Si l’on fait le diagnostic de la responsabilité du capitalisme dans la quadruple crise, économique, sociale, écologique et anthropologique que nous sommes en train de vivre, la conséquence logique à en tirer est qu’il faut changer nos modes de production et de consommation. Ce qu’on peut résumer en plaidant pour une « sortie » du capitalisme. La « sortie » en question n’ayant évidemment que peu de rapport avec le franchissement d’un seuil qu’il suffirait de passer pour ne plus être en régime capitaliste, d’où les guillemets. Pas de « grand soir » donc, que ce soit pour l’espérer comme ce fut le cas à gauche ou pour en faire un épouvantail comme c’est le cas à droite. Mais un processus en cours, qui se déroule à partir des contradictions de plus en plus impossibles à dépasser que le capitalisme engendre dans son développement et de l’action consciente des hommes et, de plus en plus, des femmes qui agissent avec cet objectif d’un changement de société dans les conditions qu’ils ont héritées du passé.
Une quadruple crise
Il faut bien en effet, pour justifier une « sortie » du capitalisme, commencer par dire quelques mots sur sa nécessité. Celle-ci découle de cette quadruple crise qui marque aujourd’hui l’ensemble des rapports sociaux.
L’économie ne continue à fonctionner (mal) qu’au prix d’inégalités croissantes, de souffrance au travail, d’une dissolution des liens sociaux qui met en danger le processus d’hominisation[1] et d’une dégradation de plus en plus rapide des services publics et de la nature, au point que l’adaptation devient le maître-mot des politiques futures, montrant par là que l’heure n’est plus à tenter d’empêcher le pire, mais à se résigner à le supporter[2].
Et pour sortir du capitalisme il faut s’appuyer sur ce qui se construit actuellement et qui pourrait (le conditionnel est une précaution méthodologique qui me semble nécessaire[3]) être les ferments d’un nouveau mode de production. Car pour les mêmes raisons qu’il n’y a jamais de grand soir une organisation sociale nouvelle n’a pas de génération spontanée. Elle s’appuie sur des germes qui préfigurent la société à venir mais qui ne prendront tout leur sens qu’une fois celle-ci advenue. Ainsi, la marchandise existait bien avant le capitalisme, et elle a constitué un de ses germes, mais elle n’a pris réellement d’importance que sous le capitalisme, passant de produits socialement isolés s’échangeant entre eux à la forme principale prise par toute production, y compris pour la force de travail.
Marx l’écrit dans les Grundisse, dans le chapitre sur l’argent, la transformation d’un mode de production ne naît pas de rien : « Les innombrables formes contradictoires de l’unité sociale ne sauraient être éliminées par de paisibles métamorphoses. Au reste toutes nos tentatives de les faire éclater seraient du donquichottisme, si nous ne trouvions pas enfouies dans les entrailles de la société telle qu’elle est, les conditions de production matérielles et les rapports de distribution de la société sans classes ».
Mais que de tels germes existent qui préfigurent la société en train de naître ne suffit pas pour qu’elle se réalise d’elle-même. La prise de conscience d’une majorité de la nécessité d’un changement en est aussi une condition nécessaire (mais sans doute pas suffisante). On ne transforme un mode de production contre la population pour très longtemps[4].
Or, il faut bien constater qu’on en est assez loin. Au niveau mondial ça semble évident (et sortir du capitalisme exige de réfléchir à ce niveau) mais aussi dans des pays comme la France, où les luttes sociales ont pourtant toujours été importantes.
J’ai souvent fait l’expérience, lors de conférences publiques où je présentais mon livre Le climat ET la fin du mois qui défend la thèse de la responsabilité du capitalisme dans le changement climatique et avance cette nécessité d’une « sortie » de ce mode de production et de consommation, ou lors de conférences avec les économistes atterrés (dont une part ne partage d’ailleurs pas ce diagnostic), comme il y a quelques mois à Paris 1, de l’incrédulité qui suivait mon propos (à Paris 1, ce sont même des rires qui l’ont suivi, pourtant devant un public a priori peu favorable au néolibéralisme actuel). Cela illustre bien, à mon avis, l’incrédulité qui accompagne majoritairement l’énoncé de cette nécessité d’une sortie du capitalisme.
