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Billet de blog 11 décembre 2023

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Antigone sans terre et flamboyante

Milo Rau transpose la tragédie d’Antigone au cœur de la forêt amazonienne aujourd'hui, faisant de la pièce de Sophocle une charge politique puissante et radicale sur la déforestation et le quotidien des populations indigènes réprimées au nord du Brésil. « Antigone in the Amazon », lutte entre la société traditionnelle et le capitalisme effréné, s’incarne dans un impressionnant théâtre de combat.

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Illustration 1
Antigone in the Amazon © Armin Smailovic

Sur la scène côté cour sont installés trois fauteuils et une table en plastique blanc. Celle-ci est recouverte d’une nappe fleurie à dominante rose sur laquelle reposent bouteilles et verres. Plusieurs vêtements occupent le portant qui se trouve à l’arrière. Les comédiens se changeront à vue, sortant les coulisses de la pénombre pour divulguer au public l’intime artifice de la métamorphose théâtrale. Côté jardin, un homme, assis en tailleur à même le sol, joue de la guitare, entouré de percussions. La musique, très présente, va rythmer le spectacle. Le sol est jonché de terre. Quatre protagonistes sont déjà présents sur scène. Les autres sont restés là-bas. Ils joueront à distance, par film interposé, apparaissant sur l’écran géant positionné en hauteur au centre du plateau, qui se plie et se déplie au gré des scènes. Plans filmés et séquences jouées se répondent, dialoguent. La pièce qui commence n’est pas seulement la transposition d’une tragédie grecque dans l’Amazonie contemporaine, elle est également la représentation de celle-ci, la scène tout entière figurant le théâtre en tant que bâtiment avec au centre son plateau prolongé par l’écran, autour, ses coulisses. La salle est à la fois celle du spectacle et celle dans le spectacle, faisant voler en éclat le concept de quatrième mur. La mise en abime est vertigineuse.

Illustration 2
Antigone in the Amazon © Moritz Von Dungern

« Il est des choses monstrueuses mais rien n’est plus monstrueux que l’homme », l’assertion, scandée à la guitare, ouvre la pièce. Dès la première phrase, dantesque, le ton est donné. Milo Rau fait du mythe d’Antigone, qui aborde les questions de la civilisation moderne et cartésienne attaquant la civilisation traditionnelle, une relecture politique et moderne, dans laquelle Antigone devient la figure de la lutte inégale contre les exactions en Amazonie mais aussi, à travers l’interprétation de la militante et actrice indigène amazonienne Kay Sara, un symbole de résistance artistique. Pour la première fois dans l’histoire du théâtre, une actrice indigène joue Antigone. Comme toujours chez le metteur en scène suisse, les vies des personnages et de celles qui les incarnent se télescopent, troublant la frontière qui sépare la réalité de la fiction, fidèle à son concept de « réalisme global » qui repose sur cette zone de tension entre réel et imaginaire.

Bien qu’écrite avant les autres – vers 441 avant notre ère –, « Antigone » de Sophocle est la troisième et dernière pièce thébaine, à l’origine une tétralogie racontant le sort tragique d’Œdipe, roi de Thèbes et de la famille royale. Sophocle utilise le personnage d’Antigone pour plaider contre la tyrannie, soutenant ainsi les valeurs démocratiques associées à Athènes. La pièce est traversée par les thèmes de la désobéissance civique et de la justice.

Illustration 3
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage

Pour un art activiste

Dans l’état de Pará, au nord du Brésil, là où les forêts brûlent à cause de l’expansion de la monoculture du soja, Milo Rau réunit comédiens brésiliens, européens, activistes autochtones et militants du Movimento dos Trabalhadores Sem Terra (MST), le plus grand mouvement de travailleurs sans terre au monde, pour créer « Antigone in the Amazon », allégorie des saccages et des déplacements provoqués par l’État moderne et capitaliste qui privilégie la propriété privée au détriment du droit traditionnel à la terre. En 2020, alors que le Covid entraine le confinement de la quasi-totalité des habitants de la planète, le processus de création de la pièce est interrompu. L’équipe doit rentrer du Brésil en pleine répétition. Il faudra patienter jusqu’au printemps 2023 pour que la production reprenne. « Antigone in the Amazon » est créée le 13 mai 2023 au NTGent en Belgique, dont Milo Rau assurait la direction artistique – il a été nommé en juillet dernier à la direction artistique du Wiener Festwochen –, avant d’être présentée au dernier festival d’Avignon.

