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Billet de blog 9 novembre 2024

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Les Américains sont-ils des abrutis ?

La victoire nette de Trump à l'élection présidentielle amène immédiatement à s'interroger sur les raisons qui ont poussés tant d'Américains à voter pour lui, compte tenu de ses outrances en tous genres et de ses annonces sur la politique anti-sociale qu'il comptait mener.

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L’élection indiscutable de Trump à la présidence des Etats-Unis ne peut que susciter l’inquiétude (pour rester optimiste) compte tenu de la personnalité de l’individu, familier des provocations et des outrances verbales, mais surtout des annonces qu’il a faites sur à peu près tous les sujets. Que ce soit sur le climat, les femmes, l’immigration, le soutien à Netanyahou, l’admiration pour Poutine, la lutte contre ses « ennemis de l’intérieur » (ne reculant pas devant l’emploi de la violence et le recours à l’armée), l’accentuation des inégalités avec une politique pro riches, il faut s’attendre à une régression sans précédent de la vie démocratique aux USA accompagnée d’ondes de chocs sur le monde entier qu’il est évidemment trop tôt pour anticiper en détail, mais dont on ne peut pas douter qu’elles se produiront.

Et d’autant plus qu’il ne sera limité par aucun contre-pouvoir, avec un Sénat qui vient d’être repris par les Républicains, une Chambre des représentants qui a toutes les chances de l’être aussi et une cour Suprême à sa botte, ce qui lui donnerait deux ans (jusqu’aux élections de mi-mandat), pour mener la politique qu’il veut. Il ne faut pas non plus être prophète pour prévoir que son équipe gouvernementale ne sera composée que d’extrémistes lui ressemblant, à commencer par son vice-président JD Vance, ultra conservateur notamment sur l’immigration et l’avortement.

Mais une fois passée la sidération devant un événement, certes redouté dès le début de son annonce de candidature[1]mais auquel on espérait échapper quand même[2] on ne peut que s’interroger sur les raisons de cette victoire.

Romaric Godin en donne une tout à fait convaincante en notant le décalage entre le sentiment d’un grand nombre d’Américains d’une dégradation de leur niveau de vie et la vision d’une économie prospère que les démocrates mettaient en avant. En ne prenant comme boussole que les indicateurs macroéconomiques (taux de croissance et de chômage, productivité et revenus réels en hausse) les démocrates se sont bercés d’illusion et n’ont pas su prendre la mesure du ressentiment des électeurs qui ne s’appuyaient pas sur des indicateurs mais sur les conditions concrètes qui les avaient permis. Ce que Romaric Godin désigne comme le coût social de la croissance qui se reflète dans la hausse des dépenses contraintes. Comme il l’écrit, « il y a une déformation statistique qui revient à penser que les ménages états-uniens se réjouissent et choisissent de dépenser une part croissante de leurs revenus en assurance-maladie, en loyers ou en assurances habitation ».

Mais il n’en reste pas moins que, comme en Argentine avec l’élection de Milei, en Europe avec la poussée de la droite et de l’extrême droite dans nombre de pays ou en France avec l’élection de Macron et le renforcement du RN, un nombre croissant d’électeurs votent pour des candidats qui annoncent ou ont déjà mené des politiques antisociales.

Dans un billet précédent j’avais suggéré une explication possible par l'échec des « gauches » de gouvernement. Faisant les mêmes politiques néolibérales que la droite elles rendent crédible des alternatives extrémistes du seul fait qu’elles sont devenues les seules à ne pas avoir été essayées.

Mais cette explication, qui risque hélas d’être confirmée à la prochaine élection présidentielle en France où Macron a tout fait pour faire du RN un repoussoir favorisant un « front républicain » tout en accentuant une politique de régression sociale qui n’a réussi qu’à lui donner encore plus de poids dans la vie politique[3] ne tient plus vraiment dans le cas de Trump, puisque ce dernier a justement déjà été « essayé ».

