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Billet de blog 1 février 2024

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Quels outils pour décarboner nos modes de vie ?

Un débat entre deux experts du changement climatique nous aide-t-il à mieux comprendre l'impasse où nous nous enfonçons ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est le titre qui a été choisi pour un débat à TSE (Toulouse School of Economics) le 23 octobre 2023 entre deux ténors du changement climatique : Christian Gollier, présenté comme directeur général de TSE et conseiller de plusieurs gouvernements sur les politiques d’évaluation des investissements publics et sur la transition énergétique et Jean-Marc Jancovici qu’on ne présente plus tant il est sur tous les médias dès qu’il est question du climat et de son évolution.

Connaissant les deux protagonistes et leurs thèses, je ne m’attendais pas à des révélations surprenantes, ni même à une réponse à la question posée en titre (et je n’ai effectivement pas été surpris) mais j’ai regardé par curiosité ce débat pour voir si des évolutions étaient perceptibles dans leurs positions, et tout spécialement celle de Christian Gollier que j’ai critiqué dans de nombreux textes.[1]

Il n’en a rien été mais la confrontation entre eux permet peut-être de mieux comprendre pourquoi ces deux experts proclamés n’ont finalement, malgré leur expertise, quasi aucune influence sur la poursuite du réchauffement climatique et les drames qui se profilent.

Bien qu’ils ne proposent pas les mêmes politiques sur le sujet, ils partagent néanmoins la même façon d’aborder la question en raisonnant à partir des comportements des agents, ménages, entreprises et états et le même diagnostic sur l’obstacle majeur de l’acceptabilité sociale des mesures préconisées (qui sont de fait non appliquées).

C’est un constat assez étonnant à première vue tant ils semblent opposés sur leur orientation principale : le recours au marché au travers d’une taxe carbone universelle pour Christian Gollier et une planification sur au moins trente ans pour Jean-Marc Jancovici, le marché étant incapable de faire prendre des décisions structurelles engageant sur des décennies (ce qui est parfaitement vrai).

C’est d’ailleurs ce qu’il explique dans son introduction, après avoir dressé un tableau inquiétant des conséquences du réchauffement climatique.

Pourtant, ce n’est pas ce qu’a compris son interlocuteur, qui déclare son accord avec lui en déclarant que le sujet c’est du sang, des larmes et de la sueur, un thème récurrent chez lui, regrettant qu’il n’y ait pas d’hommes politiques qui en tirent les conséquences (on notera en passant qu’on ne comprend pas trop pourquoi il s’étonne du manque d’acceptabilité sociale d’une politique qui promettrait du sang, des larmes et de la sueur à tout le monde). Et s’il reconnaît que le marché n’a pas été capable de répondre au défi climatique, c’est pour ensuite expliquer que « parmi la myriade d’actions que l’on peut entreprendre » celles qui doivent être prioritaires ce sont celles qui se révèlent les moins coûteuses par tonnes d’émissions évitées, ce qui suppose, « travail titanesque », de les évaluer toutes, grâce à une analyse coûts-bénéfices.

On a du mal à prendre au sérieux cette « solution » d’une analyse systématique des coûts et des bénéfices de toutes (je souligne) les myriades d’actions possibles d’une part parce que par définition ces myriades sont innombrables (là-aussi « myriade » est un terme fréquemment utilisé par Christian Gollier, à la fois pour souligner la difficulté de la tâche qu’il déclare lui-même titanesque et d’autre part, sans doute pour valoriser l’apport décisif des courageux économistes qui se lanceraient dans ces calculs).

C’est une remarque que peut faire tout auditeur de ce débat, même s’il n’est pas économiste, tant l’écart est grand entre les myriades d’actions soulignées par Christian Gollier et les quelques exemples qu’il a lui-même étudié (l’acier, le mix électrique, le passage de 130 km/h à 110 sur les autoroutes). Le simple appel à la logique la plus élémentaire nous indique que même si les calculs faits permettent de classer les actions en question, rien ne nous dit qu’il n’en existe pas d’autres qui soient encore moins coûteuses. L’acier, le mix électrique et le passage de 130 km/h à 110 sont bien loin de faire une myriade !

La « tâche titanesque » en question l’est tellement qu’elle n’a aucune chance d’être entreprise. Mais il y a plus pour trouver non seulement irréaliste, mais inconsistante cette idée d’une évaluation de la « myriade d’actions possibles ». C’est que si les marchés ont été incapables de répondre au défi climatique comme nous l’explique Christian Gollier, ils n’en demeurent pas moins à la source de cette évaluation. Car comment évaluer des coûts et des bénéfices sans recourir aux informations du marché ? On est proche de la théorie du lampadaire où le quidam recherche ses clés sous le lampadaire, non pas parce qu’il les a égarées là, mais parce que c’est là qu’il y a de la lumière. Le marché a été incapable de résoudre la question du climat mais on fait appel à lui pour savoir quelles actions entreprendre.

Et une fois réalisé ce travail d’Hercule d’évaluation de notre myriade, « les économistes »[2] recommandent un signal-prix fixé par l’État qui rendrait les marchés efficients, ce qui revient à laisser au marché le soin de coordonner les actions à entreprendre, une fois qu’on lui a donné le « bon » signal, estimé grâce aux informations qui ont permis de le calculer. Finalement c’est croire que bien que le marché se soit révélé incapable, il peut le devenir.

