« Il y a cette prof à la retraite qui m’a parlé de la classe théâtre qu’elle a tenue pendant trente ans.
Tout le monde voulait en être. Tout le monde était ravi.
Et un jour on leur a sucré les subventions.
Elle a été frapper aux grandes portes.
Elle a demandé des explications.
On lui a dit qu’elle n’avait plus besoin de maille puisqu’elle avait la foi. Qu’on savait bien que de toute façon elle allait continuer.
Que les gens comme elles continueraient toujours.
Qu’ils feraient toujours plus avec toujours moins ... [1] »

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Des tableaux blancs montés sur roulettes sont disposés en fond de scène. Deux chaises en occupent le devant, qui parait excessivement vide. Dans la salle, des lycéens surexcités attendent que l’on parle (enfin) d’eux. La lumière blafarde des néons éclaire le plateau pour mieux le confondre avec une salle de classe. Sur le tableau central est décrit l’espace de projection, « un espace vide, clair ou tout peut s’inventer », qui sera constamment redessiné à la faveur de lignes tracées à l’aide de scotchs de couleur. Mais on raconte ça comment l’école ? demande Jana à Stéphane. La voix métallique et saccadée d’une intelligence artificielle (IA) se fait alors entendre. Elle explique qu’au début du XXIème siècle le couple – à la scène comme dans la vie – a mené des « interventions artistiques en milieu scolaire et en territoire », une plongée dans la réalité de terrain qui les a incités à faire ce spectacle, un spectacle sur l’école. Ils ont joué dans les salles de classe, les centres sociaux et même « dans ce que vous appeliez un théâtre » précise l’IA. Accompagné de deux comédiens et de deux assistants techniciens, en plus de l’IA, ils vont rejouer, lui le cancre et elle, la première de la classe, des situations vécues ou fantasmées de leur expérience d’intervenants en milieu scolaire. « On raconte comment on va raconter l’école » dit Stéphane pour commencer. Ils vont être traversés par leurs propres souvenirs d’élèves et l’état actuel de l’éducation nationale. Car Jana et Stéphane sont aussi les parents d’une jeune fille qui rentre au lycée et Jana se révèle un parent d’élève complètement accro à Pronote, « le lien direct et sécurisé entre l’école et les familles » qui promet toute la vie scolaire dans un seul logiciel.
« Il y a votre école qui brûle »
Jana Klein et Stéphane Schoukroun, de la compagnie S-Vrai, poursuivent leur exploration des problématiques contemporaines par le prisme de leur couple mixte. Fruit d’une enquête participative menée durant trois ans avec des élèves et des enseignants de l’école primaire au collège et au lycée, « Notre école (tragi-comédie) » fait figure d’ovni théâtral. Pour les aider dans l’immensité de leur tâche, les deux comédiens-auteurs-metteurs en scène s’entourent de quatre complices : les deux jeunes comédiens Ada Harb et Baptiste Febvre qui vont questionner et défier le couple, sortant régulièrement de leur rôle de professeurs pour mettre en doute les choix de mise en scène et jusqu’à la pertinence du projet, Pierre Fruchard, créateur sonore et musical et collaborateur fidèle de la compagnie qui se fait professeur de musique au fil du spectacle, Wilfrid Roche, régisseur de plateau qui se transforme au fur et à mesure en Monsieur de la loge, et d’une IA qui affirme : « pour les besoins du spectacle, ils ont décidé d’utiliser ma voix ». Celle-ci permet surtout de créer une distance dans cette autofiction dont ils sont les héros, ou plutôt les anti-héros.

