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Billet de blog 6 février 2022

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Le nouveau monde de Tiago Rodrigues

À l’Odéon - Théâtre de l'Europe, Tiago Rodrigues met en scène pour la première fois un texte qu’il n’a pas écrit en s’emparant de « La Cerisaie » d'Anton Tchekhov. Avec une intelligence remarquable qui passe par le choix aussi radical que juste de la distribution, le metteur en scène portugais réussit l’exploit d’éclairer la pièce d'un jour nouveau en nous parlant du présent.

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Illustration 1
La Cerisaie, Tiago Rodrigues © christophe Raynaud de Lage

Des chaises réparties à intervalle régulier occupent la quasi-totalité de la scène. Côté cour, plusieurs lustres d’apparat dépassent du décor à venir. Les protagonistes de la pièce sont tous réunis au même endroit, formant une masse compacte autour des mats d’où pendent les prestigieux luminaires. Il a bien fallu adapter la scénographie du spectacle aux dimensions « ordinaires » d’une scène de théâtre après la démesure de la cour des Papes dans laquelle il était joué en ouverture du dernier Festival d’Avignon. Des trois paires de rails qui traversent le plateau, incarnation métaphorique de la gare d'arrivée du train qui ramène Lioubov Andreïevna Ranevskaïa dans son domaine russe de la Cerisaie après six années passées en France qui ont achevé de la ruiner, la centrale est occupée par un orchestre qui accompagnera la représentation de bout en bout. Trois voies qui sont aussi les marqueurs du temps qui passe, aussi inexorable que la ligne droite qu’elles tracent. L’arrivée un peu trop festive devant célébrer la joie du retour chez soi ne réussit pas à masquer le sentiment de mélancolie qui règne. Les réjouissances sont vite contrebalancées par l’alerte de Lopakhine sur l’état des finances familiales qui ne permettent plus non seulement de rembourser les dettes mais désormais aussi leurs intérêts. A l’été, le domaine sera vendu aux enchères. Dès le début, on entasse des chaises – à Avignon, il s’agissait de celles des anciens gradins du festival –, celles d’une époque qui s’achève inéluctablement, la suivante étant déjà en germe dans les balbutiements du présent.

Vers le nouveau monde (en finir avec l’ancien)

« La Cerisaie » est la première pièce – qui plus est de répertoire – que Tiago Rodrigues met en scène sans en avoir écrit le texte. À la naissance de chacun de ses projets, il y a une rencontre. « (…) Mettre en scène commence toujours par l’envie de travailler avec quelqu’un[1] » prend-il soin de préciser, en l’occurrence ici Isabelle Huppert lors d’une conversation à Lisbonne au cours de laquelle la comédienne lui apprend qu’elle n’a jamais joué Tchekhov. Très vite, la dernière pièce du dramaturge russe, créée en 1904 au Théâtre d’art de Moscou, s’impose comme l’œuvre la plus à même de parler d’aujourd’hui. Elle évoque « l’inexorable puissance du changement[2] » pour le metteur en scène qui considère le personnage de Lioubov comme une« héroïne tragique dans un drame comique[3] » à la mesure d’Isabelle Huppert. Si elle reste entièrement sourde aux évènements, maintenant sa position de bout en bout de la pièce, c’est qu’elle en connait l’issue. Vivant dans la nostalgie de la perte et du deuil, elle sait déjà le dénouement tandis que les autres personnages se nourrissent encore d’espoir, pensent qu’ils peuvent toujours être sauvés. Les pièces de Tchekhov oscillent en permanence entre le rire et les larmes.

Illustration 2
La Cerisaie, Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage

