Il faut se rendre à l’évidence, le programme du NFP n’est pas révolutionnaire. Il ne propose pas de rompre avec le capitalisme, bien sûr pas de le faire, ce qui de toute façon ne peut être qu’un long processus, nécessitant des forces sociales en nombre qui n’existent pas pour l’instant, mais au moins de le dire. On ne peut évidemment pas s’en étonner compte tenu des composantes du NFP et des rapports de force dans leur entente. Le PS croît renaître de ses cendres après les élections européennes, conforté par sa représentation parlementaire après les législatives qui le place juste derrière LFI, lui permettant de revendiquer le poste de premier ministre et de refuser Huguette Bello jugée trop marquée LFI, considérant que seul un PS pourrait être susceptible de constituer une majorité à l’Assemblée avec une partie des macronistes. Ce faisant, il continue à ne mettre en avant comme question principale que la question de la personnalité et pas celle du contenu des réformes que serait soi-disant prête à accepter « une partie des macronistes » (on se demande bien laquelle et de quelles réformes il s’agirait). Il est bien loin le temps où Mitterrand déclarait (en 1971), que celui qui n’accepte pas la rupture avec le capitalisme ne peut pas être au PS, avant de lui-même l’oublier en 1983. Quant aux Verts, qui n’ont jamais vraiment mis en cause la responsabilité du capitalisme dans le désastre environnemental, ils sont comme d’habitude indécis et décident de le rester, jouant finalement le même jeu que le PS du choix du nom du premier ministre. Seuls LFI et le PCF se déclarent anticapitaliste sans qu’il soit d’ailleurs vraiment très clair ce qu’ils entendent par là (le PCF ne pouvant en aucun cas peser sur les compromis entre les autres composantes).
Il n’en demeure pas moins que ce programme marque une rupture nette avec la politique néolibérale macroniste, comme le montre l’acharnement du pouvoir et de ses affidés à en pronostiquer par tous les moyens de propagande possibles (et ils sont nombreux et puissants), les conséquences désastreuses que son application constituerait. D’où aussi la montre que joue Macron refusant de désigner un premier ministre issu du NFP, continuant à parier sur son éclatement (alors qu’il était prêt à nommer Bardella si le RN avait remporté les élections).
Cette situation pose deux questions au NFP. L’une, conjoncturelle, c’est celle de sa volonté de former un gouvernement (ce dont les laborieuses négociations en son sein peuvent conduire à faire douter). La seconde c’est ce qu’il pourrait y faire s’il décide de répondre oui à la première question. Bien sûr, c’est de la réponse à la seconde que dépend celle à la première.
Cette réponse peut se décliner en deux options principales :
- Le programme, rien que le programme et tout le programme
- Une gestion pragmatique consistant à regarder les mesures du programme qui seraient susceptibles de recueillir une majorité à l’Assemblée
Malheureusement les deux vont vite tomber dans des impasses. La première est clairement irréalisable tant le programme du NFP a été critiqué par les autres formations. On voit mal ce dernier trouver près de cent députés prêts à accepter ne serait-ce qu’une seule mesure un tant soit peu en rupture avec la doxa néolibérale. Mais elle l’est aussi dans son principe même. On ne construit pas une société nouvelle en « appliquant » un programme conçut préalablement, car le contexte dans lequel il doit s’appliquer est nécessairement différent de tout ce qui avait été anticipé au moment de son élaboration (surtout que cette élaboration s’est faite dans l’urgence, en quelques jours[1], et qu’on ne peut pas imaginer que ce qui en est sorti soit exempt de tout défauts). Il est donc obligatoire d’adapter le programme au contexte, ce qui ne veut pas dire passer des compromis, mais tenir compte de ce qui est possible. Le compromis ne se fait pas entre composantes en désaccord, mais avec le contexte réel. Mais la seconde ne peut conduire qu’à un abandon du programme lui-même dans ce qu’il pouvait avoir de plus disruptif. Car si la première option rend toute mesure de rupture impossible à cause d’une majorité introuvable, la seconde pour la raison symétrique qu’elle suppose a priori l’existence d’une possible majorité, sera contrainte à être incapable de la moindre mesure importante. Ni l’abrogation de la réforme des retraites, ni celle de la loi immigration, ni la mise en place d’une fiscalité plus juste, n’ont la moindre chance de passer avec une « partie de la macronie ». Dès lors, cette option ressemblera fort à une capitulation du NFP, ou à une trahison de ceux qui en son sein l’accepteraient, ramenant le PS et sans doute une partie des Verts à leurs vieux démons (car ne doutons pas que ce seraient eux qui accepteraient une option de ce type).
