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Un cimetière. La scène, recouverte de stèles rouges sur une terre ocre, figure un cimetière, ou plus exactement, un Tata[1], un cimetière érigé à la manière des enceintes sacrées sahéliennes. Celui-ci est flanqué de deux cimaises, deux hauts murs qui dessinent une ligne oblique ménageant une ouverture. Si les tombes annoncent le drame, côté cour, un joueur de kora et un pianiste mêlent déjà les sonorités de leurs instruments faisant se rejoindre les cultures européenne et africaine, comme un bon présage pour aujourd’hui. L’autrice sera le fil rouge de la pièce, le lien entre notre présent et ce passé occulté qu’elle révèle d’emblée. Elle est celle qui fait surgir l’histoire pour mieux comprendre notre temps. Éva Doumbia pourtant n’incarnera pas son propre rôle cette fois. C’est à la comédienne Mata Gabin qu’est confiée le personnage. Habillée en robe d’apparat, elle raconte, dit qu’elle ne se souvient pas des circonstances qui l’ont conduite à prendre connaissance du Tata de Chasselay, nécropole située à vingt-et-un kilomètres au nord de Lyon où reposent cent-quatre-vingt-huit tirailleurs sénégalais du 25e Régiment des Tirailleurs Sénégalais (RTS) morts pour la France sur les cent-quatre-vingt-seize tombes qui le composent. Elle rappelle au passage qu’ils n’étaient pas tous sénégalais, que le terme désignait l’ensemble des soldats d’Afrique subsaharienne se battant sous le drapeau français, le différencient ainsi des unités d’Afrique du Nord, tels les tirailleurs algériens.
Elle interroge maintenant le public : « Aviez-vous déjà entendu parler du Massacre de Chasselay par les nazis le 19 juin 1940 ?[2] » Sur les cimaises transformées en écrans géants apparaissent les noms des cent-trente-huit tirailleurs identifiés – cinquante tombes abritent les restes de soldats inconnus – qui se mêlent aux visages de jeunes hommes noirs. « Il faut, il faudra faire silence. Et puis nommer. Murmurer au vent les noms des tirailleurs massacrés à Chasselay » dit-elle avant de commencer la longue litanie des noms. « Nommer c’est réappeler. Nommer pour réincarner ». Pendant l’énumération funèbre ô combien fondamentale performée tel un rituel de réparation, les comédiens viennent enlever les stèles une à une, avec soin. Certaines resteront sur le plateau, si bien que la pièce qui s’apprête à commencer à l’issue de ce prologue, se jouera littéralement au milieu du cimetière, au plus près de ces fantômes oubliés de la Seconde Guerre mondiale, enfants de l’empire colonial sacrifiés dans cette « drôle de guerre », exterminés avec un acharnement rare par les soldats allemands par pur racisme[3], considérés comme des « Untermensch » (« sous-hommes ») par l’idéologie nazie. Les 19 et 20 septembre 1940, alors que la France a déjà capitulé et que Lyon est déclarée ville ouverte, les soldats du 25e RTS installés au couvent de Montluzin réquisitionné, reçoivent l’ordre du général de Mesnay de « résister sans esprit de recul même débordé[4] » à l’armée allemande qu’ils affrontent à Chasselay et dans plusieurs communes du nord de Lyon. Ils se battent avec bravoure et ne cesseront le combat qu’à cours de munition. Les prisonniers noirs seront assassinés avec férocité par les membres de la division SS Totenkopf[5]. Au total, cent-quatre-vingt-huit tirailleurs sénégalais, six tirailleurs nord-africains et deux légionnaires sont tués au cours de ces deux journées de combat.

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Mettre en mots les silences de l’histoire
« Je cherche la matérialité de leurs histoires, quelles ont été les vies de ces hommes assassinés à Chasselay, qui furent leurs amours ? Je ne connais pas leurs rires. L’odeur qui émanait de leurs peaux lorsqu’ils transpiraient. Leur haleine était-elle aigre ou sucrée ? Qui sont leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, leurs oncles et leurs tantes ? Quel était leur plat préféré ? Qui ont-ils détesté ? » C’est pour combler ces vides qu’Éva Doumbia se tourne vers la fiction, pour qu’ils cessent d’être des « hommes-chiffres » qu’elle commence à écrire ce spectacle croisant théâtre, musique et hommage réparateur. « Je pourrais l’imaginer. Je veux les imaginer. Je veux tenter d’en dessiner le quotidien » explique-t-elle dans ce prologue. Pour les soldats du 25e RTS tombés pour la France, pour sortir de l’angle-mort de l’histoire le massacre de Chasselay, et tous les autres perpétrés entre mai et juin 1940, elle va élaborer un récit fictionnel autour de la rencontre de deux demi-frères, Modou Diarra et Harald qui prendra bientôt le nom d’Abdoulaye Diarra, auquel se mêlent ceux des villageois qui voyaient des hommes Noirs pour la première fois.
Peu de traces subsistent des relations que les soldats entretenaient avec les habitants des villages qui accueillaient leurs campements. À travers des anecdotes inventées, des relations imaginaires, le spectacle tente de leur redonner une certaine humanité. Réunissant personnages de fiction et personnes ayant réellement existé, deux femmes dont on ne sait rien sinon qu’elles se sont comportées de manière héroïque – à l’exception d’une plaque commémorative dans le village, personne ne parle jamais d’elles –, la pièce se compose de scènes de la vie quotidienne, des rencontres amicales ou amoureuses, de repas. À cette écriture romanesque répond la narration du processus de recherche qui met en scène l’autrice, ses réflexions, ses interrogations. Ce texte gigogne brouille d’autant plus la frontière entre le réel et la fiction que l’autrice s’autorise à entrer en dialogue avec ses personnages dans un souci de réflexion collective sur la notion même d’histoire. Il s’élargit d’une dimension supplémentaire, participative celle-ci, lorsque le public est invité à scander les noms des tirailleurs sénégalais enterrés dans la nécropole de Chasselay, formant le chœur contemporain de cette cérémonie de réparation.