On ne peut pas non plus se satisfaire de l’idée développée par Dov Alfon dans son éditorial du 7 novembre dans Libération quand il écrit que si Trump a gagné c’est que les « gens adhèrent aux priorités définies par Trump (violent protectionnisme économique, isolationnisme géopolitique, expulsions massives de migrants) », car il faudrait comprendre pourquoi cette adhésion s’est produite aujourd’hui, impliquant la progression du vote Trump dans tant de catégories variées (noirs, latinos, jeunes, retraités, diplômés, urbains et ruraux, banlieues), seules les femmes blanches diplômées des grandes villes se distinguant des autres catégories en lui refusant leurs suffrages. D’autant que ce glissement des électeurs vers des idées de droite et même d’extrême droite n’est pas un phénomène qui ne touche que les Etats-Unis.

Une autre explication est proposée par Pierre Sauvêtre dans son blog sur Mediapart qui tient à ce que Trump a « donné un nouveau souffle au néolibéralisme et réalisé une nouvelle synthèse originale entre la droite néolibérale et l’extrême droite en apportant sur la scène politique le style et la rhétorique de la guerre des races néolibérale[4] ». Cette droite défend « la justice sociale[5] et l’intérêt économique concret » laissant la gauche s’épuiser en défendant des valeurs abstraites quand les citoyens n’aspirent qu’à vivre mieux tout de suite. Et pour réaliser cet objectif le gouvernement n’a d’autre solution que de « dégrader la situation de certains groupes en vue d’améliorer celle des autres », ce qui fait que « le plus rationnel est de faire confiance au plus guerrier, à celui qui incarne le mieux la capacité à écraser ses ennemis » à savoir Trump qui a mené une campagne que les observateurs ont en général trouvée belliqueuse à l’excès mais qui a parlé aux électeurs principalement préoccupés par l’amélioration de leurs conditions de vie. En ne cessant de leur demander à tous ses meetings s’ils pensaient vivre mieux depuis l’élection de Biden, prouvant ainsi qu’il était beaucoup plus en phase avec leurs attentes que Kamala Harris qui défendait un bilan économique en décalage avec la perception de leur situation (on retrouve là l’explication de Romaric Godin), Trump a su les convaincre de lui accorder leurs votes. Finalement, loin d’être des abrutis, « Les électeurs de Trump sont intelligents et rationnels, et ils ont fait le choix qui était le meilleur pour eux dans le cadre de la guerre des races où ils ont été placés ».

Cette explication est très convaincante et ne me semble pas contradictoire avec celle que je propose pour comprendre la victoire de Trump. La mienne commence en fait là où Pierre Sauvêtre s’arrête, sur le constat que « dans le cadre où ils ont été placés les électeurs ont fait le meilleur choix pour eux ».

Je souligne les deux points qui me semble cruciaux et ne font pas partie de l’analyse de Pierre Sauvêtre. Le premier ne peut pas se limiter au cadre de la guerre des races, qui est construit consciemment par des acteurs (intellectuels comme Rothbard ou Hayek, politiques comme Milei, Bolsonaro, Trump ou … Macron) en s’appuyant sur l’idéologie qui est la leur, mais qui sont eux-mêmes pris dans un cadre plus large qui est la société capitaliste mondialisée. Leur idéologie n’est pas exogène, elle est construite dans ce cadre et ce n’est pas un hasard si elle n’a commencé à prendre de l’ampleur qu’à la fin du mode de régulation fordiste remplacé par l’orientation néolibérale de l’économie et l’émergence de la finance. Le second est l’accent mis sur leur intérêt personnel comme critère essentiel de décision et qui fait de l’individu le point de départ de la société, celle-ci découlant de l’agrégation de ces décisions individuelles. Or ni le cadre de la guerre des races (bien réel), ni l’individu dans son splendide isolement ne sont les bons points de départ. Le cadre où l’individu se forme existe avant même sa naissance et il est lui-même bien plus large que la guerre des races néolibérales tel que le caractérise Pierre Sauvêtre[6].

Je formulerai donc l’hypothèse que cette victoire et cette adhésion populaire sont un signe (inquiétant), de la profonde crise anthropologique[7] que connaît le capitalisme mondial.

