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Billet de blog 20 septembre 2023

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Ferruel & Guédon, le poids de la terre

À Rennes, 40mcube accueillait le duo artistique composé d’Aurélie Ferruel et Florentine Guédon presque dix ans après leur participation à la première édition de GENERATOR. « Nouaison », qui vient de s’achever, évoque plus que jamais leur rapport à la terre, questionnant avec une gravité nouvelle la transmission et la mémoire. Comment vivre avec ou sans la terre en héritage ?

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Illustration 1
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Guillaume Lasserre

Depuis 2010 et leur rencontre à l’École des Beaux-arts d’Angers, Aurélie Ferruel (née en 1988 à Mamers) et Florentine Guédon (née en 1990 à Cholet) forment un duo d’artistes liées par leur attachement à la terre. Partageant le même contexte social, ces filles de ferme, l’une de Normandie, l’autre de Vendée, revendiquent dans leur travail artistique leur origine rurale, singulière et généralement tue dans les écoles d’art. Elles se réapproprient ainsi des thèmes traditionnellement abandonnés aux conservateurs et à l’extrême-droite, qu’elles hybrident parfois avec d’autres cultures, pour en faire des symboles d’ouverture. Légendes et traditions, terroir, savoir-faire locaux, groupes, leurs sujets de prédilection sont abordés à travers une diversité de médiums qui va de la sculpture à la vidéo, de l’installation à la performance, et inclut désormais le travail sonore et la peinture. Le centre d’art 40mcube à Rennes connait bien leur travail qu’il suit depuis presque dix ans, depuis que le duo a participé à la première édition de GENERATOR en 2014, une formation professionnelle à destination des jeunes plasticiens, ainsi qu’une résidence internationale de commissaires d’exposition. Il présentait jusqu’à il y a quelques jours, leur exposition au titre fragile de « Nouaison ». Conçue comme une installation à part entière, elle marque un tournant dans l’œuvre du duo à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle redéfinit le fonctionnement de la collaboration entre les deux artistes. Désormais, au choix de la thématique commune répondent des œuvres autonomes que l’une et l’autre découvrent pendant le montage, les articulant comme on articule une exposition collective. Ainsi, les peintures aux couleurs douces composent un paysage bucolique peuplé de vaches, dont une scène de tendresse entre l’une d’elles et son veau. Ici, le vivant joue avec notre imagination en se faisant anthropomorphe à l’image d’un arbuste dont on jurerait qu’il a figure humaine. Cet ensemble pictural est l’œuvre de Florentine Guédon qui s’essaie ici à la peinture pour la première fois, introduisant un médium jusque-là inédit dans leur travail. Ces peintures sont présentées sur des bâches tendues dans l’espace, ce qui permet de faire entrer la ferme dans le centre d’art et d’inviter le visiteur à circuler dans ce décor immersif.

Illustration 2
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Margot Montigny

Les rencontres comme moteur de leur pratique

Comme pour l’artiste Robert Milin, dont les œuvres s’inscrivent dans un processus collaboratif qui se construit dans la durée et dans la relation sociale, l’art permet à des rencontres d’avoir lieu. Le travail de Ferruel & Guédon porte sur ce qui fait groupe[1]. Cette fois-ci le groupe est présent à travers trois enregistrements sonores. Le médium son est aussi abordé pour la première fois ici et de façon intime par le biais de la parole. La composition sonore ambiante diffusée dans l’exposition laisse entendre des réflexions sur la nature, les animaux, le travail de la terre, exprimées sous l’angle de l’amour et de la beauté. Ces bribes poétiques ont été récoltées auprès de leurs familles. D’étranges sculptures, présentées au sol à la manière de gisants, ou bien adossées au mur, œuvres d’Aurèlie Ferruel réalisées en partie à la tronçonneuse, son médium privilégié, font référence à la fertilité. Avec des graines à la place des yeux, elles portent dans leur bras des végétaux, de la nourriture, l’abondance de la terre. Ces figures allégoriques apparaissent comme les gardiens ancestraux du jardin d’abondance. Fantômes bienveillants, ils sont ceux qui ne sont plus là, les paysans, autrefois indispensables nourriciers de la nation, disparaissent en silence.

Illustration 3
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Margot Montigny

Placés de part et d’autre de la salle d’exposition, deux casques permettent une écoute individuelle de deux autres récits, documentaires cette fois, qui se substituent au récit ambiant en le recouvrant. Le premier, qui peut s’écouter en déambulant dans l’exposition, laisse entendre la voix de Nathalie, notaire, racontant les héritages, les successions, et à travers eux les métamorphoses générationnelles du monde agricole. Issue du même milieu, elle explique : « Enfin je peux leur dire : « oui je sais ce que vous vivez, je sais ce que ça implique et oui je suis fille d’agriculteur c’est clairement ma patte blanche ne serait-ce que de savoir ce que c’est que de parler de stabulation[2] ». Comme la comédienne suisse Coline Bardin le démontre dans « Adieu à la ferme[3] », son seul-en-scène exutoire, à la fois drôle et tendre, renoncer à la terre c’est aussi faire le deuil de son enfance. Aurélie Ferruel et Florentine Guédon, bien que très attachées à leurs exploitations familiales ont décidé il y a longtemps déjà de ne pas les reprendre. Le travail harassant de la ferme est ingrat. Des heures et des heures de labeur sans repos hebdomadaire, sans vacances, pour simplement survivre désormais, n’attirent pas vraiment de nouveaux candidats.

