L’élection de Javier Milei à la présidence de l’Argentine avec 55,7% des voies n’est évidemment pas une bonne nouvelle. D’abord pour les Argentins bien sûr, mais aussi pour l’état géopolitique du monde, avec un pays de plus qui bascule vers l’extrême droite, après la Hongrie, la Pologne, l’Italie, sans compter la Lettonie et la Finlande où elle participe au gouvernement ou la Suède où elle le soutient. Et, toujours pour rester en Europe, elle est devenue une force politique importante en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Espagne. Mais il ne faut pas oublier Israël, l’Inde, l’Iran, le Japon, la Turquie, le Bangladesh, ou le Pakistan, en attendant les USA si Trump est réélu, l’élection de Milei pouvant dynamiser sa campagne.
Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?
Il semble difficile de ne pas relier cette tendance à l’extrême droitisation du monde avec la crise profonde que connaît le capitalisme, crise qui a des conséquences économiques, sociales, écologiques et anthropologiques dont on comprendrait mal qu’elles n’aient pas d’effets sur la façon dont les populations vivent dans le monde aujourd’hui.
Un indice peut nous mettre sur la voie d’une explication, c’est le vote de nombre d’électeurs qui semble aller contre leurs intérêts les plus immédiats. Ce n’est pas une question nouvelle. Elle a été abordée de front par François Bégaudeau qui l’explique par le fait que « Le pauvre, les rares fois où il vote, vote peu à gauche, parce que sa pauvreté lui donne logiquement des réflexes conservateurs ». Dit autrement, pour ceux qui votent, ils ne désespèrent pas d’accéder à un meilleur niveau de vie. Le politologue américain Thomas Franck, l’avait aussi traitée dans son livre, Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013), son explication associant l’existence d’un libéralisme économique accepté et d’un conservatisme culturel à forte base religieuse.
Si ces analyses ont sans doute une part de vérité, elles sont cependant trop partielles pour être complètement satisfaisantes. Et surtout elles ne cadrent plus du tout avec ce que donne à voir l’élection de Milei, qui amplifie encore ce qu’on avait déjà pu constater avec l’élection de Trump, à savoir que de nombreux électeurs votent pour des candidats qui ont explicitement annoncé des politiques qui sont directement contre leurs intérêts immédiats.
Quand 66% des jeunes votent pour un candidat qui annonce qu’il va supprimer le ministère de l’éducation, impliquant la privatisation à court terme de celle-ci (le fait qu’une fois élu il soit revenu sur cet engagement ne change rien, sauf à supposer que les votants avaient anticipé ce retournement et n’y avaient donc pas cru, ce qui est peu vraisemblable vu le nombre de jeunes ayant voté pour lui), on peut penser qu’ils considèrent l’état actuel de l’éducation dans leur pays trop dégradé pour qu’un gouvernement quel qu’il soit puisse l’améliorer. Mais le comble est atteint quand des populations qui vivent pour l’essentiel d’aides sociales, votent pour un candidat qui annonce qu’il va les supprimer. C’est, en pire, la même logique bizarre qui a vu nombre d’américains pauvres voter pour Trump qui annonçait des baisses d’impôts pour les plus riches et la suppression de l’Obamacare qui permettait l’accès aux soins de près de 50 millions d’américains jusqu’alors privés de couverture sociale.
Mais on pourrait aussi illustrer ce paradoxe par le cas de la France, avec la réélection de Macron alors qu’il avait clairement dit que la réforme des retraites était une de ses priorités. Quand on voit l’ampleur de l’opposition populaire à la réforme en question, une fois Macron réélu, on peut se demander pourquoi il l’a été.
Pour la France, l’explication est assez évidente et nous donne la clé pour comprendre l’élection de Milei. L’élection de Macron n’a pas été celle d’une adhésion à son programme, contrairement à ce qu’il a fait semblant de croire avec une hypocrisie qui ne le grandit pas, mais celle d’une opposition à Marine Le Pen, certes de moins en moins forte, mais encore suffisante pour lui barrer la route de la présidence. Opposition d’ailleurs entretenue par Macron et Darmanin, justement pour ne laisser que ce choix impossible aux français (bien aidés par la division de la gauche et les outrances de Mélenchon qui ont empêché nombre d’électeurs de gauche de voter pour lui). La poursuite de la droitisation du pouvoir montre d’ailleurs qu’il insiste sur cette voie de dramatisation entre lui et le chaos du RN. Insistance qui semble de moins en moins efficace, là-aussi secondée par Mélenchon qui n’en finit pas de faire fuir des électeurs potentiels.