Marx commençait Le Capital en écrivant que « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une " gigantesque collection de marchandises" », mais il n’imaginait pas à quel point la « gigantesque collection de marchandises » pouvait s’étendre. Aujourd’hui, tout à vocation à devenir marchandise, y compris notre cerveau (dont Patrick Le Lay déclarait vendre son « temps disponible » à Coca Cola). Mais être marchandise ne suffit pas, encore faut-il qu’elle se vende, c’est le « saut périlleux » qu’elle doit réaliser pour donner la preuve que du temps de travail n’a pas été dépensé en vain. Aussi, la croissance de cette « gigantesque collection » doit s’accompagner d’un nombre croissant de consommateurs, impliquant que tout puisse s’exprimer dans le langage de la valeur. Ce qui n’est pas un langage universel qui serait présent dès l’apparition d’homo sapiens.

« Le fait que le caractère spécifiquement social de travaux privés indépendants les uns des autres consiste en leur égalité en tant que travail humain, et prenne la forme du caractère de valeur des produits du travail, ne vaut que relativement, pour cette forme de production particulière qu’est la production marchande. Mais, aussi bien après qu’avant cette découverte, il apparaît à des gens qui sont prisonniers des rapports de la production marchande comme quelque chose d’indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l’air en ses éléments n’a pas empêché la forme-air de subsister comme forme d’un corps physique » (je souligne) Le Capital, p. 85, éditions sociales 2013.

Et cette illusion est née d’un processus historique et pas de la « nature » des choses produites :

« Une fois que ces proportions sont parvenues à une certaine stabilité mûrie par l’habitude, elles semblent venir de la nature des produits (…). En fait, le caractère valeur des produits du travail ne s’établit fermement qu’une fois que ceux-ci sont pratiqués comme grandeurs de valeur (je souligne) Le Capital, pp.85-86.

Et ce passage par la moulinette de la valeur fait que « la dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses » (Marx, Manuscrits de 1844).

Mettre l’accent sur la consommation, en la naturalisant comme un moment nécessaire de l’activité humaine est une nécessité vitale pour le capitalisme. Et c’est cette double extension, de la marchandisation de toutes choses, associée à une consommation devenue un mode d’être, souvent vécu comme une émancipation personnelle, voire politique, qui caractérise notre monde et conduit à un rétrécissement de l’horizon intellectuel de tous ceux qui s’y laissent prendre.

Ce n’est donc pas que les Américains soient des abrutis, mais qu’ils sont de plus en plus formatés au travers des innombrables sollicitations qui modèlent petit à petit leurs personnalités à ne devenir que des consommateurs tous pareils mais tous en concurrence, puisque ce que l’on consomme devient de plus en plus le signe de son statut social. C’est le syndrome de « la Rolex à cinquante ans »[8] étendu à la totalité de ce que l’on consomme. Et comme la consommation disparaît une fois la marchandise consommée, c’est un éternel recommencement qui incite au raisonnement à court terme centré sur ce que l’on peut acquérir tout de suite.

En ne pensant qu’à ce qu’il peut obtenir ici et maintenant, l’individu en oublie qu’il est pris dans des rapports sociaux qui le déterminent. Comme l’écrit Sandrine Aumercier[9] « Le mode de production capitaliste, ainsi que le système politique chargé de représenter ses intérêts concurrents, n’ont rien d’autre à offrir que la promesse régressive pour chacun de réaliser, s’il travaille bien, son fantasme privé – ceci au prix d’un sacrifice généralisé, sans reste et sans précédent historique ». Et elle poursuit un peu plus loin : « La satisfaction personnelle retirée d’une activité bien faite (et j’ajouterais d’une marchandise consommée), ne justifiera jamais la dépossession collective qui a vu peu à peu passer toutes les activités humaines sous le rouleau compresseur du travail abstrait ».

Cet engrenage qui prend évidemment dans le pays capitaliste le plus développé une dimension qu’il n’a pas encore atteint ailleurs mais qui y est également à l’œuvre rend les individus indifférents aux problèmes de long terme comme le climat et la perte de biodiversité[10] avec leurs conséquences dramatiques tout en les focalisant sur leur rapport aux autres vécus comme des luttes pour leur propre survie sociale. Les autres, sont soit des concurrents en tant que consommateurs désirant les mêmes marchandises, soit des obstacles à écarter parce qu’ils n’auraient pas le droit d’y avoir accès du fait de leur statut particulier (immigré[11], « race », genre, sexualités, minorités diverses…).

