La crise politique actuelle, « habilement » déclenchée par Emmanuel Macron, conduit nombre de commentateurs à des « analyses » paradoxales. Un argument souvent répété, qui ne garantit évidemment pas sa vérité, est celui d’une double responsabilité, nettement affirmée dans la tribune de Thomas Legrand du mercredi 28 août dans Libération avec comme titre : Face au blocage politique, un Macron fautif et une gauche pas innocente. Et elle est bien entendu sous-jacente, quand elle n’est pas complètement explicitée, dans le refrain d’absence de la « culture du compromis » qui caractériserait cette gauche décidemment incorrigible. Et pourtant que d’incohérences dans ces jugements à l’emporte-pièces !
Prenons, par exemple, la critique faite au NFP d’avoir tant tardé pour proposer Lucie Castets au poste de première ministre. Plus le temps passait et plus nombreux étaient les médias[1] qui se délectaient en recherchant à la loupe le moindre indice d’une fissure au sein du NFP.
Ce qui est amusant dans cette insistance serinée d’une fin prochaine de l’alliance des gauches c’est l’aveuglement qu’il révèle de ces mêmes médias quand ils louent « en même temps » la culture du compromis des partis étrangers (Ah l’Allemagne, quel modèle, ils ont mis six mois à trouver un « compromis » et maintenant ils ont un super gouvernement, qui réduit la pauvreté et les inégalités et lutte avec vigueur contre le réchauffement climatique). Autrement dit quand le NFP met quelques semaines à se mettre d’accord sur une candidate c’est qu’il se fissure, mais quand, à l’étranger, on met des mois à trouver une coalition de gouvernement c’est formidable et signe d’une grande responsabilité politique et d’une démocratie qui fonctionne. On pourrait aussi leur suggérer d’analyser l’incapacité de Macron à proposer un nom de premier ministre alors qu’il est tout seul à décider, comme une incapacité à passer des compromis avec lui-même qui le conduit à procrastiner. Là-aussi il y a deux poids deux mesures, quand c’est le NFP c’est la preuve de son immaturité politique et quand c’est Macron cela ne fait que souligner la difficulté d’une décision qui n’est pourtant difficile que parce qu’il refuse précisément la démocratie qui aurait dû lui faire nommer Lucie Castets au poste de première ministre et laisser ensuite l’Assemblée jouer son rôle comme le demandent les institutions. Mais les médias sont loin de cette interprétation et se contentent servilement de reproduire l’argument même de Macron d’une instabilité institutionnelle certaine qu’engendrerait un gouvernement NFP pour justifier son refus.
Prenons un autre exemple de l’incohérence des arguments entendus dans les médias (le 30 août encore à France-Inter lors de son émission Le téléphone sonne) pour donner de la consistance à ce reproche fait au NFP de son absence de « culture du compromis », celui de l’annonce, faite par Mélenchon dès les résultats du second tour des élections avec la victoire du NFP (certes relative, mais victoire quand même, que n’aurait-on pas entendu si c’eut été le RN qui avait été en tête avec le même score), « rien que le programme et tout le programme ». Cette déclaration serait clairement la preuve incontestable d’une volonté hégémonique gravissime d’imposer ses vues sans aucune concession, ce qui ne peut « logiquement » que conduire à la dictature[2].
Raisonner ainsi c’est ne pas comprendre qu’il y a une différence entre une conjoncture politique spécifique et la conduite d’une politique donnée. Sur le premier plan, la conjoncture c’est l’annonce surprise de la victoire du NFP quand tous les sondages et les médias attendaient celle du RN et Mélenchon est assez bon stratège pour comprendre que c’est le moment (un moment précis, juste après l’annonce des résultats) pour « marquer son territoire » en indiquant une orientation (« rien que le programme mais tout le programme »). Car la victoire n’en aurait pas été une s’il avait annoncé qu’on oubliait le programme et qu’on allait « passer des compromis ». Et puis, sur un autre plan, il y a celui de la mise en route effective de la politique souhaitée. Et seul un imbécile peut imaginer alors que cette politique ne sera « rien que le programme mais tout le programme ». Il faudra bien tenir compte des rapports de force, ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec des compromis qui dérivent toujours plus ou moins rapidement en trahison comme en 1983. Et c’est bien ce que disait Lucie Castets quand elle affirmait sa volonté de trouver des accords.