Illustration 4
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage

La pièce vient clôturer la « trilogie des mythes anciens », incluant « Oreste à Mossoul[1] » qui déplace Eschyle en Irak, dans la ville qui est alors la capitale de l’État islamique, et le film « Le nouvel Évangile » tourné dans les camps de réfugiés du sud de l’Italie. « L’idée était de s’inscrire dans le contexte du monde d'aujourd'hui mais aussi de faire de l'art une « micro-écologie », c'est à dire créer quelque chose qui est plus grand et plus durable que la pièce elle-même[2] » explique Milo Rau. Ainsi, à Mossoul, une école du cinéma a été construite et, en Italie du sud, une nouvelle marque de tomates créée.  Au Brésil, l’équipe a fait une campagne avec le mouvement des paysans sans terre et continue de collaborer avec eux. « Cette trilogie est un endroit où j'essaie de lier l'activisme à l'art » précise-t-il.

Durant cette période, Milo Rau réfléchit au rôle du théâtre après la pandémie qui ne doit pas être le même qu’avant. Cette pensée, nourrie d’échanges, donne naissance à L’École de la Résistance, un groupe de réflexion, une plateforme d’experts du changement. « Le théâtre peut créer des formes de solidarité et de communauté parallèles à l'exploitation capitaliste » déclare alors le metteur en scène. « Nous devons vraiment penser cette crise et la traduire dans une nouvelle manière démocratique de faire de l'art[3] ».  Un premier rendez-vous organisé par l’École de la résistance a lieu en mai 2020. Il s’ouvre sur le discours enregistré depuis l’Amazonie de l’artiste et activiste indigène Kay Sara qu’elle aurait dû prononcer sur la scène du Burgtheater de Vienne pour l’ouverture du Wiener Festwochen, annulé cette année-là.  « Le système turbo-capitaliste actuel constitue une menace irréversible pour l’Amazonie, le poumon vert de la planète, et doit donc être stoppé. Une accusation, un tollé, un signal d’alarme » déclare-t-elle. Kay Sara a finalement renoncer à interpréter Antigone sur scène. « Cela ressemble à un renoncement qui s'inscrit dans une absence de presque tout le monde[4] » explique Milo Rau qui a choisi de ne pas la remplacer. « Nous avons sur scène deux Brésiliens et deux Européens et tout le reste passent par le support vidéo. Kay Sara et très présente, comme le cœur, en vidéo ».

Illustration 5
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Moritz Von Dungern

Le chant tragique des disparus

Dans « Antigone in the Amazon », il était important de traiter la question des corps disparus des activistes. Au début de la pièce de Sophocle, le frère d’Antigone, Polynice, meurt. Créon refuse de lui donner une sépulture et interdit à quiconque de l’enterrer. C’est là la source du conflit qui va conditionner le récit. Au nord du Brésil, sur la route transamazonienne qui traverse la forêt et dont les slogans promettaient lors de sa construction en 1970, « des terres sans hommes pour des hommes sans terre », a eu lieu le plus grand massacre de sans-terre perpétré par la police militaire brésilienne. Le 17 avril 1996, vingt-et-un posseiros[5] sont tués dans de violents affrontements avec des propriétaires terriens à Eldorado dos Carajás, dans le sud-est de l’État de Pará. Ils participaient à une marche vers Belém, la capitale de l’état, afin d’y obtenir les papiers nécessaires à l’installation d’une ferme alors occupée par trois mille cinq cents familles sans terre. Ce drame interrompit la marche qui avait commencé la veille.

Le chœur de la pièce a été créé avec les survivants de ce massacre. De même, Tirésias, le devin aveugle de Thèbes, qui dans la version de Sophocle tente de faire respecter par Créon les lois divines, est interprété par l’activiste et philosophe Ailton Krenak, leader du mouvement indigène brésilien de l'ethnie Krenak qui, à l'âge de neuf ans, a été séparé de force de son peuple dont il ne reste plus que cent-trente personnes. « Il y a là une identification logique et politisée entre ce que la tragédie raconte et ce qui s’est passé au Brésil[6] » explique Milo Rau. Le caractère universel d’Antigone explique son succès, s’adaptant aussi bien à nos vies personnelles qu’à la société contemporaine, ainsi qu’à toutes les luttes sociales, économiques ou politiques.

