La cause est entendue. A longueur d’éditoriaux et de tribunes, on nous annonce que les Français n’aiment pas Les réformes, toutes les réformes, et n’ont, hélas, pas la culture du compromis que possèdent tous nos voisins. C’est dans leur ADN, ce qui implique que c’est une cause perdue que de tenter de les faire changer. D’où concerts de désolation, arrachage de cheveux et prières pour qu’une mutation génétique leur donne enfin un ADN conforme au reste de la population mondiale !
Concernant les réformes, j’avais déjà noté dans un billet précédent qu’il n’y avait pas Les réformes, concept abstrait désignant toute modification d’une situation donnée quel que soit son contenu, mais des réformes, certaines, comme celle des retraites, largement refusées parce qu’elles sont à l’évidence injustes et en rien indispensables et d’autres qui seraient facilement acceptées, comme une grille des salaires resserrée, permettant à chacun de vivre sans stress. Et la meilleure preuve que les français ne sont pas réfractaires aux réformes, est sans doute l’expérience de la Commune, où, en moins de 80 jours, (le temps qu’il fallait pour faire le tour du monde), des français et des françaises ont, dans une situation de guerre ouverte, assiégés de toutes parts, sans aucune « élite » pour les orienter, mis en œuvre des réformes, (séparation de l’église et de l’État, suppression de la peine de mort, égalité salariale homme/femme, éducation gratuite, …), qui pour certaines seront prises bien plus tard et après des luttes sociales intenses et pour d’autres, comme l’égalité salariale, qui sont encore à venir. Ce qu’un peuple de quelques milliers d’âmes, considéré avec mépris ou condescendance par les élites d’alors a réussi à faire en si peu de temps ne peut que rendre confiant dans la capacité d’une humanité qui a conscience de ce qu’elle veut et renvoyer les plumitifs déplorant la France ingouvernable à leur insondable médiocrité.
Quant au compromis que ces mêmes français seraient incapables d’envisager, on ne compte plus les lamentations journalistiques, comme cet éditorial du Monde en juillet 2022 auquel j’avais aussi consacré un billet ou les fines « analyses » de Thomas Legrand dans Libération des 10 et 12 juillet qui comprend le vote des français aux législatives comme une demande d’entente entre les partis pour « dégager des compromis ».
C’est visiblement une interprétation du vote qui lui tient à cœur puisqu’il récidive encore dans Libération du 22 juillet où il continue à voir dans le vote des Français une demande de compromis plutôt qu’un refus des politiques néolibérales de destruction des services publics. Évidemment, si on a cette interprétation du vote, un « compromis » entre le NFP et Ensemble paraît bien « compromis », ce qui montre que l’intelligence collective que Thomas Legrand voit dans le vote, aussi bien en 2022 qu’en 2024, n’est pas là où il croit la voir. Peut-être a-t-il été trompé par la fausse partition en trois de l’Assemblée qui n’est pas un fidèle reflet des rapports de force entre les électeurs, mais le résultat des reports massifs de voies de gauche pour contrer le RN et non pas pour faire élire des Darmanin ou des Borne. Une campagne électorale centrée sur les vrais problèmes (inégalités, services publics, environnement, …) au lieu d’être concentrée sur l’insécurité et l’immigration imposées par des médias malhonnêtes aurait sans doute donné une plus large victoire au NFP et une Assemblée beaucoup moins « ingouvernable » que celle d’aujourd’hui.
C’est encore le même refrain que l’on trouve dans Le Monde du 27 juillet sous la plume de Thierry Chopin, un « conseiller spécial » de l’Institut Jacques Delors (tout un programme), qui ne voit comme seule solution que la composition de futures coalitions, ce qui « suppose la réémergence d’un centre gauche et d’un centre droit autonomes ( ? ), faisant campagne sur leurs thèmes respectifs au moment de l’élection. Le tout en n’excluant pas a priori la possibilité de travailler ensemble si les résultats électoraux le rendent nécessaires, comme dans la plupart des pays européens ». Et il n’a pas l’air de comprendre que « les politiques nécessaires pour générer les gains de productivité » ou celles « qui soutiennent l’accès aux biens publics à l’échelle locale » (santé avec les déserts médicaux), sont complètement à l’opposé de celles qui ont été menées depuis que macron a été élu président, ce qui donne aux futures coalitions souhaitées le statut de vœux pieux. Des analyses hors-sols de ce type qui font comme si le capitalisme n’était pas en crise profonde et qu’aucun « gouvernement technique » ou coalition rêvée ne peut en sortir sans des « réformes structurelles », mais pas celles qu’ils imaginent.
Et quand Thomas Legrand dans sa dernière tribune de Libération écrit qu’il « faudra bien que se dégage une majorité absolue ou relative importante », il ne pose pas la seule question qui vaille : pour quoi faire ?
Il y aurait pourtant une solution très simple pour que cette Assemblée ne soit plus ingouvernable, c’est de respecter l’esprit de la constitution et de désigner Lucie Castets comme première ministre pour mettre en œuvre le programme du NFP. Tout le programme ? Rien que le programme ? On ne pourra le dire qu’après-coup[1]et si ce programme est si « délirant », si les inégalités ne peuvent pas être réduites, s’il est impossible de taxer davantage les milliardaires (et les 1% les plus riches), si l’abrogation de la retraite à 64 ans soulève des émeutes, si les contraintes environnementales ne peuvent être durcies, si les services publics ne peuvent pas être améliorés, la droite pourra triompher et clamer qu’elle l’avait bien dit. Mais si elle résiste à toute arrivée du NFP au gouvernement avec tant d’acharnement (alors qu’elle acceptait déjà Bardella à Matignon) ne serait-ce pas parce qu’elle craint bien au contraire que la vie du plus grand nombre s’améliore et que ce programme ne soit pas si « délirant » que cela ?[2]
Alors plutôt que de réclamer un compromis impossible entre les politiques opposées qui sont proposées aux Français, pourquoi ne pas permettre tout simplement à ceux qui ont gagné les élections de gouverner. Vous craignez qu’ils réussissent ?
[1] Pour ma part, j’ai toujours trouvé qu’un programme ne pouvait pas « s’appliquer », devant tenir compte d’un contexte qui ne pouvait pas être complètement prévu au moment de la constitution du programme. Mais que les grandes orientations qui le soutiennent soient maintenues est évidemment nécessaire sous peine d’être accusé de trahison. Ce que Hollande n’a pas compris en 2012.
[2] Et qu’elle ne soit pas perçue par les Français comme refusant un smic à 1600 euros, un impôt sur la fortune rentable ou une fiscalité moins inégalitaire.