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Billet de blog 7 septembre 2023

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Capitalisme, JO et escalade

[Rediffusion] Le développement du secteur des loisirs est une des réponses que tente le capitalisme pour sortir de la crise où il s'englue. Dans ce mouvement, l'escalade aux JO est un révélateur des deux axes que tente de suivre cette tentative de sauvetage.

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Dans un de mes derniers billets (NTIC et capitalisme) je notais la quadruple crise profonde (économique, sociale, écologique et anthropologique) dans laquelle le capitalisme était de plus en plus englué.

            Sur le plan économique[1] il a d’abord cherché son salut dans le développement de ce qu’on a appelé la mondialisation avec l’extension des échanges. Cela a commencé par une ouverture des marchés de capitaux mettant en concurrence au niveau international les hommes et les territoires. Il en est résulté une montée des inégalités, à la fois entre pays et interne à chacun d’entre eux. Cette dernière forme d’inégalité résulte de la concurrence entre les travailleurs qui répondent à une demande mondiale (les nomades dans la terminologie de Pierre-Noël Giraud) et se retrouvent en position de force pour obtenir des augmentations de salaires et ceux qui ne répondent qu’à une demande nationale (les sédentaires), par définition plus réduite. Cela s’est traduit par des délocalisations d’emploi pour les premiers, difficilement compensables par des emplois de même nature à cause de la concurrence internationale[2] mais qui le sont au moins en partie par des emplois du second type, non soumis au risque de délocalisations mais impliquant des salaires plus faibles. Ces emplois peuvent être soit dans l’administration, mais les politiques néolibérales de détricotage des services publics limitent fortement cette piste, soit dans des secteurs qui sont difficilement délocalisables parce que dépendants d’actifs liés au territoire. C’est justement le cas des services liés aux loisirs utilisant les ressources naturelles (falaises, lacs, littoraux, sites caractéristiques, …) de la région où ils se trouvent.

C’est pourquoi on a vu se développer de multiples offres de services de loisir, en particulier sportifs se traduisant par une offre de plus en plus variée, chaque nouvel entrant dans ce secteur cherchant à se distinguer de ses concurrents pour accroître sa future clientèle. Ce qui a poussé également à de nouveaux équipements (voies d’escalade, équipement de canyons, via ferrata, parcours de VTT, accrobranche, …) et à l’extension d’activités jusqu’alors confidentielles (hydrospeed, jet-ski, paddle, …). On a vu parallèlement apparaître des nouveaux métiers (accompagnateurs/accompagnatrices de moyenne montagne, moniteurs/monitrices d’escalade, animateurs/animatrices de tourisme équestre, animateurs/ animatrices d’activités aquatiques, …) tous sanctionnés par des diplômes d’État. En France on a des CPJEPS[3] (niveau CAP), des BPJEPS (niveau bac), des DEJEPS (niveau bac + 2) et des DESJEPS (niveau bac + 3), auxquels on doit ajouter plus de 60 certificats de qualification professionnelle (CQP), sans compter les formations en Staps et les métiers associés comme ceux de la vente de matériel sportif, la gestion des installations ou l’organisation des évènements sportifs.

Toute cette évolution a contribué à transformer progressivement les pratiquants en consommateurs de services payants pour ceux qui pratiquaient déjà et à les traiter immédiatement comme des clients pour les nouveaux entrants attirés par ces offres nouvelles, la carte bleue remplaçant la licence sportive, renforçant ainsi mécaniquement les exigences de ce nouveau public, ne jugeant une activité qu’à son seul effet immédiat sur l’individu qui la pratique et inconscient de son impact collectif, que ce soit en bien (effets sur le bien-être) ou en mal (pollutions diverses, conflits d’usage, en particulier des problèmes de parkings pour l’accès aux sites).

La crise financière de 2008 a fait franchir un pas de plus dans cette transformation des rapports aux activités de loisirs. Elle a rendu évident que la rentabilité des milliards de dollars cherchant à s’investir dans des activités à fort taux de rentabilité, déjà rendue impossible dans les secteurs traditionnels de l’industrie et des services à cause des faibles gains de productivité, ne pouvait plus passer par la fuite en avant dans le crédit.

Le développement du secteur des loisirs

La transformation du secteur des loisirs que le premier mouvement de mondialisation décrit ci-dessus avait initiée, s’en est trouvé renforcée. Il devenait une source de rentabilité pour les capitaux en quête d’investissements, parallèlement avec le développement du traitement des données personnelles pour lesquelles s’affrontent les grandes industries de plateforme via les réseaux dits sociaux et de celui lié au vivant (brevetage des gènes, pharmacie, transhumanisme…).

