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Billet de blog 6 décembre 2023

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Martha Wilson et le double standard du vieillissement

À Marseille, le Frac Sud retrace la trajectoire de l’artiste américaine qui a pour enjeu la déconstruction d’un idéal féminin et son corollaire, l’âgisme qui invisibilise les corps de femmes après un certain âge. Avec une bonne dose d'autodérision, cette figure pionnière du féminisme dans l’art se met en scène pour mieux démonter les stéréotypes identitaires dans une Amérique néolibérale.

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Illustration 1
Martha WILSON, The Legs Are the Last to Go, 2009, encre pigmentaire sur papier bambou Hahnemühle, 48.9 x 33.7 cm © Courtesy of Martha Wilson and P·P·O·W, New York (WILS-E105)

Martha Wilson a beaucoup d’humour. Ça tombe bien, aux États-Unis comme ailleurs, il vaut mieux en avoir une sacrée dose quand on est une femme, c’est-à-dire une personne dont la visibilité décroit à mesure que son âge avance. Depuis le début des années soixante-dix, l’artiste américaine crée des performances conceptuelles, des vidéos et des compositions mêlant photographie et texte, aux prises avec les constructions et les manifestations du féminisme, de l’identité et de la façon dont nous nous construisons et nous présentons. Adepte prolifique de l’art de la performance, elle construit une œuvre politiquement engagée. Son travail précurseur annonce déjà ceux de Cindy Sherman ou Martha Rosler, ou des philosophes féministes comme Judith Butler.

Le Frac Sud à Marseille a la bonne idée de lui consacrer une importante exposition monographique, la seconde dans une institution française après « Martha Wilson in Halifax 1972-1974 » au Centre Pompidou en 2021 qui revenait sur les premières années de sa carrière. Intitulée « Invisible. Works on Aging 1972-2022 », la manifestation suit le cheminement d’une carrière dont l’enjeu demeure « la réinvention radicale de l’image de la femme par les femmes » pour reprendre les mots de l’historienne de l’art et activiste féministe Lucy Lippard, interrogeant les stéréotypes autour de la beauté féminine pour mieux les déconstruire, à travers une problématique centrale : l’âge et la question de l’invisibilité des femmes de plus de soixante-dix ans, à la faveur d’un corpus de photographies, de vidéo-performances, livres d’artistes et documents d’archives. Comme l’a montré Susan Sontag dans son article « The double standard of aging[1] », publié en 1972, les femmes sont condamnées à une double peine. En plus de l’âgisme, elles sont confrontées au sexisme.

Illustration 2
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, Marseille, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalranosition © Laurent Lecat

Le corps-outil, vers une pratique performative et politique de l’art

Martha Wilson est née en 1947 à Newtown, près de Philadelphie en Pennsylvanie, dans une famille de quakers[2]. L’information n’est pas anodine car les quakers sont pacifistes et cela va orienter ses choix. Diplômée en littérature anglaise du Wilmington College, une université quaker de l’Ohio en 1969, elle quitte, cette année-là, les États-Unis pour le Canada avec son petit ami de l’époque, Jerry Ferguson, afin que celui-ci échappe à la conscription de la guerre du Vietnam qui bat alors son plein, comme elle le résume elle-même : « mon copain ne voulait pas être enrôlé dans l’armée. J'ai été accepté dans une université en face de l'école d'art où il a été accepté, alors nous avons pris cela comme un signe que nous devrions quitter les États-Unis et déménager au Canada[3] ».

Illustration 3
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, Marseille, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalranosition © Laurent Lecat

À Halifax, en Nouvelle-Écosse, elle poursuit ses études à l’Université Dalhousie puis commence un doctorat en littérature et poésie anglaises mais sa thèse va être refusée. Il arrive parfois que ce qui ressemble à un échec soit en réalité une chance. Ce refus va permettre à Martha Wilson de devenir l’artiste qu’elle est. Au Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD) où elle retrouve son professeur de peinture de Wilmington College, elle dispense un cours sur la littérature cubiste. Faisant désormais partie du corps professoral de l’école d’art, elle a accès aux cours et au matériel vidéo. Les artistes invités à mener des ateliers se nomment Lawrence Weiner (1942-2021), Joseph Beuys (1921-1986) et surtout Vito Acconci (1940-2017) qui, dans ses travaux, fait usage de son corps et de sa sexualité, les légitimant en tant que sujets artistiques. Ce contexte va avoir sur elle un effet libératoire. « Je pouvais parler de ce que c’est que d’être une femme dans mon travail[4] » confie-t-elle. Acconci lui conseille la lecture de « La présentation de soi » du sociologue Erving Goffman qui évoque notre mise en scène permanente, adaptée en fonction des publics que l’on croise. « Ce livre m’a libérée et permis d’explorer la performance comme moyen d’expression d’artistique, et de voir celle-ci dans un contexte social et politique[5] » précise-t-elle. Elle commence alors à utiliser son propre corps comme un instrument qui devient très vite privilégié dans sa pratique. Depuis cinquante ans, elle se prend pour modèle, sujet et objet de ses recherches, questionnant les représentations sociales du féminin afin de déjouer les stéréotypes et l’angoisse du vieillissement pour les femmes.