C’est pourquoi je pense qu’il faut d’abord partir de cette réalité d’une prise de conscience collective encore très minoritaire, pour commencer à élaborer une stratégie qui ait quelque chance de nous faire « sortir » du capitalisme.
Pourquoi la « sortie » du capitalisme semble-t-elle impossible à tant de ses victimes ?
C’est sans doute qu’une des difficultés de cette orientation est qu’elle reste très générale et qu’elle peut prendre des significations très différentes selon le sens qu’on donne au concept de « capitalisme ».
Le capitalisme n’est pas l’économie de marché et être capitaliste n’est pas être « riche », ce qui est toujours relatif. Le capitalisme est un rapport social, séparant ceux qui ont le contrôle des moyens de production (généralement en en étant les propriétaires[5]), de ceux qui ne peuvent que se soumettre aux donneurs d’ordres.
Au cœur de la difficulté à comprendre qu’il est simplement possible de sortir du capitalisme, il y a l’apparence d’une immuabilité des rapports sociaux qui semblent présents de toute éternité et qui font qu’on n’imagine pas qu’il soit possible de produire autrement ou de consommer autrement.
Marx le décrit parfaitement dans Le Capital quand il s’interroge sur la raison qui fait que les produits prennent la forme de marchandises ayant une « valeur » (concept n’ayant pas de sens hors du mode de production capitaliste) :
« Le fait que le caractère spécifiquement social de travaux privés indépendants les uns des autres consiste en leur égalité en tant que travail humain, et prenne la forme du caractère de valeur des produits du travail, ne vaut que relativement, pour cette forme de production particulière qu’est la production marchande. Mais, aussi bien après qu’avant cette découverte, il apparaît à des gens qui sont prisonniers des rapports de la production marchande comme quelque chose d’indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l’air en ses éléments n’a pas empêché la forme-air de subsister comme forme d’un corps physique » (je souligne) Le Capital, p. 85, éditions sociales 2013.
Et cette illusion est née d’un processus historique et pas de la « nature » des choses produites :
« Une fois que ces proportions sont parvenues à une certaine stabilité mûrie par l’habitude, elles semblent venir de la nature des produits (…). En fait, le caractère valeur des produits du travail ne s’établit fermement qu’une fois que ceux-ci sont pratiqués comme grandeurs de valeur. (je souligne) Le Capital, pp.85-86.
Mais dans le capitalisme, les productions sont décidées par les propriétaires des moyens de production et les salariés n’ont pas le droit à la parole. Et ces productions doivent être vendues, quelle que soit leur utilité, quand bien même elles nécessitent de nombreuses ressources rares et génèrent de multiples pollutions. Pourtant, nombre de productions, comme les armements ou l’agroalimentaire industriel doivent être très fortement réduites.[6]
Ensuite, on peut bien montrer du doigt les consommateurs et les tenir pour « responsables de ce qui nous arrive », en oubliant que pour qu’ils consomment, il a d’abord fallu produire sans leur accord puis dépenser des milliards en publicité pour les convaincre d’acheter.
C’est là que la question des inégalités est la plus aigüe, car elle porte sur la conception que l’on a de ce qu’est un être humain. Celle qui est la plus largement partagée, c’est qu’il y a des inégalités de nature indépassables qui justifient l’ordre social. Du coup, ce seraient les « préférences » déjà présentes en chacun de nous qui nous feraient désirer ce que le marché nous offre, ne faisant que nous satisfaire. C’est la fable que nous raconte l’économie néoclassique qui fait des préférences données au départ chez chaque individu l’alpha et l’oméga des comportements humains, justifiant ainsi l’individualisme méthodologique qu’elle revendique. Dès lors si un produit est plébiscité c’est que « nous le voulons bien ».
Mais alors, pourquoi dépenser tant d’argent en publicité si le marché ne fait que répondre à nos préférences déjà présentes ? On n’insistera jamais assez sur le poids que cette idéologie de la nature humaine, propriété interne à chaque individu, fait peser sur la sortie de la préhistoire où chacun pourrait être largement libéré du règne de la nécessité et se livrer à des activités épanouissantes de créations diverses, avec et grâce aux autres. Car au-delà du climat, de la préservation de la biodiversité ou de l’ensemble des biens communs à défendre, il y a d’abord le sens à donner et hélas à conquérir à ce que devrait être une « vie bonne ».
