Barnier à Matignon, c’est la faute à la gauche ! C’est l’avis qui a été immédiatement formulé, souvent avec véhémence, par la plupart des médias dès la nomination de Michel Barnier, comme on peut en juger en consultant le pot-pourri (contenu et contenant, le mot a rarement été mieux utilisé) faite par Acrimed. Et il faut rendre grâce à Bernard Guetta de l’exploit qu’il a réalisé dans une tribune publiée vendredi 13 septembre dans Libération, intitulée La gauche ne doit pas voter la censure du gouvernement Barnier, tant elle condense en peu de mots le florilège des reproches que l’on doit faire à la gauche qui serait donc finalement totalement responsable de la nomination de Michel Barnier à Matignon. Comme il l’écrit avec force, « là où la gauche a tort, totalement tort, c’est que c’est à elle-même qu’en revient la faute, et à personne d’autre ». Rien de bien original certes, mais un bel effort de synthèse.
Quelles sont donc les raisons qui justifient cet avis péremptoire si unanimement partagé et que collecte avec exhaustivité Bernard Guetta ?
On trouve ainsi la confusion qu’elle aurait faite entre majorité relative et absolue, s’imaginant avoir la seconde quand elle n’avait que la première en laissant LFI déclarer qu’elle allait appliquer « tout son programme », alors qu’elle savait que ce programme n’était pas acceptable pour les deux autres composantes de l’Assemblée.
Ce qui est extraordinaire dans ce reproche, c’est son absence totale de compréhension politique de ce qu’est la différence entre conjoncture et rapport de force. Sur le premier plan, la conjoncture, c’est l’annonce surprise de la victoire du NFP quand tous les sondages et les médias attendaient celle du RN. Et Mélenchon est assez bon stratège pour comprendre que c’est le moment (un moment précis, juste après l’annonce des résultats) pour « marquer son territoire » en indiquant une orientation (« rien que le programme mais tout le programme »). C’est d’ailleurs l’un des autres points aveugles de l’avis de Bernard Guetta, qui s’obstine à ne voir qu’un programme « hâtivement adopté » (sous-entendant son manque de cohérence), et jugé « complètement irréaliste par les centres et la droite qui n’en voulaient pas » (lui-même se revendiquant du centre doit logiquement être de cet avis), tout en oubliant l’essentiel, c’est que ce programme si imparfait avait été accepté par une majorité d’électeurs qui avaient placé le NFP en tête, malgré tous les efforts des médias et les augures des sondages pour le discréditer durant la campagne.
Quelle aurait été leur réaction si dès 20h Mélenchon avait annoncé qu’on oubliait le programme et qu’on allait « passer des compromis » ?[1] Mais il y a un autre plan, celui de la mise en route effective de la politique souhaitée. Quel observateur lucide de la vie politique peut imaginer que cette politique ne pourrait être « rien que le programme, mais tout le programme » ? Il faut bien tenir compte des rapports de force, ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec des compromis qui dérivent toujours plus ou moins rapidement en trahison comme en 1983. Et c’est bien ce que disait Lucie Castets quand elle affirmait sa volonté de trouver des accords. Ce qui discrédite fortement cet autre argument de Bernard Guetta qu’elle n’aurait été qu’un sous-marin au service de LFI, alors que précisément elle ne disait pas qu’elle n’appliquerait rien que le programme mais qu’elle chercherait des majorités sur des objectifs pouvant être partagés. Bien entendu dans l’esprit du programme qui venait d’être accepté par une majorité relative, ce dont le NFP a toujours eu conscience.
Autre argument repris par Bernard Guetta, celui du temps mis par le NFP à « accoucher d’un candidat commun au poste de Premier ministre »[2], un temps précieux perdu au lieu de « définir des mesures prioritaires ». Passons sur le temps en question qui se compte en quelques semaines quand Emmanuel Macron a mis plus de deux mois à nommer un Premier ministre sans définir la moindre priorité pour souligner que Bernard Guetta n’a visiblement pas lu ou entendu tous les membres du NFP répéter à l’envi leurs mesures prioritaires : abrogation de la réforme des retraites et de celle de l’assurance chômage, Smic à 1600 euros le plus vite possible, réparation des services publics, lutte contre le changement climatique, loi sur le pouvoir d’achat pour n’en citer que les plus emblématiques d’un changement réel de politique.
L’autre caractéristique commune à Bernard Guetta et à tous les commentateurs rendant la gauche responsable de la nomination de Michel Barnier, c’est le don de lire l’avenir en étant certains qu’une censure de Lucie Castets était déjà programmée. Et Bernard Guetta pousse un cran plus loin cette capacité en inventant un dilemme qui piégerait selon lui la gauche, prise dans le choix entre voter en se déshonorant la censure avec le RN que son « habileté » tactique a mis en position de force, ou sauver la mise à Michel Barnier en refusant la censure qu’il a dès à présent annoncée, montrant ainsi son manque de cohérence.