Illustration 4
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalran © Laurent Lecat

Avec Hanna Wilke (1940-1993) et Eleanor Antin (née en 1935 à New York, vit et travaille à San Diego) –  à qui il faut associer Helena Almeida[6] (1934-2018) en Europe –, elle est l’une des premières artistes à faire ainsi usage de son corps en se tournant vers une pratique performative. Sa découverte de l’art conceptuel apparait fondamentale. « À cette époque, au début des années 70, l’art conceptuel était la nouveauté – et il était fait de langage[7] » précise-t-elle. Plus tard, elle évoquera l’impact[8] qu’a eu sur sa pensée la découverte pendant ses études universitaires du roman de Laurence Sterne « Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme[9] », publié à Londres au milieu du XVIIème siècle. Grâce à l’interaction entre le verbal et le visuel à l’œuvre dans l’ouvrage, elle réalise qu’il peut y avoir une intersection où se croisent l'art visuel et la littérature. Sa toute première œuvre problématise l’utilisation du langage pour la création artistique. De la même époque datent les « Breast forms permutated » (1972) présentés dans l’exposition. Une grille de neuf photographies disposées par trois sur trois rangs, donne à voir des bustes à poitrines plates en haut et d’autres à poitrines généreuses en bas, ceux aux poitrines les plus harmonieuses se trouvant au centre. Elle détourne de façon satirique les productions d’artistes conceptuels tel que Sol LeWitt ou Jan Dibbets qui pouvaient interchanger tout mais étaient déconnectés du monde réel. Aucun sein n’est semblable à un autre. Il est donc impossible de les permuter.

De retour aux États-Unis en 1974, elle s’installe à New York, et c’est dans son appartement new-yorkais qu’elle fonde deux ans plus tard Franklin Furnace, lieu alternatif dédié à la performance, au livre d’artiste –  envisagé comme œuvre à part entière –, et aux archives, préservant le travail avant-gardiste, éphémère et politique. Elle dirige le lieu qu’elle a créé, tout en menant sa carrière personnelle.

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Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalran © Laurent Lecat

L’exploration des apparences

Le parcours de l’exposition privilégie une approche thématique plutôt que chronologique. Il s’étend de 1972 à aujourd’hui, proposant une traversée dans plus de cinquante ans d’une œuvre que l’artiste ne cesse de revisiter, de développer, du corps individuel au corps politique, collectif. L’œuvre photographique qui ouvre l’exposition lui donne aussi son titre. « Invisible » (2011) montre l’artiste en vieille femme perdue et comme abandonnée, oubliée là, disparaissant dans le décor surchargé d’articles de consommation d’une supérette. Dans le diptyque photographique « Before, After » (1974-2008), son torse lisse de jeune femme s’oppose à celui, marqué, de la sexagénaire qu’elle est devenue, tandis que « The legs are the last to go » (2009), œuvre inspirée par les propos de Yoko Ono, parle d’elle-même. La série photographique « Growing hold » (2008-09) se compose de huit profils de l’artiste. Dans celle-ci, Martha Wilson enregistre l'évolution de la couleur de ses cheveux, passant d’un rouge flamboyant au blanc de la vieillesse synonyme d’invisibilité.

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Martha Wilson Invisible, 2011 Color photograph, text | 67.3 × 94 cm © Courtesy of Martha Wilson and P·P·O·W, New York

L’ensemble de photographies et de films tirés de la série « The Politics and Performance Art Collection » (1979-2020), témoigne de ce que Martha Wilson incarne, durant presque quatre décennies, des Premières Dames notamment, de Nancy Reagan à Barbara Bush et Melania Trump mais aussi Alexander Haig et Tipper Gore, entre autres. « Makeover Melania » est réalisée en collaboration avec l’artiste Nancy Burson qui a conçu un logiciel capable de transformer le visage de l’artiste en celui de Melania Trump.