Ce faisant, devenir un être humain sous un capitalisme en crise profonde se fait sous des contraintes de plus en plus fortes qui ne peuvent que peser sur les personnalités de ceux qui les subissent.

La crise anthropologique qui en résulte et qui n’opérait pour l’instant qu’à bas bruit, s’est traduite aujourd’hui au plan politique par l’élection de Trump vu comme le héraut d’un présent sans futur, promettant la jouissance immédiate dans la consommation[12].

La boucle est refermée. Dans un monde en crise profonde aussi bien économique qu’écologique et sociale, les êtres humains ne pouvaient qu’en subir les conséquences dans leurs personnalités, transformation se manifestant aujourd’hui sur un plan politique en mettant à la tête de la plus grande puissance mondiale un individu à l’image de la profondeur de cette crise qui ne pourra qu’en approfondir encore toutes les dimensions.

« Sortir » du capitalisme devient de plus en plus urgent mais l’élection de Trump en accélère une réalisation vers le pire.

[1] Une annonce qui a décidé Laure Murat, professeure à UCLA depuis vingt ans aux USA, à revenir en France, une décision dont elle explique dans Libération que l’élection de Kamala Harris ne l’aurait dissuadé de mettre à exécution, considérant que depuis 2016 « les fondements de la démocratie aux Etats-Unis sont minés » et que « une base hostile à l’État de droit, prête à la servitude volontaire, à l’obéissance anticipée et la victoire par la force, est désormais durablement installée dans le pays ».

[2] Une espérance entretenue par des sondages unanimes à annoncer une élection serrée inédite, ce qui devrait inciter les médias à leur faire de moins en moins confiance, tellement s’accumulent leurs échecs à pronostiquer le bon résultat.

[3] La saga qu’il a initié depuis sa dissolution de l’Assemblée nationale aux élections législatives illustre parfaitement cette montée en puissance du RN qui peut aujourd’hui imposer ses orientations sous la menace d’une censure du gouvernement.

[4] La « guerre des races néolibérale » est théorisée dès 1992 par Murray Rothbard qui est également le maître à penser de Javier Milei.

[5] Une « justice sociale » selon ses propres critères méritocratiques qui justifient les inégalités fussent-elles stratosphériques.

[6] Bien sûr, celui-ci voit bien que cette guerre des races doit être reliée à un « ultra-capitalisme dont la finalité est de défaire toutes les formes de régulation du capitalisme et de remplacer toutes les relations sociales non marchandes par des mécanismes marchands », mais ensuite il restreint son analyse dans ce seul cadre en négligeant sa détermination par cet ultra-capitalisme.

[7] Qui s’ajoute aux crises économique, sociale et écologique, mais qui passe largement sous les radars alors qu’elle est sans doute la conséquence la plus inquiétante de la crise globale du capitalisme mondialisé.

[8] C’est Jacques Ségala qui expliquait qu’on a raté sa vie si on n’a pas une Rolex à 50 ans.

[9] Sandrine Aumercier, Franck Grohmann, Quel sujet pour la théorie critique ? éditions Crise & critique, 2024.

[10] Qui deviennent d’ailleurs de plus en plus des problèmes à moyen terme. Pour ne parler que du climat, le budget carbone restant pour respecter la cible des 1,5°C de l’accord de Paris était de 400 Gt, selon le rapport du Giec de 2021, et serait épuisé à la fin 2030 au rythme actuel. L’élection de Trump, climatosceptique convaincu, ne peut que conduire à réduire cette échéance.

[11] Pendant toute sa campagne Trump n’a eu de cesse de promouvoir un programme anti-immigrés, promettant des expulsions massives.

[12] Et on pourrait interpréter ses comportements, jugés aberrants par nombre de médias, comme une preuve de recherche de jouissance immédiate. Par exemple quand il interrompt un meeting pour passer une playlist de ses chansons préférées et qu’il se met à danser pendant 39 minutes.

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