Une force politique qui souhaite gouverner doit d’abord proposer un programme, puis, une fois élue[3] elle tente de le réaliser en fonction des rapports de force à l’Assemblée et dans la société. Mais avec nos médias si intelligents on est devant un dilemme : ne pas avoir de programme avant les élections serait immédiatement taxé d’irresponsabilité et suspecté des pires intentions liberticides, mais en avoir un et dire que ce sera la base de la politique menée c’est refuser d’avance les compromis. Un compromis qu’ils ne reprochent d’ailleurs pas à Macron de refuser en voulant à toute force continuer la même politique qui vient d’être refusée par les électeurs.
Imaginer que la séquence effective soit celle où des forces politiques se mettent d’accord sur un nom, puis avec ceux qui l’acceptent construisent un programme et le réalisent c’est demander aux électeurs de signer des chèques en blanc, puisqu’ils ne pourraient pas savoir avant les élections ce que sera la politique menée. Ils n’auraient au mieux que des programmes initiaux présentés par chaque parti tout en sachant que ce qui sera fait ne sera décidé qu’ensuite.
Et c’est là qu’il faut parler un peu concrètement du contenu de ces fameux compromis. Car dans la situation politique actuelle de la France, ces médias se gardent bien d’aborder la question, se contentant de sauter « comme des cabris » en répétant « des compromis, des compromis, des compromis ». Or cette situation, du point de vue des forces politiques est claire : un RN avec qui (même ces journalistes) on ne veut pas passer de compromis (du moins explicitement car les LR et Ensemble en ont déjà fait comme avec la loi sur l’immigration), une droite (LR, Ensemble, Modem, Horizons, …) qui veut poursuivre une politique néolibérale et un NFP qui veut abroger la réforme des retraites, augmenter le Smic et mener une politique environnementale réelle ce que n’a pas fait Macron qui se contente de paroles vides. Dès lors quel serait le contenu exact de ces fameux compromis ?
Doivent-ils comprendre la baisse de 10 milliards d’euros de dépenses de l’État, déjà annoncées dans les fameuses lettres plafond envoyée par Attal, premier ministre démissionnaire impliquant de continuer la politique de l’offre qui est menée depuis au moins vingt ans et dont même les rapports officiels n’arrivent pas à mesurer les effets (quand on mesure très bien l’enrichissement des plus riches) ? Une mesure qui est activement demandée par le Medef, plébiscitée par LR et qui ne pourrait être votée qu’avec des voix du RN (qui se tait prudemment sur cette question[4]). Ou doivent-ils annoncer d’avance qu’il n’y aura aucune hausse d’impôts sérieuses (il faudrait d’ailleurs une réforme d’ensemble de la fiscalité), et qu’il faut continuer à collectionner les milliardaires (hélas si peu nombreux), en acceptant qu’ils continuent à échapper largement à l’impôt ? C’est croire toujours à une théorie du ruissellement qui n’a jamais été vérifiée, non seulement en France, dans tous les rapports réalisés sur les effets redistributifs des politiques suivies jusqu’ici, mais dans le monde entier[5].
Faut-il continuer à supprimer des lits à l’hôpital ou à recruter en urgence des enseignants pour que chaque élève soit devant un adulte (et peu importe sa formation initiale) et à organiser des concours de recrutement qui échouent à pourvoir les postes proposés sans prendre à bras le corps la dévalorisation (monétaire et symbolique), du métier d’enseignant ?
Le ministère de l’agriculture doit-il continuer à n’être que le bras exécutif de la FNSEA en ne favorisant que les grandes exploitations pendant que les petits paysans continuent à disparaître ?
La réforme des retraites, refusée par plus de 80% de Français, va-t-elle être abrogée, concrétisant ainsi la volonté du peuple, ou va-t-on continuer à lui imposer envers et contre tout ?