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La pièce trouve son origine dans la volonté de porter sur scène leur questionnement sur l’état de l’école publique aujourd’hui. Depuis sa création, la compagnie a dirigé la majeure partie de ses actions vers la jeunesse. En un peu plus de dix ans, elle a animé des ateliers de création et de transmission dans des établissements scolaires, des centres d’hébergement, des foyers d’accueil et des conservatoires. Monter des projets de théâtre avec des jeunes pour mieux ouvrir un espace de parole à ceux qui en sont privés. À la sortie de trois années durant lesquelles la compagnie a mené, avec près de quatre-cent-cinquante élèves et leurs professeurs, le projet « Passage(s) », une exploration de ce territoire en mutation qu’est la Porte de la Villette, espace frontalier à la croisée d’Aubervilliers, de Pantin et de Paris, invitant les enfants à réfléchir sur la ville du futur, est né le désir de créer un spectacle qui parlerait de l’école publique actuelle et de sa complexité. Entre 2022 et 2024, la compagnie conduit avec L.I.B.R.E (Laboratoire Intergénérationnel des Bâtisseurs et Rêveurs d’École), une série d’expériences artistiques et scéniques qui ont été menées avec des centaines d’élèves, leurs enseignants, des parents, des chercheurs en sciences humaines et sociales et des habitants de tout âge, ayant donné lieu à un ensemble d’ateliers, podcasts, films, performances. De cette investigation fleuve de trois ans est née « Notre école (tragi-comédie) » qui rend compte de la difficulté du système éducatif actuel. Si la pièce pose un regard sans concession sur l’école publique, elle est traversée par l’espoir que portent en eux les enseignants et le personnel scolaire tentant chaque jour de réinventer leur métier, de l’adapter aux mutations du monde. La pièce est construite sur une dramaturgie plurielle qui entre en dialogue constant avec le réel et fait de l’humour une arme, un moyen de résister, de ne pas abandonner.
Multipliant, comme à leur habitude, les adresses au public, Jana Klein et Stéphane Schoukroun ne cessent de passer du réel à l’imaginaire, du passé au présent, sans crier gare. Le spectacle se compose ainsi de différentes strates correspondant à autant de récits : l’histoire d’un ancien cancre qui trouve refuge dans le théâtre grâce à l’écoute attentive d’une professeure de musique, l’histoire d’une ex-première de la classe forgée par l’école alternative publique allemande, attachée à l’idée d’une école émancipatrice pour tous et pour toutes mais profondément inquiète pour la scolarité de sa fille, l’histoire d’une compagnie qui cherche le meilleur moyen de raconter l’école… Les interprètes tentent de faire le récit des expériences que Jana et Stéphane ont traversées en salle de classe et reconstituent des situations emblématiques de l’école et d’un vécu d’intervenant artistique en milieu scolaire. « Dans Notre École, le ‘nous’ est avant tout celui de toutes les rencontres que nous avons faites pour le projet[2] » explique Stéphane Schoukroun. En poursuivant un travail à la fois documentaire et intime, entamé avec « Notre histoire » et « Se construire[3] », Jana Klein et Stéphane Schoukroun continuent de se faire les témoins de leur propre histoire qui est aussi la nôtre puisqu’elle est traversée par l’histoire collective. Face à l’abandon d’une bonne partie de la classe politique, artistes et enseignants, touchés de plein fouet par les coupes budgétaires qui éteignent un peu plus le service public en France, partagent un même combat. Histoire de transmission et d’échange, « Notre école (tragi-comédie) » fait le pari d’un grand spectacle sur l’école et son avenir incertain en temps de mutation écologique et de crise. Retourner en classe pour sortir de sa classe, comme le théâtre, l’école possède un pouvoir émancipateur.

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[1] Notre école (tragi-comédie), Jana Klein, en collaboration avec Stéphane Schoukroun, est ce que éditions, 2025, 144 p.
[2] Entretien de Jana Klein et Stéphane Schoukroun, propos recueillis par Marion Boudier.
[3] Guillaume Lasserre, « La forme des nuages », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 3 mars 2021, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/030321/la-forme-des-nuages
« NOTRE ÉCOLE (TRAGI-COMÉDIE) » - Conception, dramaturgie, mise en scène : Jana Klein & Stéphane Schoukroun. Écriture Jana Klein. Avec Baptiste Febvre, Pierre Fruchard, Ada Harb, Jana Klein, Stéphane Schoukroun et Wilfrid Roche. Assistanat mise en scène Elie Vince Regard dramaturgique Marion Boudier. Conception lumière et vidéo Loris Gemignani Scénographie Margaux Folléa. Création musicale et sonore Pierre Fruchard. Création vidéo Frédérique Ribis. Création costumes Séverine Thiébault. Réalisation coiffes Séverine Thiébault & Solène Truong. Construction décor Yohan Chemmoul & Jeanne Roujon. Conception graphique Lucie Jean. Régie son Paul Buche. Régie plateau, conception accessoires Wilfrid Roche. Régie générale Maëlle Payonne / Wilfrid Roche. Production Compagnie (S)-Vrai. Coproduction Les Bords de Scènes - Grand-Orly Seine Bièvre, Lieu unique - Scène Nationale de Nantes, Théâtre André Malraux à Chevilly-Larue, Théâtre Romain Roland - Scène Conventionnée à Villejuif, Théâtre des Quartiers d’Ivry - CDN du Val- de-Marne, la Manekine, scène intermédiaire des Hauts-de-France, Centre culturel Houdremont - La Courneuve, CCAM - Scène Nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy. Avec la complicité de la ville de Gonesse, L’atelier du Plateau, le théâtre Studio - Cie Christian Benedetti, le Théâtre Dunois, le Beffroi de Montrouge. Soutiens Ministère de la Culture - DRAC et Région Île-de-France, EPT Grand-Orly Seine Bièvre, Ville de Paris au titre de l’aide à la résidence. Spectacle créé le 15 novembre 2024 au théâtre Bords de Scènes Grand-Orly Seine Bièvre de Juvisy.
Du 8 au 13 février 2025
Théâtre des Quartiers d'Ivry
1, place Pierre Gosnat
94 200 Ivry-sur-Seine
13 mars 2025
Théâtre du fil de l'Eau
20, rue Delizy
93 500 Pantin