Et la solution n’est certainement pas de rajouter du marché là où il n’a rien à faire. Elle serait bien plutôt de protéger les biens communs[7], dont la liste s’allonge au fur et à mesure où la crise s’approfondit. Le marché n’est « pas la solution, mais le problème ». Extraire ces biens de l’emprise marchande doit être une revendication impérative.
Or il existe de multiples activités où le marché n’intervient pas et où la recherche du profit maximum est remplacée par l’entraide, la coopération et où s’expérimentent des innovations sociales favorisant le vivre-ensemble. Ce sont les multiples activités associatives, pratiquées sur des bases bénévoles, se faisant hors du travail contraint et porteuses d’émancipation réelle, de vraie liberté et de rapports humains formateurs de personnalités nouvelles. Elles font d’ailleurs l’objet de tentatives de marchandisation pour étendre davantage les secteurs où la rentabilité du capital peut être obtenue, indiquant là des formes nouvelles de lutte entre d’un côté la mise en friche par le capital de nouvelles sources de profit, et, de l’autre côté, la pratique émancipatrice d’activités sociales partagées, ouvrant sur des prises de conscience, (écologiques, politiques en un sens non partisan, philosophiques) qui ne s’opèrent ni par des cours magistraux, ni par des leçons de morale. L’extension de ces activités et la préservation de leur finalité non marchande est un combat qui pose la question du temps de travail contraint, question évidemment liée au contenu de la production, puisque le débat nécessaire sur ce qu’il faudra continuer à produire ou arrêter ne peut que remettre en cause la répartition du temps entre travail et loisirs, et ce d’autant plus si on fait de l’éradication du chômage un objectif essentiel et non un moyen d’ajustement de la main d’œuvre aux besoins de rentabilité.
On a ici un champ d’action qui pourrait bien révéler ces germes si nécessaires sur lesquels on doit s’appuyer pour ne pas en rester au donquichottisme d’une lutte construite sur le vide des rêves utopiques[8] ou des institutions en bout de course comme le sont de plus en plus les partis et les syndicats. Car les institutions de la « sortie » du capitalisme sont en grande partie encore à naître pour qu’un nouveau mode de production et de consommation voit le jour.
On doit en chercher les traces dans les multiples mouvements qui ne voient plus dans le ronron de la vie dite « politique » scandée par des élections sans réels enjeux le moyen essentiel du changement. Gilets jaunes, Soulèvements de la terre, Extinction rébellion et tant d’autres s’inscrivent dans cette recherche tâtonnante de nouvelles formes de lutte, marquées pour l’instant davantage par le refus de l’état actuel du monde que par la vue précise de ce que l’on souhaite construire. « Au point de départ de la politique il y a toujours de l’insupportable » disait Foucault et c’est peut-être sur ce refus de plus en plus partagé de l’impasse où nous conduit le capitalisme et sur les associations de toutes natures qui le manifestent qu’il faut s’appuyer pour accélérer cette « sortie » si nécessaire.
Pour autant, nous en sommes encore loin et malheureusement le temps presse et d’autres voies possibles, plus inquiétantes, sont aussi explorées. On peut voir la montée de l’abstention aux élections (de moins en moins) démocratiques comme un des signes d’un fatalisme résigné cherchant une issue dans le repliement sur soi. L’autre versant, qui manifeste chez ceux qui l’empruntent un dernier espoir (évidemment vain), étant la montée des votes d’extrême droite un peu partout dans le monde, celle-ci apparaissant non comme une voie désirable mais comme la seule qui reste sur le marché traditionnel de la politique électorale qui n’ait pas encore été suivie[9].
Et le capitalisme n’a pas abdiqué et continue à chercher des solutions au manque de rentabilité des milliards de dollars en quête de débouchés que les secteurs traditionnels de l’industrie et des services n’offrent plus (voir mon dernier billet pour des développements).
Dans un monde où la question des besoins devient centrale pour faire face aux inégalités et à la crise écologique, le capitalisme s’enfuit dans des solutions qui lui donne encore l’illusion de l'infini et de sa propre survie. Et il tente pour cela de susciter des besoins qui en seraient les supports.
Cette fuite en avant oublie que, pour exister, elle broie tant les hommes que la nature.