Montée de l’abstention et droitisation du pouvoir rendent de plus en plus probable une victoire du RN. Les abstentionnistes montrent qu’ils ne croient plus que les élections puissent améliorer leur situation, et la droitisation du pouvoir rend de plus en plus ténu sa différence avec le RN. Ajouté à ce constat, il y a celui des gouvernements dits de gauche qui ont fait les mêmes politiques néolibérales que la droite.
D’où la suite logique, puisque ni la droite classique, ni la gauche de gouvernement n’ont été capables de simplement faire entrevoir un avenir meilleur, il ne reste que le RN dont la montée en puissance prouve qu’il a changé de statut et peut passer de parti d’opposition à parti de gouvernement. C’est l’argument si souvent entendu du « puisqu’on a tout essayé sauf eux, pourquoi pas ? », surtout quand on a du mal à voir ce qui sépare Darmanin de Le Pen (qu’il trouve d’ailleurs « trop molle »).
D’autant que Le Pen n’est pas Milei. Elle n’annonce pas de coupes sociales et son programme et met surtout en avant les questions d’immigration et de sécurité.
Mais paradoxalement c’est peut-être ici qu’il faut faire le lien entre l’élection de Milei et ce qui se passe en France. Mais aussi en Europe où l’arrivée des extrêmes droites au pouvoir se fait avec les mêmes arguments anti-immigration et sécurité promise, sur fond d’échecs des diverses gauches quand elles ont été au pouvoir. Il faut se rappeler que quand Hollande était président, la majorité des gouvernements européens était à « gauche », du moins l’annonçaient-ils (la mise au pas de la Grèce a sans doute aussi joué dans la désillusion pour les politiques que cette gauche auto-proclamée pouvait promettre).
En Argentine, la crise était tellement profonde que les partis habituels avaient tous fait la preuve de leur incapacité à en sortir et de leur capacité à l’accentuer. Dès lors, peu importe le programme de Milei, ce qui compte c’est qu’il ne soit pas assimilable aux pouvoirs précédents. Peu d’électeurs votent après avoir lu les programmes des candidats (voir ici pour un point de vue plus détaillé sur cette question[1]) et Milei était le parfait représentant de « ce qui n’avait pas encore été essayé ». Il est sans doute possible que sa personnalité exubérante, ses outrances verbales, sa notoriété médiatique, aient aussi contribué à le positionner hors système (on retrouve ici les mêmes caractéristiques, exacerbées, que chez Trump), mais à elles seules elles n’auraient sans doute pas suffi à le faire élire.
Cette situation confirme bien que ce n’est pas parce qu’un pays est plongé dans une crise profonde qu’une issue plus ou moins révolutionnaire en découle (l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 dans une Allemagne en crise en est un autre exemple). Tout au contraire, la profondeur de la crise peut conduire à son exacerbation si semble apparaître une issue « qui n’ait pas encore été essayée », fut-elle extrême.
Finalement, si ces situations sont de plus en plus fréquentes dans le monde aujourd’hui c’est d’abord parce que les « gauches » au pouvoir se sont disqualifiées comme telles en continuant à pratiquer des politiques néolibérales qui ont fini par retirer tout espoir aux électeurs, les poussant soit vers l’abstention, soit vers « ce qui n’a pas encore été essayé », à savoir l’extrême droite.
Le cas des Etats-Unis est un peu différent dans la mesure où son bipartisme rend toute troisième voie marginale, et qu’il est difficile de qualifier les démocrates de parti de gauche. D’autant que son système électoral à deux chambres conduit bien souvent le parti théoriquement vainqueur des présidentielles à l’impuissance. Du coup, ce qui pourrait être vu comme une alternative de gauche du type Bernie Sanders est encore trop loin de pouvoir gouverner pour décevoir ses électeurs. D’où une alternance entre démocrates et républicains scandée par leurs échecs successifs à sortir le capitalisme de sa crise pour la bonne raison qu’ils n’essayent même pas.
Il n’y a pas que les élections
Hélas, ce mécanisme fatal de l’enfoncement dans la crise par disqualification des alternatives en compétition qui se partageaient le pouvoir vers des formations extrémistes qui n’ont pas encore eu l’occasion d’être testées par la population, ne concerne pas que les joutes électorales.
