
Agrandissement : Illustration 1

C’est par le fameux téléphérique de Grenoble, l’un des premiers téléphériques urbains du monde, aussi appelé Bulles de Grenoble en raison de la forme de ses cabines sphériques, qu’on rejoint le centre d’art Bastille, au sommet de la colline du même nom. Implanté au cœur de la Bastille de Grenoble, lieu patrimonial et site touristique majeur de la région Auvergne-Rhône Alpes, le centre d’art est tout sauf un white cube. Il occupe quatre salles voûtées en pierres de taille et possède deux vues panoramiques sur la ville à couper le souffle. On comprend mieux pourquoi Émilie Baldini, qui dirige le lieu depuis 2016, invite les artistes à prendre le temps de venir à la rencontre de ce lieu chargé d’histoire. Érigée à partir de 1823 sur les derniers contreforts du massif de Chartreuse afin de protéger le Dauphiné d’éventuelles attaques du Duché de Savoie, la fortification actuelle est une hérésie militaire puisque le fort fut achevé en 1848, date à laquelle la Savoie était redevenue française. Elle n’a donc jamais servi à ce pour quoi elle fut construite.

Agrandissement : Illustration 2

C’est dans cette configuration de prégnance d’un lieu à la fois refuge et belvédère qu’Aurélie Ferruel et Florentine Guédon ont imaginé l’exposition « Amitié : deuil, isolement, folie, tabou ». Les deux artistes, complices depuis 2010 et leurs années aux Beaux-Arts d’Angers, partagent le même contexte social et ont un intérêt commun pour la tradition en tant que lien intergénérationnel, vecteur de transmission de gestes et de savoirs. Elles poursuivent ici leur quête introspective débutée en 2023 à 40mcube à Rennes avec l’exposition « Nouaison »[1]. Leur travail, ancré dans une ruralité réinventée et une poétique du vivant, explore ici l’amitié non comme une simple relation, mais comme une force tellurique, un lien qui transcende les blessures intimes pour devenir un acte de résistance face aux fractures du monde. D’emblée, le visiteur est happé par l’intimité paradoxale du lieu. Le Centre d’art Bastille, avec son espace exigu taillé dans la roche, impose une proximité immédiate avec les œuvres, comme si celles-ci étaient des extensions organiques émanant des parois. Aurélie Ferruel, fidèle à son langage sculptural, présente une série de figures dont seules les mains, taillées à la tronçonneuse, sont incarnées. Le reste est suggéré. Ces formes, imposantes malgré la modestie du matériau, oscillent entre abstraction et figuration. Les nœuds du bois, laissés apparents, dialoguent avec les entailles brutales de l’outil, créant une tension entre la violence du geste et la douceur des courbes. Ces formes, silhouettes humaines dépourvues de tête et de corps, évoquent des totems archaïques, des gardiens silencieux qui semblent porter en eux des récits immémoriaux. Trois couples de foin, de terre, de textile, de bois et de métal, composent l’installation « Amitié » (2025) créée spécifiquement pour l’exposition. Chacun est couronné par une sorte de plateforme rectangulaire, tapis de foin accueillant en son centre une graine démesurée en verre en plein processus d’éclosion. Ces corps-couples, corps sommaires, sont recouverts de torchis, leur donnant une étrange impression d’absence-présence qui, loin d’inquiéter, transcrit une certaine bienveillance, une tendresse même, à travers la gestuelle des mains qui enlacent, qui, posée sur une épaule, rassurent.