[1] Contrairement à l’idée dominante d’une nature humaine innée donnant à chacun une personnalité acquise dès la conception, les personnalités se construisent au cours des biographies individuelles tout au long de la vie. Si nous sommes tous différents, c’est parce que nos parcours de vie le sont également. En les réduisant à nos places au travail et à la consommation de masse influencée par la publicité nous nous humanisons en nous appauvrissant. L’individualité n’est pas au départ, elle est un aboutissement et elle sera d’autant plus riche que les routes seront différentes parce nous nous humanisons surtout au contact des autres. C’est la VIème thèse sur Feuerbach de Marx : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » que Lucien Sève a abondamment commentée et développée dans ses livres.
[2] S’il est de plus en plus nécessaire de s’adapter, c’est parce que les politiques mises en œuvre depuis la conférence de Rio en 1992, où l’alerte a été lancée sur les questions environnementales, n’ont pas été à la hauteur des enjeux. Si bien que les admonestations politiques appelant à « s’adapter » sonnent comme un aveu d’échec quand elles sont lancées par les élites au pouvoir, comme l’a fait récemment Christophe Bréchu, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires sur France info le 22 février en expliquant qu’il faut « préparer notre pays à quatre degrés », ajoutant même « qu’il faut de préparer au pire », ajoutant ainsi l’aveu de démission à l’aveu d’échec.
[3] Ce doute porte sur le caractère durable (ou généralisable) de ces ferments. Mais il y a aussi un autre doute essentiel (marxien oserais-je écrire en référence à Marx qui "doutait de tout"). Ce n'est qu'après coup, une fois un nouveau mode de production suffisamment installé qu'on peut lui trouver des antécédents, car qui peut prédire ce que serait exactement ce nouveau mode de production et être sûr que les ferments en question garderont leur même forme antérieure ?
[4] Même si ce « très longtemps » peut le sembler à l’échelle d’une vie humaine, celle-ci pouvant se dérouler entièrement sous le capitalisme. Mais il ne dure que depuis moins de 300 ans et les destructions en cours ne peuvent qu’accélérer sa fin. Malheureusement sans garantie que la suite soit meilleure, d’où l’importance d’une prise de conscience collective de la nécessité d’une « sortie » s’appuyant sur les germes déjà présents d’une société plus solidaire.
[5] Et il faut bien distinguer les actionnaires qui prennent vraiment les décisions de ceux qui ne cherchent qu’un placement à leur épargne sans pouvoir réellement peser dans les discussions stratégiques. De même, un cadre très bien payé au service d’une grande entreprise n’est pas plus capitaliste que l’employé qui fait le ménage le soir, même s’il le vit subjectivement autrement.
[6] Ou supprimées comme les SUV, véritable gâchis de ressources rares et gros émetteurs de GES qui ne servent qu’à être des marqueurs sociaux de l’importance fantasmée de leurs propriétaires.
[7] Cette protection ne peut qu’accentuer l’antagonisme entre les biens privés, qui se revendiquent de la reconnaissance absolue de la propriété privée comme valeur fondamentale et les biens communs qu’il s’agirait justement d’extraire de cette reconnaissance.
[8] L’utopisme, c’est une « dégénérescence de la fin en vœux pieux faute d’une prise en considération exigeante des moyens et d’abord des présupposés nécessaires de la fin visée » comme l’écrit Lucien Sève dans La philosophie, p. 294. En insistant sur ces « présupposés nécessaires » soulignés par lui et qui ne sont qu’une autre désignation des germes d’un nouveau mode de production en gestation dont on doit s’emparer pour « sortir » du capitalisme. Cette conception matérialiste du changement qui ne naît pas de rien s’oppose à mon avis aux appels aux « grands récits » dont nous serions orphelins et qui seraient soi-disant indispensables pour nous donner l’envie d’un autre monde. Cette conception idéaliste de ce que serait un processus révolutionnaire construit sur le récit d’une société idéale est « une appréhension réputée noble mais en vérité débile du futur » pour citer encore Lucien Sève, citant à son tour l’Idéologie allemande : « Le communisme n’est pas pour nous ni un état de fait qui doit être créé ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui met fin à l’état de choses actuel »
[9] Paradoxalement, dans le contexte de la quadruple crise du capitalisme, l’appel au civisme, qui cherche à inciter les électeurs à « faire leur devoir », a plus de chance de déboucher sur l’élection de l’extrême droite que sur la reconduction de ceux qui sont justement refusés. C’est un autre signe de la crise des institutions qui rythment jusqu’à présent la vie politique des nations.