Par Juliette Keating (http://blogs.mediapart.fr/blog/juliette-keating) pour le texte et Gilles Walusinski pour les photographies
Être là, dans l’entrelacs des rues vides et rincées comme la grève quand s'est retirée la marée. Épave laissée par le jusant sur l'île désertée. Coquillage inhabité, bout de bois flotté de forme humaine et de faible poids, ou rebut recraché par la vague. Impression d'avoir été oubliée, engloutie dans l'un des trous de la mémoire des foules. Un blanc. Une absence. Presque un fantôme. Pourtant ce sont les autres qui sont partis : employés en costume cravate, étudiants fauchés, commerçants, bonnes familles et leurs nounous, concierges et voisins. Les proches ont fui vers la Bretagne, le Loiret, les Landes. Le long des avenues, les volets clos aveuglent les façades. Les ombres des platanes s'étalent à l'aise sur la pierre un peu jaune. Ah ! Méditerranée ! J'aurais pu prendre la route aussi, me mêler au flux des autos dont la radio fait toutes les heures le rapport en rouge dans le sens des départs. Être ici : Paris au mois d'août, avec toi. Ça ressemble à une chanson populaire. Tout le monde aime Paris au mois d’août, c'est ainsi qu'on n'y rencontre plus personne puisque, tous, ils s'en sont allés. Mais des pauvres, des vieux, des malades et des touristes, évoluant dans le décor grandiose d'une scène abandonnée, trop vaste pour de si modestes figurants.
L'une après l'autre, les vitrines des boutiques se sont endormies, certaines sous la couverture de papier occultant. D'autres exhibent des rangs de mannequins dévêtus, figés dans des postures honteuses, rêvant d'exotiques rivages pour oublier leur nudité offerte aux œillades des passants. À la place des bimbeloteries multicolores, des froufrous de saison, du foisonnant étalage de gadgets, de livres, de bijoux de pacotille sur lesquels glissent habituellement nos regards, plus rien. Ou alors, au fond des boutiques de luxe maintenues ouvertes par acharnement commercial du gérant, d'élégants vendeurs qui pianotent sur leur téléphone, tête basse. Ou encore, des ouvriers du bâtiment s'activant dans un nuage de plâtre, pour la réouverture au premier septembre. Avec les pigeons, les marteaux-piqueurs sont les plus casaniers des parisiens. Seules les échoppes destinées aux touristes fourmillent d'une clientèle en basket et coupe-vent qui s'exclame d'une voix forte. Nous passons devant ce ramdam, la bouche un peu pincée.
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Il y a des coins déserts, de vastes boulevards ouverts aux courants d'air, que l'on descend d'un pas automatique, sans y croiser un chat, étonnés d'un tel esseulement après nous être extirpés de la foule des voyageurs roulant leurs valises à travers la gare Montparnasse où nous nous sommes donnés rendez-vous. Longeant les horreurs architecturales de glaces et de béton, apothéose du mauvais goût, nous rêvons de bombes lancées contre le crime immobilier qui défigure la ville. Promoteurs et politiques accoquinés dans la laideur de l'argent pour l'argent. Boum ! Paris libéré ! On va en faire, de l'espace pour les habitants ! Boum, boum ! Nous ouvrons de larges terrains vagues à la rêverie des enfants, aux jardins potagers, à l'inventivité des rares architectes qui savent encore ce que c'est qu'une maison, qui comprennent ce qu'habiter signifie. Boum ! Un toit pour tous, et que ça saute ! Que s'abattent les appartements de standing réservés aux traders et chirurgiens des cliniques privées, que tombent en poussière les immeubles de bureaux éternellement à louer, les façades ineptes de miroirs sans tain qui ne reflètent, de leurs concepteurs, que la morgue!
