Le Centre Pompidou traverse l’Amérique au cinéma avec Kelly Reichardt, une cinéaste qui présente son onzième film, First Cow, au public. Loin des paillettes et des vrombissements d’Hollywood, Kelly Reichardt a construit une œuvre en contrechamp qui porte toute la douleur de ceux qui ont cru en ce pays qui les a engloutis sans leur donner de quoi vivre leurs rêves. Comme les migrants d’aujourd’hui, pourchassés, exploités, humiliés, jetés dans les fosses communes de l’oubli.
« L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié » (William Blake)
La première scène de First Cow donne la couleur de ce western des forêts de l’Oregon en 1820 : la découverte par une promeneuse et son chien de deux squelettes abandonnés au bord de la rivière Willamette, affluente de la Columbia. Plongeant dans The Half-Life, ouvrage de Jon Raymond (2004) qu’elle adapte pour partie dans le film, Kelly Reichardt raconte la tragédie de ces deux hommes, venus ici avec des trappeurs attirés par le commerce du castor, Russes, Anglais, Espagnols d’Hawaï, Chinois qui se mélangèrent aux tribus indiennes vivant au bord de ces voies rapides de commerce depuis des millénaires.

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Otis « cookie » Figowitz et King Lu se lient d’amitié, «un espace mental où les humains se sentent chez eux», pour Kelly Reichardt. Le premier cuisine pour les trappeurs, le second se veut entrepreneur. Il propose une association à « Cookie », pâtissier inspiré, pour faire fortune à San Francisco. Sans le sou et, surtout, sans l’un des ingrédients de base des beignets et du "clafoutis" (en français dans le texte), le lait introuvable dans ces forêts à peine défrichées... Jusqu’au jour où un gouverneur se fait apporter la « première vache » de la contrée à laquelle, chaque nuit, ils subtilisent le lait. Une prospérité bien risquée…
D’aucuns auraient imaginé la naissance d’une gentille saga du cookie. La malchance et la brutalité des trappeurs renvoient à la scène initiale de la découverte des sépultures. Dans l’histoire de ce Nouveau Monde, rien ne manquait. Les fleuves et les rivières sont comme des mers Rouges infranchissables pour ces Pilgrims fathers de la liberté. Cet échec au milieu d’une communauté d’Indiens apparaissant comme les plus généreux est filmé, caméra au sol, en format carré 4/3, dans une forêt tout en dégradés de verts et de bruns qui accentue la tonalité mélancolique du récit. Réalisé par une femme, ce western sera donc sans spectacle ni mythe. Il faudra trouver la grandeur dans la tendresse, dans ces couleurs de l’automne, dans le tragique qui rappelle le destin chaotique des héros de Chaplin.
Une écologie des images
Dans Filmaker Magazine (octobre 2016), Judith Revault d’Allonnes à qui on doit la rencontre avec la réalisatrice à Beaubourg (14-24 octobre 2021) insiste sur le rôle des territoires qui « façonnent » les personnages. « La géographie, le climat, les aménagements », tout invaliderait le road movie « mâtiné de film noir qui s’embourbe ». « La connaissance intime des lieux [de l’Oregon] permet d’y inscrire pleinement les personnages. A travers cette exploration de proximité, à petite échelle, les films font néanmoins une expérience américaine plus vaste. [Chaque film] trouve sa forme dans une écriture ouverte, contrastée, dans une distance ni trop près ni trop loin : une certaine écologie des images ».
Un anti-western tout en grâce, planté dans le temps d'avant les Etats-Unis, sans héros, juste des pionniers pouilleux qui tentent le destin dans une forêt aussi touffue que leurs embrouilles. Où la grâce d'une vache et l'amitié de deux paumés composent une Amérique toute en contrechamp.
On peut revoir Old Joly (2006), « Wendy et Lucy » (2008), « La dernière piste » (2010), « Certaines femmes » (2016)… Des films de lieux perdus dans le désert, les villes paumées de l’Oregon et du Montana. Et pour sa collection de films « Où en êtes-vous ? » le Centre Pompidou a passé une commande à Kelly Reichardt de courts métrages qu’on verra bientôt sur le site Internet si l’on manque les séances à Beaubourg.
Film Américain : First Cow de Kelly Reichardt, avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones… 2 h 02.
Une autre lecture du film par Manouk Borzakian
On peut écouter Kelly Reichardt à l'occasion de la rétrospective au centre Pompidou
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