyse politique. Or le simple fait que vous pouvez parler prouve déjà votre humanité. Cette dictature de l’empathie politique permet d’ailleurs toutes les manipulations : il suffit de commencer par exprimer sa compassion et sa tristesse pour les victimes pour qu’ensuite un propos diamétralement opposé soit tenu en toute détente.
  14. 14. Ce point n’est pas étayé que par des associations féministes de droite comme le collectif Némésis, mais également par les associations féministes de gauche qui se sont opposées à la pénalisation du harcèlement de rue comme le rapporte Marlène Schiappa dans ce débat car elles ne voulaient pas « stigmatiser les racisés » : https://www.youtube.com/watch?v=0uqDn1kMnwM
  15. 15. « Le principal danger pour les femmes ce sont les hommes immigrés africains noirs et arabes. » https://www.bfmtv.com/police-justice/viol-par-un-homme-sous-oqtf-a-paris-je-denonce-toutes-les-agressions-repond-violaine-de-filippis-porte-parole-d-osez-le-feminisme-a-thais-d-escufon-ancienne-porte-parole-de-generation-identitaire_VN-202312180784.html Ignorant du même coup que les victimes peuvent aussi être des familles issus de l’immigration https://www.youtube.com/watch?v=3na5krt8vOE à quoi on peut ajouter l’affaire Shaïna et Chahinez. Sans doute que ce biais de confirmation de Thaïs d’Escufon vient du fait qu’elle a été elle-même victime. Et donc CQFD, l’émotion d’une souffrance personnelle comme biais de confirmation l’empêchant de voir de la violence masculine comme émanant aussi des français autochtones « blancs » comme elle dit.
  16. 16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_des_viols_collectifs_de_Rotherham
  17. 17. https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/calais-3-migrants-soupconnes-viol-interprete-travaillant-france-5-1111295.html
  18. 18. Voir note 14. Et cet article illustre assez bien la lutte à géométrie variable, le féminisme oui, mais pas contre les racisés : https://www.revolutionpermanente.fr/Marlene-Schiappa-un-feminisme-raciste-et-securitaire
  19. 19. Papacito incarne assez bien le profil type de l’enfant qui hérite d’une histoire guerrière et révolutionnaire (ses grands-parents ont fait la guerre d’Espagne), qui a grandit dans ce récit, et qui dans une vie moderne d’étudiant précaire ne rencontre pas cette violence. Ce manque, et donc ce désir, vient créer une condensation explosive en lui. S’il avait été confronté directement, et non seulement en fiction, à cette violence, sans doute chercherait-il des solutions politiques et non militaires aux problèmes qu’il dénonce.
  20. 20. Éthique, SPINOZA, trad. B. Pautrat, ed du Seuil, p. 343.

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