A vrai dire, il y aurait une troisième option, ce serait d’aller au gouvernement en sachant qu’il serait censuré dès sa première proposition de loi tentant de revenir sur les réformes les plus antisociales de Macron. Ainsi, on ne pourrait pas l’accuser de trahir ses promesses, et ce sont les autres forces politiques qui montreraient le crédit qu’elles accordent à une société moins inégalitaire. Car sur le fond, c’est surtout cela la caractéristique principale du programme du NFP, son caractère essentiellement redistributif d’une richesse dont il ne questionne pas la source (sinon il serait anticapitaliste, car le capitalisme engendre nécessairement l’inégalité croissante). C’est évidemment un progrès par rapport à la société néolibérale actuelle et c’est déjà trop pour cette dernière.
Mais alors à quoi bon aller au gouvernement si c’est pour être censuré immédiatement ? Une première raison est celle évoquée ci-dessus. Montrer par la pratique que les élites autoproclamées au pouvoir aujourd’hui ne sont prêtes à aucun « compromis » si ces « compromis » consistent à améliorer la vie des gens (revenus, retraite, conditions de travail), alors qu’elles accusent la gauche d’être incapable d’en accepter entre eux (ce qui pour eux signifierait que le NFP devrait renoncer aux principales mesures de son programme). Il y a encore trop d’électeurs qui mettent tous les partis politiques dans le même sac, ce qui se traduit soit par une abstention croissante, soit par un vote qui ne s’appuie pas sur une prise de conscience de différences nettes.[2]Une confrontation ouverte sur le refus d’un smic à 1600 euros (une des seules mesures qui pourrait être passées par décret mais qui donnerait sans doute lieu à de vives protestations des opposants au NFP), ou sur l’augmentation de 10% du point d’indice des fonctionnaires (alors qu’ils ont perdu 25% en vingt ans et que le fonctionnement médiocre de nombre de services publics s’expliquent en partie par le peu d’attrait financier à devenir fonctionnaire, comme le montre les difficultés de recrutement dans l’Éducation nationale, obligeant à restreindre le niveau de ce dernier, donc la qualité de l’enseignement dispensé, ce que montre la dégringolade de la France dans les classements internationaux) pourrait changer l’opinion de ceux qui ne font plus de différence entre les partis.[3]
Mais il y a une seconde raison, plus fondamentale, et à vrai dire qui fait d’un gouvernement NFP, fut-ce pour peu de temps, un impératif catégorique, c’est le fait qu’il ne se retrouve pas devant ce choix par son seul mérite. Ce n’est pas le NFP qui a gagné les élections, ce sont les électeurs qui l’ont d’abord obligé à exister, c’est-à-dire à se constituer alors que ses composantes avaient refusé une alliance aux européennes. Et ce sont aussi eux qui lui ont apporté ce succès en votant en masse pour ses candidats, puis en se reportant contre le RN au second tour quand le candidat NFP était éliminé (ce que les électeurs de droite ont fait en traînant les pieds). Il faut prendre la mesure de cette mobilisation dans le contexte d’un déchaînement médiatique sans précédent contre le NFP et uniquement contre lui, hurlant contre son programme « délirant » déclaré pire que celui du RN, avec des sondages clamant la victoire assurée du RN, avec le refus de débattre d’autres thèmes que l’insécurité et l’immigration[4], en propageant sans relâche les accusations d’antisémitisme à propos de LFI, tout cela pendant trois semaines, sans répit, avec une propagande à base de mensonges et de déformations (d’ailleurs déjà bien présente dans la vie politique des mois avant les élections). Eh bien malgré ce matraquage, ces prévisions démoralisantes, déjouant tous les pronostics, le NFP est arrivé en tête. De fort peu bien sûr, ce que se sont empressés de souligner les « commentateurs » et Macron, mais loin d’être une preuve de la faiblesse de cette mobilisation, c’est au contraire encore plus révélateur de la demande de justice sociale qui a malgré tout réussi à se faire entendre au point d’arriver en tête dans ce contexte épouvantable. De même que la divine surprise des macronistes d’avoir été capable de résister au rejet qu’on leur promettait, n’est pas le résultat d’une adhésion à leur politique mais seulement due au front républicain à majorité de gauche et au scrutin uninominal à deux tours. En réalité, avec une campagne électorale digne de ce nom, portant sur les projets de société proposés au suffrage des électeurs, le camp macroniste aurait été laminé et l’Assemblée constituée principalement de RN et de NFP.