Les façades haussmanniennes, alignées comme au garde-à-vous, renferment leurs intérieurs bourgeois dans la pierre de taille, les volutes et les guirlandes sculptées, les nymphes aux gros seins. Nous devinons des cours spacieuses derrière les portes de bois soigneusement closes. Mais notre œil s'est habitué à cette esthétique prudhommesque, que nous saluons au sortir du cauchemar des constructions modernes. J'en oublie presque que ces bâtisses ont été érigées sur les décombres de logements populaires détruits, éventrés par le percement de boulevards trop larges pour les barricades, taillés dans la chair de Paris pour le passage des troupes. Les trottoirs étrangement déserts et les rares véhicules roulant sans ralentir sur la chaussée aux pavés assagis sous l'asphalte, le sentiment d'abandon général qui s'en dégage, nous rappellent que la ville, façonnée par le pouvoir pour affirmer sa force, a toujours un aspect monstrueux. Amour et haine de la capitale. Le soir, nous lisons Les Ruines de Paris et trouvons chez Jacques Réda l'apaisement d'un regard d'humain sur la monstruosité de la ville.
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D'un coup, au tournant d'une rue vide : la foule. Un fleuve de corps s'écoule en continu. Trocadéro, Iéna, Concorde. La Seine charrie de lourds plateaux sur lesquels se serrent, tels des petits fours, des touristes en vêtements pastels qui se laissent dévorer par les arches des ponts. Échos des voix enregistrées des guides : ils répètent en anglais. Ensemble, les appareils photos pivotent sous les parapluies. Sur les berges, les installations municipales conçues pour divertir la population fondent lentement. Un vent froid balaie les terrasses des cafés. Paris mouillé, froissé, blafard, ressemble à une danseuse de cabaret au réveil d'une trop courte nuit. Pourtant, le spectacle doit continuer puisque les touristes payent pour cela. Alors, Paris dresse sous la pluie ses palais royaux et ses dômes d'Empire, tend ses vieux ponts qui ploient sous le poids des cadenas d'amour, joue à la ville lumière sous un ciel de plomb. Et sourit, un peu crispé, malgré le maquillage qui coule aux bord de la paupière. Mais soudain ça s'ébroue quand l'averse tarit. Un pâle soleil suffit à faire reluire les ors et les bronzes monumentaux. Pareils aux champignons, des gens éclosent pendant l'éclaircie sur les pelouses bien vertes. D'autres déambulent en rangs serrés dans les allées gravillonnées des jardins qui sèchent et ternissent, d'une couche de craie blanchâtre, le bout des souliers. Tous prennent la pose, se photographient. La grande roue des Tuileries se meut au dessus des toits de zinc. Vendeurs d'eau du robinet embouteillée dans du plastique, pilotes de cyclo-pousse, marionnettistes, marchands de glaces ou de cadenas, mendiants, petits voleurs, ramassent leur part de la manne, puisqu'en ce monde rien ne leur est offert. Devant le Louvre, des Sénégalais aux longues jambes courent, courent, parmi la foule, leur gros balluchon de tours Eiffel cliquetant sur l'épaule : un flic les poursuit, monté sur des patins à roulettes.
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Nous cherchons le mystère de Paris au mois d'août. Nous le trouvons dans l'étrangeté de tout, pourvu que l'on dépasse le premier jugement qui arase la ville sous le verdict du banal ou du factice. Nous le découvrons aussi dans les interstices des palais dorés, dans les zones périphériques méprisées par les tours operators, dans les failles d'un décor qui semble avoir été posé là par l'Histoire comme un équipement de parc d'attraction. Une petite fille pieds nus place de la République, un sans abri endormi le long du canal, quatre jeunes Roms dont l'une, qui paraît quatorze ans, est enceinte, un vieil homme qui avance lentement, dos courbé à angle droit, jusqu'à la boulangerie, des travailleurs qui s'endorment aussitôt posés sur un siège du métro. Un ami tient, en remplacement, un kiosque à journaux. Au bout du contrat, il nous dit qu'il n'en peut plus de tous ces dingos en liberté qui viennent faire leur psychanalyse dans son kiosque. Paris rendu aux fous, c'est le miracle de l'été.