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Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalran © Laurent Lecat

Dans la vidéo « Bouncing balls » (2021), recréation d’une œuvre réalisée en 1973 lorsqu’elle vivait à Halifax, elle se réapproprie le geste de Bruce Nauman qui, dans une vidéo au titre éponyme datée de 1969, fait bouger ses testicules. Elle y substitue ici ses seins, proposant une version féminine sur un film 8 mm. Le film original étant perdu, elle décide de le refaire à l’âge de 73 ans. D’autres pièces convoquent, au travers de motifs comme le miroir, ou encore de tableaux iconiques comme « La Joconde », une histoire de la peinture ancienne presque entièrement dominée par un regard masculin porté sur le corps des femmes. « Nous vivons dans un monde plein d’œuvres qui continueront d’exister après notre mort » nous dit-elle, « j’utilise donc librement des images artistiques historiques pour m’inscrire dans la tradition occidentale, en critiquant au passage le regard masculin[10] ». Elle fait de l’humour sa meilleure arme pour mettre en évidence, saper et renverser une construction de la féminité très patriarcale, dénonçant la pression perpétuelle exercée sur les femmes pour qu’elles conservent leur apparence. Martha Wilson donne à voir les réalités du corps changeant d’une femme âgée et le reflet de ces changements dans son rôle dans la société.

Illustration 8
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalran © Laurent Lecat

À travers la caméra ou l’objectif photographique, Martha Wilson révèle la dimension politique des corps de femmes à l’heure de la société du spectacle qui accompagne le triomphe du capitalisme. Ce qu’elle montre à travers l’exposition de son propre corps n’est rien d’autre que la résistance aux injonctions canoniques de la beauté telle qu’elle est définie dans les sociétés occidentales, qu’elle dévoile en les subvertissant. « J’ai produit des œuvres qui m’effraient, en explorant des sujets que la plupart des gens préfèrent éviter[11] »confie-t-elle. « Le fait de vieillir compte parmi ceux-ci, en particulier pour les femmes ». Il apparait en effet comme l’un des derniers tabous de nos sociétés qui se cachent de la mort, sans doute parce qu’il rappelle justement notre inexorable précarité. Souviens-toi que tu vas mourir. Le memento mori qui clôt l’exposition ne dit pas autre chose.

Illustration 9
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalran © Laurent Lecat

[1] Susan Sontag, « The Double Standard of Aging ». Saturday Review of the Society, vol. 55, no 39 (23 septembre 1972), p. 29-38.

[2] La Religious Society of Friends (Société religieuse des Amis) est un mouvement religieux fondé en Angleterre au XVIIIème siècle par des dissidents de l'Église anglicane. Les membres de ce mouvement sont communément connus sous le nom de quakers mais ils se nomment entre eux « Amis » et « Amies ».

[3] « Martha Wilson in conversation with Vincent Honoré », Cura Magazine, 29, automne 2018.

[4] Ibid.

[5] « Martha Wilson s’entretient avec Muriel Enjalran », livret de l’exposition Martha Wilson. Invisible Works on aging 1972-2022, Frac Sud, Marseille, du 1erjuillet 2023 au 4 février 2024, non paginé.

[6] Guillaume Lasserre, « S'émanciper du cadre. Le corps idée d'Helena Almeida (1934 - 2018) », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 22 octobre 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/191018/semanciper-du-cadre-le-corps-idee-dhelena-almeida-1934-2018

[7] « Martha Wilson in conversation with Vincent Honoré », op. cit.

[8] « Martha Wilson by Britta Wheeler », Bomb Magazine, 20 octobre 2011, https://bombmagazine.org/articles/martha-wilson/

[9] Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, publié en neuf volumes et sur une dizaine d'années à partir de 1759.

[10] « Martha Wilson s’entretient avec Muriel Enjalran », op. cit.

[11] Ibid.

Illustration 10
Vue de l'exposition Martha Wilson. Invisible. Works on Aging 1972-2022, Frac Sud-Cité de l'art contemporain, Marseille, du 1er juillet 2023 au 4 février 2024, commissariat : Muriel Enjalranosition © Laurent Lecat

« MARTHA WILSON. INVISIBLE Works on Aging 1972-2022 » - Commissariat : Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud. Exposition organisée en partenariat avec P·P·O·W, New York.

Jusqu'au 4 février 2024.

Du mercredi au samedi, de 12h à 19h, dimanche de 14h à 18h.

FRAC Sud Cité de l'art contemporain
20, boulevard de Dunkerque
13 002 Marseille

Illustration 11
Martha WILSON, Posturing: Age Transformation, 1973/2008, photographie couleur de Richards Jarden, texte, 40.64 x 27.94 cm © Courtesy of Martha Wilson and P·P·O·W, New York – Photo: Richards Jarden (WILS-E117)

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