Quel compromis peut-on avoir sur une politique écologique qui ne se contente pas de discours lénifiants, avec LR et le RN qui sont vent debout contre toute mesure qui interroge notre mode de développement actuel pourtant clairement suicidaire, que ce soit pour le climat, la biodiversité ou les pollutions locales (air et eau notamment) ?
Et on pourrait continuer longtemps à énumérer les sujets sur lesquels on ne voit pas très bien la nature du compromis qui serait possible avant tout exercice du pouvoir pour former un gouvernement stable un minimum. Car dès la mise en œuvre de ce « compromis » indéfinissable, qui pour l’instant semble se cristalliser sur la recherche d’un nom propre aux vertus miraculeuses (difficile si on en juge par le temps qu’y met Macron), les dissensions profondes et réelles que révèle la composition de l’Assemblée nationale ne peuvent manquer de resurgir. Un gouvernement Bernard Cazeneuve (puisque c’est un nom qui circule beaucoup), pourrait-il ne pas être censuré rapidement quand le RN devra s’afficher comme une solution alternative au macronisme ? Sauf à passer officiellement des accords avec lui, ce que ni lui ni la droite macroniste ou LR ne peuvent faire sans se dédire, rien ne garantit qu’un tel gouvernement puisse durer très longtemps.
Dès lors, il faut bien reconnaître que la réalité actuelle, cette réalité que les gouvernants n’hésitent pas à invoquer pour critiquer tout programme autre que le leur, c’est celle d’une France politiquement très divisée électoralement, avec trois forces qui proposent des orientations irréconciliables. Il ne peut donc y avoir que de l’instabilité politique qui aura été finalement la grande réussite de la décision unilatérale de Macron de dissoudre l’Assemblée.
[1] Quand je mentionne les médias, il s’agit des « grands » (ceux qui ont de gros moyens car soutenus par des milliardaires ou des chaînes publiques de télévision et de radio qui ne se singularisent pas par une grande indépendance dans les propos qu’elles relaient). Il existe heureusement des médias non inféodés au pouvoir (c’est d’ailleurs ce qui est terrible pour les médias publics audio-visuels, ils le sont en toute inconscience pour la plupart, sauf des exceptions du genre Nathalie Saint-Cricq) qui développent des analyses critiques comme Mediapart, Le Média, Blast ou d’autres comme Elucid ou Thinkerview, qui proposent d’autres formats qui permettent d’aller en profondeur sur un sujet donné. Ils sont bien sûr beaucoup moins influents que les « grands médias » et le refus scandaleux récent de l’Arcom de refuser d'attribuer une fréquence pour Le Média montre que le pouvoir (qui peut croire que l’Arcom est indépendante ?), est vigilant sur la place qu’il entend donner à ces médias critiques.
[2] Un tout nouveau sondage réalisé pour Le Monde indique que l’image du RN n’est pas affaiblie chez les Français quand 70% d’entre eux considèrent que LFI est un danger pour la démocratie. Au-delà de la fiabilité qu’on peut discuter des sondages dans ce moment politique où ils se sont systématiquement trompés, comme avec l’annonce de la victoire du RN, le contraire aurait été étonnant vu le ciblage permanent de LFI, ce mouvement « extrémiste », dans tous les grands médias durant les dernières campagnes électorales.
[3] Sinon le programme ne sera pas appliqué. C’est l’erreur politique qui a été faite en 2022 par les partis de gauche qui se sont présentés sans être unis, détruisant par avance toute chance de réaliser la moindre de leurs propositions et conduisant Mélenchon à rater le second tour pour peu de voix (celles du PC à elles seules auraient suffi). J’avais discuté de cette situation ici.
[4] D’une manière générale, qui est de fait sa stratégie, le RN ne parle très fort que d’immigration (à réduire tant que possible) et de sécurité. Pour le reste soit il se contredit (comme sur les retraites pendant la campagne) soit il observe un silence assourdissant.
[5] On lira avec intérêt sur ce sujet le livre Zombie Economics de John Quigging, un économiste de l’Université du Queensland en Australie, qui note que la théorie du ruissellement n’a en réalité été (largement) vérifiée que pour les salaires « stratosphériques » des CEO (les PDG) des « top executives » qui ne cessent de croître quand « les salaires des travailleurs ordinaires stagnent » (p.171).