Par la magie d’un mot, le « déshonneur », Bernard Guetta fait d’une branche de son alternative une impossibilité morale, sans s’apercevoir d’une part que ce « déshonneur » a déjà été encouru par la minorité présidentielle quand elle a voté la loi immigration avec le RN. Et, d’autre part, qu’une « priorité » puisqu’il faut en définir, c’est par exemple l’abrogation de la réforme des retraites qui ne peut passer que si Michel Barnier n’est pas sauvé. Il faut donc le censurer dès que possible et forcément avec les voix du RN puisqu’il n’y aura pas de majorité sans cela. Mais comme, de la même façon, n’importe quelle loi proposée par Barnier ne peut être votée sans l’accord du RN. Le déshonneur, c’est d’avoir pendant sept ans mené une politique qui a conduit le RN à pouvoir jouer les arbitres.
Sans étonnement, on peut ajouter Bernard Guetta au clan des obsédés du compromis qui ne cessent d’en réclamer un, en se gardant bien d’en définir le contenu. C’est ainsi qu’il explique qu’au lieu de s’obstiner à se référer à son programme, elle aurait mieux fait de "chercher les alliés qui lui aurait permis de prendre la tête d’une coalition majoritaire", tout en évitant soigneusement de ne serait-ce qu’esquisser les orientations de cette coalition, oubliant que ce que les « alliés » potentiels qu’il imagine à la gauche ont clairement dit qu’ils n’acceptaient aucun élément de son programme. Mais bien sûr, ils sont eux tous prêts à faire des compromis !
Comme à la fin de sa tribune, quand il exhorte la gauche à abandonner son « inutile censure » pour « trouver un accord avec Michel Barnier sur des objectifs communs », sans dire un mot des objectifs communs possibles.
Enfin, en creux, et là il faut saluer l’artiste, il en arrive à dédouaner Emmanuel Macron de toute responsabilité, le pauvre n’ayant plus d’autre choix que de nommer un représentant de LR à cause de l’intransigeance de cette gauche « la plus puérile du monde ». C’est sans doute elle qui lui a susurré de dissoudre l’Assemblée (une mesure réclamée par le RN), après sa défaite aux européennes, une décision qui lui vaudrait, bien davantage que la gauche vilipendée par Bernard Guetta, le qualificatif « d’enfant boudeur ».
Enfin, il y a un dernier point aveugle qui traverse toute l’argumentation de Bernard Guetta, c’est le paysage politique qui résulterait de sa suggestion d’une gauche collaboratrice dans une coalition majoritaire. Car on aurait alors un bloc minoritaire macronien qui aurait le choix de s’allier soit avec le RN, c’est ce qu’il a déjà fait aujourd’hui, soit de le faire avec la gauche dont il a par avance refusé « tout son programme et rien que son programme », ce qui le rendrait donc de fait maître du jeu, en contradiction complète avec le résultat des élections qui ont nettement exprimé le refus de continuer la même politique.
Bernard Guetta fait comme si l’acceptation d’une coalition de la gauche avec EPR aurait été le choix d’Emmanuel Macron si le NFP avait été moins boudeur. Certes, il nous assure qu’il peut témoigner qu’Emmanuel Macron ne refuse absolument pas un Premier ministre de gauche et là on sent poindre Bernard Cazeneuve[3] qui est la gauche que la droite adoube et dont on peut être sûr qu’il n’aura aucune des priorités du programme du NFP. Finalement, voilà la nature du compromis acceptable par tous, un compromis qui refuse toute mesure de gauche.
[1] À le lire, ces électeurs n’existent pas. Seuls sont important « les centres et la droite » qui, puisqu’ils ont refusé le programme, doivent seuls à être écoutés.
[2] L’emploi du terme « accoucher » n’est évidemment pas sans signification politique. Il a ici un sens nettement péjoratif, celui qu’on exprime quand on admoneste quelqu’un de se dépêcher à faire ou à dire quelque chose : « alors, accouche ! ». Il suggère un NFP divisé, preuve indirecte du manque de cohérence de ses orientations, déjà sous-entendu par Bernard Guetta quand il parle de programme « hâtivement adopté », donc sans y avoir réfléchi assez.
[3] C’est le nom repris en boucle par tous les éditocrates admonestant la gauche : « vous avez refusé Cazeneuve et vous avez Barnier », comme si la candidature de Cazeneuve avait été une certitude (encore cette extraordinaire faculté de lire l’avenir de la part de tous ces commentateurs incapables de seulement comprendre le présent). En réalité Cazeneuve n’a été que l’un des noms d’une longue liste que l’Élysée faisait « fuiter » et à aucun moment il n’a été dit que ce serait lui si le NFP l’adoubait. On peut d’ailleurs en douter fortement dans la mesure ou Cazeneuve avait annoncé qu’il n’était pas opposé à une discussion sur la réforme des retraites, une ligne rouge absolue pour Macron qui ne veut absolument pas de la moindre remise en cause de SA réforme (sinon de repousser l’âge de départ).