Il y a une obligation morale pour le NFP d’aller au gouvernement, même si celui-ci subit rapidement la censure, mais il doit y aller en affirmant que son objectif est bien de changer la vie de la majorité pour qu’il soit bien clair à tous que ce que la droite toutes tendances confondues (qui d’ailleurs penchent de plus en plus vers le RN) refuse, c’est cette amélioration tangible immédiate du plus grand nombre. Une opposition nette entre d’un côté, le smic à 1600 euros, l’abrogation des lois sur la retraite et l’immigration et, de l’autre côté, la coupe supplémentaire de 25 milliards de dépenses publiques qu’annonce Bruno Lemaire. Ici, pas de compromis raisonnable possible, mais la lutte entre deux conceptions antagonistes de la société.
[1] Ce qui montre toutefois que les composantes du NFP ont su passer des compromis entre eux pour arriver à un programme, alors que nombreux sont ceux dans les médias pour reprocher à la gauche son incapacité à le faire. C’est ne pas comprendre qu’un compromis ne veut pas dire un renoncement à l’essentiel, sinon on passe vite du compromis au reniement et à la trahison.
[2] Un comportement qui a été bien aidé par l’action du PS quand il a été au pouvoir qui n’a fait que se rallier à la gestion néolibérale. Le quinquennat d’Hollande ayant été le point d’orgue de ce ralliement (lois travail 1 et 2, déchéance de nationalité, politique de l’offre avec le CICE).
[3] Là encore une des conséquences de la gestion du PS quand il a été au pouvoir depuis 1983, et aussi de l’absence de débats contradictoires lors des élections, soit qu’ils n’aient pas pu avoir lieu comme aux deux dernières présidentielles, par élimination de Mélenchon au second tour, soit qu’ils aient été détournés à grand renfort de médias complaisants sur des sujets imposés (immigration et insécurité avec leurs dangers fantasmés).
[4] Il y a un enjeu spécifique sur l’immigration et l’insécurité qui ont été les deux thèmes mis en avant pendant la campagne et dont on a accusé la gauche, bien avant les présidentielles, de ne pas les avoir pris au sérieux et n’avoir pas grand-chose à en dire. Ce qui est frappant dans les résultats des législatives, c’est le contraste entre les grandes villes et les zones rurales concernant le vote RN. Or c’est dans les zones rurales que les questions d’immigration et de sécurité n’ont une existence qu’au travers de la télévision. Peu d’émigrés dans ces zones et les rares qui y résident sont le plus souvent bien considérés et très peu d’insécurité, ce qui montre d’une part l’influence des médias qui ont tout fait pour dédiaboliser le RN et ont mis en avant les questions d’immigration et d’insécurité, et, d’autre part, la nécessité d’une bataille idéologique sur ces questions s’appuyant sur les nombreux travaux montrant que la première n’engendre pas le chômage des français et coûte moins aux finances publiques qu’elle ne lui rapporte. Quant à la seconde, l’idée qu’elle augmente est tout simplement fausse.