La dégradation de l’environnement, avec en premier lieu le changement climatique causé par les émissions de GES engendrées par notre mode de production et de consommation capitalistes, risque bien d’être un autre exemple de cette spirale vers le pire.
D’une part, les émissions globales continuent à croître, avançant d’autant la date repère de 2050 promettant une économie sans carbone (au rythme actuel des émissions, 47 Gt par an, c’est en 2040 que nous aurons atteint le degré de concentration des GES dans l’atmosphère qui nous propulsera au-delà des 2°C actés à la COP 15 de Paris comme le seuil à éviter absolumment).
Et les « solutions » qui nous sont proposées montrent clairement leur insuffisance à l’aune de la hausse des émissions globales, qu’elles soient soutenues par des économistes (en fait seulement ceux qui partagent la même conception d’une économie visant l’équilibre par le jeu des marchés), clamant leur consensus pour une taxe carbone universelle et quel qu’en soit l’émetteur, qu’elles s’appuient sur l’appel à la raison comme le font les collapsologues ou l’appel à la morale avec l’encyclique Laudato Sí, ou encore qu’elles cherchent à inciter les consommateurs à modifier leurs comportements par mille petits gestes. Sans parler des COP dont la 28ème démarre à Dubaï le 30 novembre (tout un symbole), le numéro seul indiquant l’impuissance de ces rencontres rituelles à changer de trajectoire (et même de simplement l’infléchir).
Mais d’autre part, la prise de conscience que l’environnement se dégrade, le climat, bien sûr, mais aussi la biodiversité, les ressources halieutiques, les sols, la qualité de l’air en ville, l’accès à l’eau, … est croissante. C’est le cas chez les citoyens, en particulier les plus jeunes, de plus en plus nombreux à revendiquer un changement, n’hésitant pas à remettre en cause des formations de haut niveau qui ne les préparent pas au monde qui vient et ne leur donnent pas les moyens de le changer (de nombreuses remises de diplômes sont perturbées pour protester contre l’inaction[2] climatique et plus largement environnementale). Mais c’est aussi le cas chez des chefs d’entreprise et des politiques.
Cette prise de conscience croissante conduit de plus en plus à des revendications de résultats qui peinent à arriver et crée une pression sur les gouvernements pour afficher un engagement qui ne soit pas seulement des déclarations d’intention. L’accent mis sur la voiture électrique est un des gestes concrets qui le montre, même si c’est loin d’être suffisant (voir ici pour des arguments plus précis). Aussi, il y a fort à craindre, que la montée simultanée de la croissance des émissions et de la prise de conscience de la nécessité d’agir vraiment conduise à se tourner vers « ce qui n’a pas encore été essayé », à savoir la géo-ingénierie qui se trouve mentionnée dans le dernier rapport du GIEC d’avril 2022 comme une partie de la solution avec le captage du CO2 ou la manipulation du rayonnement solaire. Que Patrick Pouyané le PDG de TotalEnergies et le Sultan Ahmed Al Jaber, PDG de la compagnie pétrolière ADNOC (Abu Dhabi National Oil Company) et président de la COP 28 se soient déclarés favorable à « des investissements beaucoup plus importants dans les technologies de captage du carbone » (sans que TotalEnergie cesse son projet d’exploitation pétrolière en Ouganda) montre qu’ils sont prêts à risquer le pire (la géo-ingénierie n’a pour l’instant pas fait la preuve de sa pertinence et toutes les tentatives de mise en route à des échelles réduites ont été abandonnées au vu des conséquences néfastes non-anticipées) tout en continuant leurs activités climaticides.
Nous en sommes là, au pied du mur sans voir d’issue crédible et incapables de puiser dans le passé proche des raisons d’espérer. Alors nous risquons de nous précipiter vers le pire « parce qu’on n’a pas encore essayé ».
[1] C’était aussi l’avis de Marx qui dans une lettre à Nieuwenhuis du 22 février 1881 écrivait : « L’anticipation doctrinaire et nécessairement fantasmatique du programme d’action d’une révolution à venir ne fait que distraire des luttes du présent »
[2] L’inaction est évidemment relative. Il n’est pas question de dire que rien ne se fait, mais au prisme de la croissance des émissions globales, c’est bien d’inaction qu’il faut parler puisqu’on continue sur la même trajectoire.