Illustration 6
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage

Cela fait plus de vingt ans maintenant que Milo Rau construit une œuvre résolument politique. Recréée à la manière d’un carambolage sanglant entre la sagesse traditionnelle et le capitalisme mondialisé, « Antigone in the Amazon », est une épopée dans laquelle l’humanité lutte contre la chute qu’elle s’inflige elle-même, victime de sa cupidité et son orgueil. Thèbes se situe ici au centre de la forêt amazonienne brésilienne qui ne cesse de se désagréger. Alors même que la planète est exsangue, des multinationales pillent et mutilent sans scrupules cette zone d’une importance capitale pour la biodiversité et pour la régulation du climat du continent américain. Le théâtre de Milo Rau est un théâtre de combat. Le metteur en scène pratique un art de l’occupation, en premier lieu, des classiques en utilisant la tragédie grecque, n’hésitant pas à réécrire les textes pour les actualiser, les rendre présent. « Je suis avant tout metteur en scène ; le théâtre et le film restent au centre, mais j’essaie de me lier à des ONG, à des militants, à des juristes, à des mouvements et à des producteurs[7] » explique-t-il. La « micro-écologie » qu’il développe désormais sur ses spectacles n’est autre qu’une occupation du capitalisme, comme le MST occupe la terre.

Illustration 7
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Kurt van der Elst

La phase de création en Amazonie prend fin avec la reconstitution publique du massacre du 17 avril 1996, le jour du vingt-septième anniversaire de sa commémoration, sur les lieux mêmes du crime : la route fédérale BR-155 qui est fermée et occupée pour l’occasion. La scène filmée, métaphore de la guerre civile qui marque le début du mythe d’Antigone, s’impose comme le point culminant d’un projet à l’intensité rare. La musique monte, la voix résonne, la marche s’élance au cri de « Unis nous lutterons ». Le premier à tomber sous la violence de l’attaque policière est le jeune porte-étendard. Si la scène est filmée, le protagoniste sort quelquefois de l’écran. Le drapeau rouge sang sera brandi sur scène avant de vaciller. De la même façon que pour la scène du suicide du fils de Créon un peu plus tôt, la mise à mort est jouée à l’écran et au plateau, à la fois isolé du groupe par sa présence sur scène, et au cœur du groupe par le côté immersif de l’écran qui l’enveloppe. Le centre social a remplacé le temple. Sous la pièce de Sophocle se joue une histoire de la violence au Brésil. « Notre tragédie se déroule ici et maintenant, dans le monde, sous nos yeux » dit Kay Sara dans la présentation vidéo de la pièce. « Cette folie doit cesser. Cessez d’être comme Créon, soyons comme Antigone. Car quand l’anarchie devient loi, la résistance devient devoir ». La pièce antique est enrichie ici d’un épilogue pour faire ressusciter les morts. Réécrire le récit pour en « présentiser » la lecture, c’est sans doute à cet endroit que commence la résistance.

Illustration 8
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage

[1] Guillaume Lasserre, « Mossoul. Une tragédie contemporaine », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 20 septembre 2019, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/150919/mossoul-une-tragedie-contemporaine

[2] Vincent Théval, Entretien avec Milo Rau, propos recueillis par Vincent Théval, août 2023.

[3] Rodolfo di Giammarco, « Milo Rau: ‘Dopo il coronavirus Cechov e Shakespeare non ci basteranno più’ », La Repubblica, 16 avril 2020, https://www.repubblica.it/spettacoli/teatro-danza/2020/04/18/news/milo_rau-254367802/

[4] Vincent Théval, op.cit.

[5] Occupants sans titre de propriété.

[6] Vincent Théval, op. cit.

[7] Malika Baaziz, Entretien avec Milo Rau, janvier 2023.

Antigone in the Amazon Trailer © NTGent

ANTIGONE IN THE AMAZON - Conception et mise en scène Milo Rau Avec Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie et en vidéo Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) Dramaturgie Giacomo Bisordi Co-dramaturgie Martha Kiss Perrone Collaboration à la dramaturgie Kaatje De Geest, Douglas Estevam Scénographie Anton Lukas. Costumes Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas Lumières Dennis Diels Musique Pablo Casella, Elia Rédiger Vidéo Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten Assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens Traduction Carolina Bufolin Direction technique Oliver Houttekiet Régie plateau Marijn VlaeminckTechnique Brecht Beuselinck, Dimitri Devos, Stavros Otis Tarlizos Production Klaas Lievens, Gabi Conçalves (Brésil) Équipe d’assistantes Carolina Bufolin, Zacharoula Kasaraki, Lotte Mellaerts. Spectacle vu le 6 décembre 2023 à la Grande Halle de La Villette à Paris.

Grande Halle de La Villette du 6 au 9 décembre 2023,

Thalia Theater Hamburg du 23 au 24 janvier 2024,

Cultuur Centrum Brugge 30 janvier 2024.

Schauspielhaus Zurich du 22 au 25 février 2024,

deSingel Antwerp du 1er au 2 mars 2024,

Théâtre Vidy Lausanne du 19 au 22 juin 2024.

Illustration 10
Milo Rau, Antigone in the Amazon © Moritz Von Dungern

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