Illustration 4
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Margot Montigny.

« En fait, il n’y a presque pas de valorisation là-dedans, un fermage ça rapporte rien, c’est juste que oui c’est la terre de mes ancêtres » explique encore Nathalie. « Je me suis souvent posé la question de comment ressentira mon enfant, tout ça. Ce qu’elle en aura, pas grand-chose probablement ». À l’aspect idyllique de la première impression répond alors quelque chose de plus âpre, un envers du décor qui se poursuit sur la banquette réalisée en torchis où l’on peut s’assoir ou s’allonger mais ne plus bouger en revanche pour écouter le témoignage de Louise, psychologue, qui aborde sans détour les sujets tabous que sont le viol et l’inceste. Le phénomène de dissociation provoqué par un traumatisme s’incarne dans deux yeux installés tout en haut du mur, ceux de la victime tétanisée, condamnée à observer la scène de sa propre agression sans pouvoir bouger, comme si elle en était étrangère, à la fois présente et absente, en pleine sidération. « C’est comme si notre conscience s’arrêtait, se bloquait, pour laisser uniquement place à l’inconscient et qu’en fait on se disait... c’est horrible, hein (rire)... On n’est plus à ce moment-là, on subit et on regarde ce qui se passe[4] » explique Louise.

Illustration 5
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Margot Montigny

La terre de mes ancêtres

Le terme de nouaison définit le moment fragile et fugace où la fleur ses transforme en fruit. Elle s’incarne dans l’exposition par une branche d’arbre dont les ramifications se terminent par de précieuses sculptures en verre. Le passage est délicat, échoue parfois, mais il est porteur de cet espoir inénarrable qu’est la vie. C’est ce fol espoir que portent en eux les gens de la terre, qui fait qu’ils ne renoncent pas malgré les heures, la fatigue, malgré le peu d’argent gagné. Les deux artistes savent l’ampleur de l’influence de la terre sur leur vie et leur travail à tous les niveaux : intime, symbolique, familial, juridique, social, sociétal, écologique.

Illustration 6
Ferruel & Guédon, Nouaison (détail), 2023, terre, branche de pommier, verre. En collaboration avec Stéphane Pelletier, maître verrier, atelier GAMIL. Production : 40mcube. © Photo : Margot Montigny

Comme l’écrit très justement Anne Langlois, directrice de 40mcube et co-commissaire de l’exposition : « Aurélie Ferruel & Florentine Guédon montrent une complexité, et la non binarité du monde, défaisant des clichés tout en essayant de ne pas en créer d’autres[5] ». Pour le duo, l’art est une croyance populaire. Loin des représentations fantasmées que charrie l’art contemporain lorsqu’il s’empare d’un sujet à la mode comme l’illustre si bien la récente exposition « Réclamer la terre[6] » au Palais de Tokyo, Ferruel & Guédon construisent une œuvre qui, à l’instar de leurs racines agricoles, ne triche pas. Il y a quelque chose de si viscéral dans leur rapport à la terre qu’elles en éprouvent le besoin de la transmettre dans leur travail plastique. Ce devenir paysan fait du bien, beaucoup de bien à l’art contemporain.

Illustration 7
Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon © Photo : Margot Montigny

[1] Guillaume Lasserre, « Aurélie Ferruel et Florentine Guédon, transmettre la matière », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 2 avril 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/270320/aurelie-ferruel-et-florentine-guedon-transmettre-la-matiere

[2] Ferruel & Guédon, Témoignage Nathalie, notaire, 2023, son, 9’28’’, en boucle. Production : 40mcube.

[3] Guillaume Lasserre, « Les belles personnes du festival Soli », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 14 mai 2019, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/080519/les-belles-personnes-du-festival-soli

[4] Ferruel & Guédon, Témoignage Louise, psychologue, son, 11’44’’, en boucle. Production : 40mcube.

[5] Anne Langlois, texte accompagnant l’exposition, 2023.

[6] Réclamer la terre, commissariat : Daria de Beauvais, Palais de Tokyo, Paris, du 15 avril au 4 septembre 2022.

Illustration 8
Ferruel & Guédon, Nouaison (détail), 2023, terre, branche de pommier, verre. En collaboration avec Stéphane Pelletier, maître verrier, atelier GAMIL. Production : 40mcube. © Photo : Margot Montigny

« NOUAISON. AURÉLIE FERRUEL ET FLORENTINE GUÉDON » - Commissariat : Anne Langlois, Aurélie Ferruel & Florentine Guédon.

Jusqu'au 16 septembre 2023.

Du mercredi au samedi de 14h à 19h.

40mcube
48, avenue Sergent Maginot
35 000 Rennes

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