Les loisirs sont par définition un temps non consacré à la production, donc ne créant pas directement de la valeur économique par l’activité de ceux qui s’y adonnent. Pour y arriver, il y a deux voies possibles. L’une c’est la transformation du pratiquant en client d’un service payant et l’autre l’extension de l’offre de spectacles, soit via les plates formes de streaming soit via la pratique de haut niveau pour des évènements drainant des milliards de spectateurs (et téléspectateurs, l’envolée des droits audiovisuels n’étant pas pour rien dans la rentabilité attendue).

Les JO s’inscrivent parfaitement dans cette transformation du secteur des loisirs en nouvelle « mine » de rentabilité pour des capitaux en déshérence. Ils sont ce qu’on appelle des Grands événements sportifs internationaux (GESI), comme les championnats du monde de football, de rugby, d’athlétisme, … et leurs déclinations régionales (coupes d’Europe, d’Afrique, d’Asie, …).

Comme tous les GESI, ils ont trois fonctions. La plus apparente est évidemment la confrontation entre sportifs de tous les pays qui cherchent à briller dans ces événements. La simple qualification d’un sportif pour les JO (mais on peut dire la même chose pour tous les GESI) est un processus exigeant dont l’aboutissement est déjà vécu comme une victoire par ceux qui l’obtiennent. Une médaille d’or, le graal des JO pour un sportif, est l’assurance d’une reconnaissance internationale de ceux qui l’obtiennent. Celle-ci peut se limiter à la discipline où elle est obtenue ou s’étendre bien au-delà du cercle des pratiquants. Viktor Axelsen, le médaillé d’or du badminton à Tokyo reste largement méconnu du grand public à l’inverse d’Usain Bolt ou de Teddy Riner. C’est aussi un terrain d’affrontement entre pays au travers du décompte du nombre de médailles remportées qui peut être lourd de conséquences, que ce soit à cause du dopage, institutionnalisé comme il l’a été en RDA ou en URSS ou plus diffus selon les disciplines, ou à cause des inégalités entre sports, les États favorisant ceux susceptibles des meilleurs résultats en nombre de médailles, au détriment du sport pour tous.[4]

La deuxième fonction est celle d’attirer des nouveaux pratiquants à faire du sport. C’est la théorie de la locomotive, les champions, par leur exemple, seraient des VRP de leur activité permettant aux diverses fédérations sportives de recruter des nouveaux adhérents. Si ce type d’enchaînement se produit, il reste très marginal et est de toute façon sans lien avec le sport de haut niveau[5]. L’image de la pyramide expliquant que plus la base de pratiquants est large, plus se dégagera une élite performante, ce qui justifierait la fonction de VRP des champions comme incitateurs à l’élargissement de la base, est dépassée depuis très longtemps. Le haut-niveau est un système à part, reposant sur une détection précoce des futurs champions, leur insertion dans un staff d’entraînement nécessitant des médecins, des psychologues, des nutritionnistes, des coachs, des techniciens… et une organisation du temps adaptée dès le plus jeune âge. Un système complètement séparé de la pratique du plus grand nombre.

Quant à la troisième fonction, sans doute la plus importante, elle repose sur le spectacle fourni par les sportifs, engendrant les profits espérés, soit directement par leur présence dans les enceintes sportives, soit indirectement devant leurs télévisions. Les champions restent toujours des VRP, mais davantage des produits de leurs sponsors (vêtements, matériels, aliments, …) que de leur activité propre. C’est par exemple ce qui explique qu’un footballeur de très haut niveau puisse être transféré pour des centaines de millions alors même qu’il est en fin de carrière et ne pourra plus être décisif dans les performances de son club. Ce fut le cas de Beckham, engagé au Réal Madrid pour doper la vente de produits dérivés attachés à son nom (maillots, goodies, …) ou celui de Benzema en Arabie saoudite.

Les JO sont une étape importante dans cette construction du secteur des loisirs pour sa part sportive, leur prestige, tant dans le grand public que chez les sportifs de haut niveau, en faisant un moment clé de la construction des réputations. C’est sans doute le GESI qui bénéficie des aides gouvernementales les plus élevées, que ce soit avec la construction des infrastructures nécessaires (stades, logements, transports, …) ou les dérogations par rapport aux lois du pays où ils se déroulent. La charte olympique, qui est le texte régissant les relations entre la ville hôte et le CIO, s’appuie en effet sur le droit suisse qui prime sur le droit français[6].