Avec une prodigieuse virtuosité, Tiago Rodrigues se saisit des mots de Tchekhov pour évoquer les questionnements et les inquiétudes qui traversent la société contemporaine. En interrogeant le passé, il sonde le futur à l’aune des grands enjeux qui vont déterminer les choix de société du monde d’après. Les incertitudes d’aujourd’hui s’apparentent aux derniers soubresauts d’un monde que nous croyons habiter mais dont la disparition est déjà largement consommée. La violence exponentielle qui s’exprime dans la répression officielle a plus à voir avec les ultimes barouds d’honneur de ceux qui connaissent déjà l’issue fatale du monde d’avant, qu’avec sa défense. Lioubov sait que son monde touche inévitablement à sa fin. En ce début du XXème siècle en mutation, les temps se mélangent. Gaiev, le frère de Lioubov, appartient au passé, tandis que Lopakhine rêve ses projets d’avenir. L’époque est en évolution, l’ancien monde féodal russe est sur le point de basculer dans la société moderne. Cet état permet à Tiago Rodrigues de parler au présent de la confusion qui règne dans les esprits face aux incertitudes de l’avenir. « Monter La Cerisaie, c’est parler de femmes et d’hommes persuadés de vivre ce qui n’a jamais été́ vécu. C’est traiter un moment historique inédit. C’est aborder les douleurs et les espérances d’un monde nouveau, que personne ne peut encore comprendre. C’est nous regarder[4] » affirme-t-il. En retirant la convention réaliste à sa mise en scène, il fait entendre l’actualité du texte, de même que la scénographie chez lui a un pouvoir d’évocation, jamais d’illustration. Le théâtre de Tiago Rodrigues est en recherche constante de liberté, d’émancipation face aux conventions historiques qui étouffent les textes auxquels elles sont assignées. Son travail de création est pensé dans un rapport au collectif. Toutes ses pièces interrogent le monde contemporain, le nôtre. Il ressemble étonnamment à celui de « La Cerisaie », traversé par l’inconnu, l’angoisse mais aussi l’espoir qu’appelle le changement de société, la rencontre du passé et du futur ici et maintenant.

Illustration 3
La Cerisaie, Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage

Le songe hypnotique des fantômes somnambules

En 2018, Tiago Rodrigues avait tenté de monter « La Cerisaie[5] » avec les élèves de l’École de la Manufacture, Haute école des arts de la scène de Suisse romande à Lausanne, pour leur pièce de fin d’étude avant d’abandonner et de partir déambuler dans les rues de Lisbonne avec les futurs comédiens. Au fur et à mesure, ces derniers découvraient une ville dans laquelle la culture, l’esprit même ont été liquidés en faveur du profit immédiat. Les Airbnb et les touristes, qui occupent désormais le centre de la cité, en ont effacé l’histoire. Déjà, Tiago Rodrigues faisait de l’ultime œuvre de Tchekhov le point de départ d’une lecture politique contemporaine. La « Cerisaie » commence par le réveil de Lopakhine qui a une vision de l’avenir et se termine par l’endormissement de Fierce, le vieux serviteur qui regrette le temps des maitres et des esclaves, laissé seul dans la maison, enfermé, oublié de tous. « Il est temps que tu meures grand-père » lui signifie-t-on à plusieurs reprises tout au long de la pièce. Cette figure de l’esclavage doit disparaitre pour permettre l’avènement d’un nouveau monde.

Pour le metteur en scène portugais, la forme devient l’outil de révélation qui transforme le spectateur. Ainsi, en faisant le choix délibéré de distribuer également des comédiens noirs et des comédiens blancs dans les rôles des aristocrates et des serfs, il invite à regarder les interprètes au-delà de leur épiderme, exactement comme il ne tient pas compte des assignations biologiques pour attribuer les rôles genrés. Mais ici le texte de Tchekhov résonne tout de même d’une autre manière et l'on ne peut s'empêcher d'y voir un questionnement sur le passé colonial et esclavagiste de la France. Lorsque Lopakhine, le fils de moujik devenu riche marchand – formidablement interprété par Adama Diop – réalise à la fin de la pièce ce qui signifie son acte : « J'ai acheté le domaine où mon père et mon grand-père étaient esclaves, où ils n’avaient même pas le droit d’entrer en cuisine », ce n’est plus à la Russie de 1904 que l’on songe. L’hypothèse selon laquelle il aurait tout manigancé n’existe pas chez Tiago Rodrigues. L’homme apparait au contraire surpris, comme s’il réalisait ce qu’il venait d’accomplir. C’est un personnage en prise avec son histoire personnelle – le père de Tchekhov lui-même était un serf. Amada Diop évoque sa rencontre avec son personnage à ce moment précis de la pièce. « C’est toujours difficile de se sentir défini par l’histoire, de se sentir héritier de ce qu’on n’a pas vécu. Mais il n’empêche qu’il y a une perpétuité de cette violence-là, de ce regard-là. Cette digue qui lâche en lui, c’est quelque chose qui me touche moi[6] » confie-t-il. De même, lorsque Trofimov dit à Ania à la fin de l’acte II : « Tous vos ancêtres possédaient des esclaves, des âmes vivantes, cela les a dégénéré, vous tous, vivants ou morts, de posséder des âmes vivantes », c’est à la salle qu’il s’adresse. La diatribe trouve soudain des résonnances saisissantes avec les questions qui agitent notre présent, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Mine de rien, ce que fait Tiago Rodrigues est précisément ce qu’on aurait aimé voir faire la saison culturelle « Africa 2020 » voulue par le président de la République et qui s’est achevée le 30 septembre dernier : mettre la France face à son histoire, préambule indispensable à toute construction d’un monde nouveau. Pour pouvoir reconstruire, la Cerisaie doit être rasée.