Agrandissement : Illustration 3


Agrandissement : Illustration 4

L’exposition s’articule autour de quatre axes – deuil, isolement, folie, tabou – qui ne sont jamais abordés de manière littérale, mais suggérés par des textures, des silences et des présences. Ferruel & Guédon poursuivent leur exploration sonore par le biais intime de la parole abordée pour la première fois lors de l’exposition « Nouaison » en 2023. Un son de rivière, subtil mais omniprésent, tisse un fil conducteur à travers l’espace. L’exposition est ainsi bercée par l’eau, le fond de rivière amenant tout doucement à une sinuosité. Deux installations sonores composées de témoignages recueillis auprès de proches des artistes – agriculteurs, artisans, membres de leur communauté rurale –, donnent voix à des récits de perte, de solitude, mais aussi de solidarité. Ces bribes de paroles, parfois à peine audibles, s’écoutent derrière les portes, à l’abri de la honte. Elles évoquent la transmission intergénérationnelle, un thème cher au duo, qui ancre son travail dans une mémoire collective tout en le projetant vers l’avenir. Les deux pistes sonores servent à construire un espace de confiance, et même de bienveillance. Une sculpture en torchis, matériau vivant et friable, incarne cette fragilité des liens humains : ses contours irréguliers, prêts à s’effriter, semblent pourtant défier le temps, comme une métaphore de l’amitié elle-même, toujours en devenir. La bande sonore qui s’échappe de son antre est composée du témoignage d’une voisine de Florentine qui raconte le moment de bascule vers la folie. Comme une mort lente ou extase, un moment mystique. La sculpture rappelle la forme d’une colonne vertébrale.

Agrandissement : Illustration 5

Tendre l’oreille, prendre le temps d’écouter, c’est ce que semble indiquer les oreilles démesurées du lièvre halluciné qui gît tout en dessous, en contrebas des couple-corps, ainsi que l’oreille en céramique, cassée et réparée, renvoyant à l’idée du soin, fixée au mur en bas de l’escalier. Le lièvre induit l’idée du costume, de la peau que l’on revêt, à l’image de Peau d’Âne. Le son du ruisseau est maintenant entrecoupé par les aboiements du chien de Florentine. Tandis qu’au-dessus, derrière les corps-couple, dans l’entrebâillement de la porte, le texte écrit par une mère qui a perdu son enfant, est dit par une de ses amies. « Ne le jetez pas dans la poubelle » peut-on entendre. De la difficulté du deuil prénatal. « Le jour où la douleur s’est inscrite dans ma chair. Te dire au revoir ».

Agrandissement : Illustration 6

À l’occasion de l’exposition qui traite entre autres du deuil prénatal, Émilie Baldini a mis en place un temps de rencontre répété avec le personnel et les médecins de l’hôpital Couple-enfant (HCE) de Grenoble, établissement public du Centre hospitalier universitaire (CHU) Grenoble Alpes, spécialisé en gynécologie, en néonatalogie, en médecine de la reproduction, en pédiatrie et en interruption volontaire de grossesse.
Enracinées dans leur héritage rural, Ferruel & Guédon font de la terre et de ses cycles une matière première autant qu’un sujet. Leur approche, résolument contemporaine, est portée par une conscience écologique et sociale aiguë. L’exposition ne se contente pas de célébrer l’amitié ; elle en fait un acte politique, un rempart contre l’isolement imposé par les crises modernes – qu’elles soient environnementales, sociales ou psychologiques. Le duo refuse les réponses toutes faites, préférant laisser la matière et les silences parler d’eux-mêmes.

Agrandissement : Illustration 7

L’exposition « Amitié : deuil, isolement, folie, tabou » est une expérience à la fois sensorielle et intellectuelle, qui invite à ralentir, à écouter, à toucher du regard. Ferruel & Guédon, par leur dialogue artistique, transforment le Centre d’art Bastille en un espace de communion, où le visiteur est convié à réfléchir à ses propres liens, à ses propres pertes, à ses propres folies. Leur travail, profondément ancré dans le local tout en s’ouvrant à l’universel, rappelle que l’amitié, comme l’art, est un acte de foi dans le vivant. En sortant de l’exposition, on est saisi par l’envie de regarder autrement – les autres, la nature, soi-même –, porté par une émotion brute, presque physique, qui continue de résonner bien après avoir descendu les pentes de la Bastille.

Agrandissement : Illustration 8

[1] Guillaume Lasserre, « Ferruel & Guédon, le poids de la terre », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 20 septembre 2023, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/200923/ferruel-guedon-le-poids-de-la-terre
FERRUEL & GUÉDON. AMITIÉ : DEUIL, ISOLEMENT, FOLIE, TABOU - Commissariat : Émilie Baldini, directrice du centre d'art Bastille, Grenoble.
Jusqu'au 15 juin 2025.
Du mercredi au dimanche de 13h à 17h.
CAB - Centre d'art Bastille
Site sommital de la Bastille
38 000 Grenoble

Agrandissement : Illustration 9