L’escalade aux JO

Mais les JO sont aussi un laboratoire test pour lancer de nouvelles activités susceptibles d’étendre encore les possibilités de rentabilité de ce nouveau secteur en plein développement des loisirs sportifs.

Les JO de Paris en offrent une éclatante démonstration avec la confirmation ou l’intégration de quatre activités. Pour être introduite aux JO, une discipline doit être pratiquée par les hommes dans au moins cinquante pays et trois continents, et par les femmes dans au moins trente-cinq pays sur trois continents. Et à chaque édition des sports peuvent être supprimés (baseball et softball en 2012), réintroduits (golf et rugby en 2016) ou intégrés par le pays organisateur. Les JO de Tokyo en 2021 ont vu la réintroduction du baseball et du softball et l’arrivée du karaté, de l'escalade, du skateboard et du surf. Les trois derniers sont confirmés à Paris et s’y ajoute le breakdance.

Si ces activités doivent contribuer à la consolidation marchande du secteur des loisirs sportifs, elles doivent remplir certaines conditions. Soit être le vecteur de vente de produits liés à l’activité comme avec le skateboard, qui, s’il commence à être intégré à des spectacles de plus en plus nombreux[7], est surtout pratiqué par des jeunes amateurs acheteurs de matériels et de vêtements. D’autant que le skate électrique devient aussi un mode de transport en expansion qui ne pourrait que bénéficier de la publicité offerte par les JO. Soit être le moyen d’expression de spectacles autour de l’activité, ce qui est de plus en plus le cas du breakdance. Pour cette discipline, le CIO avance le nombre de 31 millions de pratiquants dans le monde et il y en aurait un million en France. Mais seulement 6000 licenciés, signe que son introduction aux JO vise moins à attirer des pratiquants futurs champions qu’à populariser le spectacle qu’il offre[8] et doper les marchés dérivés, surtout autour des vêtements.  

Le cas de l’escalade est encore plus révélateur du rôle que peut (doit) jouer une spécialité sportive pour contribuer au développement capitaliste du secteur des loisirs. Introduite à Kyoto, elle comportait trois types d’épreuves devant être pratiqués par tous et donner lieu à l’attribution d’une seule médaille d’or pour l’ensemble par sexe.

Ces trois disciplines étaient la vitesse, consistant à gravir le plus vite possible un mur de quinze de mètres incliné à 5° au-delà de la verticale, le bloc où il s’agit de réussir sans corde quatre voies d’une hauteur maximum de 4,5 m et la difficulté où on doit escalader une voie de plus de 15m bien au-delà de la verticale. Le classement final était établi en multipliant les places obtenues dans chaque type d’épreuve. Le problème avec ce format de compétition est qu’il mélangeait les choux et les carottes, la vitesse étant très différente des deux autres et peu pratiquée par les spécialistes de blocs et de difficulté. Ils ont dû se mettre à s’entraîner aussi en vitesse pour ne pas perdre trop de places et obérer toute chance de médaille. Il en est résulté un vainqueur chez les hommes qui n’excellait dans aucune des trois spécialités (et qui depuis n’obtient pas de résultats notables, ni en bloc, ni en difficulté)[9].

Pour les grimpeurs, la meilleure solution pour attribuer des médailles ayant du sens par rapport à leur pratique aurait été de séparer les trois types d’épreuves, soit trois médailles d’or, les qualités nécessaires pour chacune étant différentes. Le CIO n’a pas accepté cette solution, mais pour Paris, la vitesse donnera lieu à une médaille, le bloc et la difficulté étant combinés pour une autre, un compromis accueilli favorablement par les grimpeurs.

On peut effectivement considérer que les JO de Paris seront mieux en phase avec la réalité de la pratique, l’escalade de vitesse n’étant en fait que très peu pratiquée dans le monde. Une situation d’ailleurs qui devrait l’empêcher d’être au programme des JO car ni le critère du nombre de pratiquants, ni celui du nombre de pays ne sont respectés. Et si l’escalade de bloc et de difficulté compte des dizaines de millions de pratiquants dans le monde entier, ceux qui font de la vitesse ne sont (au mieux) que quelques milliers.