Le metteur en scène fait de l’une des pièces de répertoire les plus jouées dans le monde, « La Cerisaie » d’Anton Tchekhov, un spectacle sur les temps à venir. Les crispations actuelles ne sont que les nécessaires soubresauts qui accompagnent l’avènement de tout nouveau monde. Le bal chimérique qui se tient au son envoûtant d’une guitare au troisième acte ne dit pas autre chose. Les figures évanescentes s’y meuvent au ralenti comme dans un rêve tels des fantômes somnambules emportés par les mouvements d’un monde en pleine mutation.

Illustration 4
La Cerisaie, Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage

[1] « La Cerisaie est une polyphonie complexe et élaborée », Entretien avec Tiago Rodrigues, propos recueillis par Francis Cossu en février 2021 pour la 75èmeédition du Festival d’Avignon.

[2] Cité dans la feuille de salle de La Cerisaie d’Anton Tcheckhov mise en scène par Tiago Rodrigues, Cour des Papes, Festival d’Avignon, 5 au 17 juillet 2021.

[3] « La Cerisaie est une polyphonie complexe et élaborée »…, op.cit.

[4] Ibid.

[5] Guillaume Lasserre « Tiago Rodrigues, les promesses de l’incertitude », Un certain regard sur la culture, 12 juillet 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/250618/tiago-rodrigues-les-promesses-de-lincertitude

[6] Amada Diop, Marie Richeux, Par les temps qui courent, France Culture, 10 janvier 2022, https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/adama-diop-comedien Consulté le 8 février 2022.

LA CERISAIE - D’après l’œuvre d’Anton Tchekhov. Avec : Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Cairaty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence. Musiciens : Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves. Texte : Anton Tchekhov. Traduction : André Markowicz et Françoise Morvan. Mise en scène : Tiago Rodrigues. Collaboration artistique : Magda Bizarro. Scénographie : Fernando Ribeiro. Lumière : Nuno Meira. Costumes : José António Tenente. Maquillage, coiffure : Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo. Musique : Hélder Goncalves (composition), Tiago Rodrigues (paroles) Son : Pedro Costa. Assistanat à la mise en scène : Ilyas Mettioui. Production : Festival d’Avignon. Coproduction : Odéon-Théâtre de l’Europe, Teatro Nacional Dona Maria II, Théâtre national populaire de Villeurbanne, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de la Rochelle, Wiener Festwochen, Comédie de Clermont-Ferrand, National Taichung Theater (Taïwan), Teatro di Napoli– Teatro Nazionale, Fondazione Campania Dei Festival – Compania Teatro Festival, Théâtre de Liège, Holland Festival; Avec le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian et de la Spedidam pour la 75e édition du Festival d’Avignon. Créé le 5 juillet 2021 au Festival d'Avignon.

Du 7 janvier au 20 février 2022 à 20h, 

Odéon - Théâtre de l'Europe
Place de l'Odéon 75 006 Paris

Théâtre de Liège, du 26 au 27 février 2022
Place du 20-août 16 B- 4000 Liège

Comédie de Genève, du 10 au 19 mars 2022
Esplanade Alice Bailly 1 CH- 1207 Genève

Wiener Festwochen du 26 au 29 mai 2022
GesmbH. Lehárgasse 11/1/6. 1060 Wien 

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