Il va d’ailleurs jusqu’au bout de sa foi dans le marché[3] en expliquant, pour conclure son propos introductif, que toutes les révolutions importantes dans la société se sont toujours faites par une transformation des signaux-prix. Et il en donne pour exemple l’effet de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg qui a permis la Réforme et la Renaissance en réduisant d’un facteur 300 le coût d’accès aux livres, exemple qu’il avait déjà utilisé dans sa contribution au rapport Blanchard-Tirole. Mais c’est confondre l’effet et la cause, car si le prix des livres a fortement baissé à la suite de l'invention de Gutenberg et effectivement permis la diffusion des idées qui ont conduit à la Renaissance et à la Réforme, c'est parce qu'il y a eu une invention. C'est la transformation des moyens de production des écrits qui a induit le changement des prix relatifs et pas l'inverse.

Mais finalement, au-delà des divergences affichées, les deux débatteurs s’accordent sur l’idée fondamentale que tout est une question de comportements individuels qui sont au fond liés à une nature humaine

Car si Jean-Marc Jancovici insiste avec juste raison sur les contraintes matérielles qui doivent absolument être prises en compte[4] si on veut espérer un tant soit peu lutter contre le réchauffement climatique, il rejoint Christian Gollier dans l’idée qu’il se fait de la société.

Bien sûr il parle de firmes, d’État, de consommateurs, mais avant tout la société est composée des animaux que nous sommes tous, caractérisés par deux traits principaux : la paresse qui nous pousse à économiser nos efforts et la volonté d’accumulation. C’est pourquoi il explique que « décarboner, c’est lutter contre nos penchants naturels » (je souligne). Et on est frappé de l’entendre dans ses interventions, utiliser souvent ce « nous » ou ce « on » qui ne distinguent pas les statuts sociaux[5]. De même, sa bande dessinée best-seller Le monde sans fin se termine par la réduction des comportements humains à une cause biologique, le fonctionnement du stratium qui serait la partie du cerveau qui « produit du désir brut, de la motivation ». Ce stratium nous pousserait « d’une façon irrépressible » à des actions qui, si elles se réalisent nous apporte du plaisir.

Que des contraintes biologiques existent qui font que l’évolution de l’humanité soit en partie déterminée, comme le montre le dernier livre passionnant de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, ne doit pourtant pas faire oublier que l’humanité est aussi une espèce culturelle, spécificité unique parmi toutes les espèces animales. C’est cette culture, qui se matérialise dans les technologies, les connaissances, les habitats, la construction de paysages, les artefacts biologiques, les formes sociales comme l’école ou l’État et qui en un temps extrêmement court qui n’est pas celui de l’évolution biologique, nous a conduit de la pierre taillée à la société d’aujourd’hui. Et cette production collective d’artefacts en tout genre, s’opère avec une accélération remarquable, qui « ne tient pas seulement à des propriétés individuelles, et notamment à l’augmentation de la taille du cerveau »[6].

C’est aussi le point de vue de Darwin en 1871 quand il écrivait : « Le fait qu’il (l’Homme) soit capable d’une amélioration incomparablement plus grande et plus rapide qu’aucun autre animal ne souffre aucune contestation ; et cela est dû principalement à sa capacité de parler et de transmettre les connaissances qu’il a acquises ».

On pourrait faire remarquer que toute cette culture nous a aujourd’hui mené dans une impasse et qu’aucune autre espèce animale non-humaine n’a jamais réussi à détruire l’écosystème où elle se développait, mais c’est aussi cette culture, comprise comme une capacité d’adaptation aux contraintes incroyablement plus rapide que l’évolution du génome qui peut seule nous donner la possibilité de ne pas continuer vers le pire.

Car, si vraiment tout est l’effet de notre stratium, qui nous pousse d’une façon irrépressible à continuer sur la même trajectoire, les jeux sont faits et même Jean-Marc Jancovici n’y peut rien.

[1] D’abord dans mon livre Le climat ET la fin du mois qui est une réponse directe au sien (Le climat après la fin du mois), mais aussi dans les textes suivants : Sur le volet climat du rapport Blanchard-Tirole : un rapport de plus pour rien, (https://blogs.mediapart.fr/gilles-rotillon/blog/231021/sur-le-volet-climat-du-rapport-blanchard-tirole-un-rapport-de-plus-pour-rien) et Une leçon inaugurale qui n’augure rien de bon ! (https://blogs.mediapart.fr/gilles-rotillon/blog/201221/une-lecon-inaugurale-qui-naugure-rien-de-bon)

[2] Ces « économistes » sont ceux qui partagent le cadre théorique de Christian Gollier. Pour lui ce sont les seuls qui méritent ce titre, ce qui lui permet de souligner le consensus qui les réunit. Une façon de produire un argument d’autorité à peu de frais en déclarant seuls compétents ceux qui pensent comme vous.

[3] Une foi qu’il réaffirme plus tard en expliquant que dans les deux derniers siècles, le marché a montré qu’il avait organisé l’allocation des ressources pour répondre aux besoins des gens. Un credo qui fait l’impasse sur les luttes des travailleurs qui ont permis d’arracher des améliorations de leurs conditions de vie. Il ne faut pas oublier que tout au long du 19ème siècle, les salaires réels sont restés calés sur le niveau permettant juste la reconstitution de la main d’œuvre. La « réponse aux besoins » n’a pas été un chemin pavé de roses et reste toujours à conquérir.

[4] La fiscalité ne peut pas grand-chose si les ressources nécessaires (matériaux, compétences techniques) sont absentes.

[5] Il est pourtant bien conscient de leur existence, et à un moment où le débat porte sur les effets régressifs des politiques environnementales, il note que ces effets ne sont pas régressifs pour tout le monde avec la même intensité.

[6] Bernard Lahire, ouvrage cité page 518.

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