Alors pourquoi maintenir une épreuve qui est si marginale ? Parce qu’elle est spectaculaire vous diront les journalistes et ceux qui ne pratiquent pas l’escalade. Et c’est vrai que c’est impressionnant de voir l’agilité avec laquelle les grimpeurs « avalent » les 15 mètres du mur (le record du monde masculin et de 4,98s et le féminin de 6,25s). Impressionnant mais répétitif et je ne connais pas un seul grimpeur qui puisse rester plus de cinq minutes à regarder une compétition de vitesse. Et il est vrai aussi que cette spécialité ne peut guère voir ses pratiquants augmenter fortement. Le mur sur lequel se déroule la compétition est standardisé (sinon il n’y aurait pas de record du monde) et n’existe qu’en quantité limitée, nombre de clubs n’en ayant pas pour leurs adhérents.

En revanche, le bloc et la difficulté non seulement sont les formes traditionnelles de la pratique mais surtout, sur des structures artificielles comme celles où se déroulent les compétitions, elles débouchent sur la pratique en salles privées dont le nombre explose dans le monde entier.

L’escalade aux JO offre ainsi une illustration parfaite de ce qui est attendu de ce type de compétitions lors de GESI. D’une part pour les non-pratiquants qui regarderont à la télévision l’escalade de vitesse, assurée spectaculaire à l’envi par les commentateurs et les deux autres spécialités pour les pratiquants fournissant la future clientèle des salles privées. Ce faisant elle remplit parfaitement les deux conditions pour être une source de rentabilité dans le secteur des loisirs, celle du spectacle pour les non pratiquants et la marchandisation de l’activité pour les pratiquants.

[1] Je reprends ici l’analyse que Pierre-Noël Giraud développe dans ses livres et en particulier dans Le commerce des promesses, éditions du Seuil, 2009.

[2] Des ingénieurs en informatique hautement qualifiés sont en concurrence avec des ingénieurs indiens qui le sont aussi mais nettement moins chers. Des services d’aide aux entreprises se développent dans de nombreux pays et viennent exercer une pression à la baisse sur les mêmes emplois qualifiés aux USA. C’est par exemple le cas de la plateforme Upwork qui compte dix millions d’utilisateurs (designers, architectes, ingénieurs, traducteurs, avocats) dans 180 pays.

[3] Le CPJEPS et le BPJEPS sont respectivement un certificat et un brevet professionnel de la jeunesse, de l'éducation populaire et du sport. Le DEJEPS un diplôme d’État et le DESJEPS un diplôme d’État supérieur.

[4] Il ne s’agit pas ici de dire que le sport de haut niveau serait par nature aliénant, comme le soutien par exemple Marc Perelman dans 2024 Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, éditions du Détour, 2021. Bien sûr, étant une activité humaine se développant dans une société capitaliste, il n’est pas l’image d’une société différente où les rapports humains seraient pacifiés et l’emprise de l’argent ou le racisme inexistants. Mais il n’est pas non plus une activité à éradiquer. Comme toute activité humaine, le sport de haut niveau est la recherche des limites que cette activité peut atteindre. Si tant de sportifs ont leurs vies organisées autour de l’amélioration de leurs performances s’imposant des programmes d’entraînement que peu supporteraient, c’est qu’ils sont exactement dans le même processus qu’un artiste qui cherche développer son moyen d’expression. Et on retrouve dans l’art (mais aussi dans la science ou la philosophie) des acteurs qui se dopent (Baudelaire, Sartre, Henri Michaux…) qui ne vivent que pour leur activité et qui n’en sont pas moins glorifiés, même si ce n’est pas toujours de leur vivant.

[5] Pour ne prendre qu’un exemple, le développement du volley-ball en France doit plus au passage à la télévision d’un dessin animé japonais qu’aux médiocres résultats de l’équipe de France à l’époque.

[6] Le livre de Marc Perelman fourni sur ce sujet de nombreuses précisions sur cette situation dérogatoire.

[7] Le Skate & Rock 2023 de Tournai en est certes à sa 9ème édition en 2023, mais le nombre de spectateurs présents n’a rien à voir avec les foules drainées par le foot ou le volley (qui vient de battre le record du nombre de spectateurs aux USA avec 92 000 personnes pour une compétition universitaire.

[8] L’organisation en France en 2023 du Red Bull BC One, la plus grande compétition mondiale de breaking (nom retenu par les pratiquants plutôt que breakdance utilisé dans les médias) est un signe de cette volonté de diffusion au-delà des pratiquants. Et l’investissement de Red Bull celui que le breaking peut être source de profits substantiels.

[9] Il en a été autrement chez les femmes, la médaillée d’or Janja Garnbret, dominait trop en bloc et en difficulté pour ne pas s’imposer, malgré un résultat en vitesse médiocre.

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