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Le Tata rouge de Chasselay, ouvrage unique sur le sol national et lieu de mémoire d’une histoire commune à l’Afrique et à l’Europe, est le point de départ de la pièce, son lieu d’ancrage aussi. Il a été construit très tôt, dès 1942, à l’initiative de civils, et inauguré le 8 novembre 1942, soit trois jours avant l’invasion de la zone libre par les Allemands. Si le spectacle est un hommage à ces hommes, il ne les héroïse pas pour autant. Éva Doumbia a pris soin d’éviter l’écueil du mythe du tirailleur venu sauver la France. À cette époque, le pays est un empire et le tirailleur un colonisé. Difficile dans ce cas de croire que l’engagement était volontaire. Il n’a vraisemblablement pas eu le choix, et s’il l’a fait, c’est dans l’espoir d’une vie meilleure. En esquissant les relations quotidiennes qui ont pu s’instaurer entre les tirailleurs et les villageois, s’appuyant sur les quelques traces de gens qui ont témoigné, notamment le documentaire de 1992 intitulé « Le Tata. Paysages de pierre », qui raconte les liens qu’entretenaient les tirailleurs avec la population locale, Éva Doumbia démontre que la question du racisme est institutionnelle. À l’image d’Henriette Morin, la pharmacienne du village, devenue l’infirmière du front, ou de la Révérende Mère Clotilde Cochard défiant les Allemands jusque dans son couvent, les habitants du village ne nourrissent aucune inimitié envers les soldats noirs. « C'est quelque chose qui s'est construit[6] » précise la metteuse en scène. « Je trouve intéressant de le rappeler dans la période que l'on vit ».

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« J’ai en vain attendu que des ombres apparaissent et me parlent »
La pièce est un travail sur la mémoire. « Je fais partie de la dernière génération qui a eu des grands-parents qui racontaient la guerre. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale, des bombardements, de l'Occupation aussi m'a été transmise » explique Éva Doumbia. Mais ce passé peut aussi et doit avertir sur notre présent. « Je pense à Assa Traoré, dont les deux grands parents étaient tirailleurs. Comment est-ce que les descendants sont traités ou maltraités par l'état ?[7] » interroge-t-elle. Elle cite aussi l’exemple du capitaine N’Tchoréré qui a participé aux deux guerres mondiales avant d’être lâchement abattu par les nazis le 3 juin 1940. Né en 1896 à Libreville au Gabon, il a été le premier officier africain à commander une compagnie. Dans une dernière lettre adressée à son fils, lui aussi militaire – tué à quelques kilomètres et quelques jours après son père –, il écrit que la France mérite qu’on meure pour elle : « La vie, vois-tu, mon fils, est quelque chose de cher. Cependant, servir sa patrie, même au péril de sa vie, doit l'emporter toujours ! J'ai une foi inébranlable en la destinée de notre chère France. Rien ne la fera succomber et, s'il le faut pour qu'elle reste grande et fière de nos vies, eh bien, qu'elle les prenne ! Du moins, plus tard, nos jeunes frères et nos neveux seront fiers d'être français et ils pourront lever la tête sans honte en pensant à nous ». Cette dernière phrase résonne aujourd’hui amèrement. En 2011, l’État français a refusé une carte de séjour à l’un de ses descendants. « Je trouve donc important de rappeler ce passé pour aussi titiller le présent » insiste à juste titre Éva Doumbia.

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Dans la pièce, le récit de Modou Diarra et Harald, les demi-frères, sert aussi de medium à Éva Doumbia pour dénoncer les crimes perpétrés par les nazis sur les Noirs en Allemagne. Considérés comme racialement inférieurs, ils sont harcelés par le nouveau régime au pouvoir depuis 1933. La situation des Noirs sous le régime nazi renvoie à l’empire colonial allemand d’avant la Première Guerre mondiale, mais aussi aux enfants métisses né de soldats français des troupes coloniales pendant l’occupation de la Rhénanie entre 1918 et 1930. C’est précisément le cas d’Harald, né de la relation de Modou Diarra père avec sa compagne allemande, qu’Harald appelle affectueusement Mutti. Si les Noirs vivant en Allemagne sont la cible des lois racistes édictées à Nuremberg, privés de nationalité, de passeport et de divers droits, ils purent, contrairement aux Juifs, vivre plus ou moins normalement à condition d’être discrets. Ils sont cependant très mal considérés[8]. En 1937, le régime nazi promulgue une loi qui stérilise de force les métis allemands. « Si tu es un bon allemand, tu veux le meilleur pour nous » lui dit le médecin après l’opération. C’est la raison pour laquelle Harald mettra fin à l’histoire d’amour naissante avec Rosette.
Après « Le Iench[9] », spectacle coup-de-poing sur les violences policières, Éva Doumbia poursuit son exploration de l’identité afropéenne en interrogeant un sujet manifestement encore tabou dans « Chasselay et autres massacres » : les liens de la Seconde Guerre mondiale avec les politiques coloniales allemande et française. En entremêlant son propre récit d’autrice, menant et explicitant ses recherches, avec le récit fictionnel du village de Chasselay au moment du massacre de juin 1940, elle crée une œuvre hybride constituée de constants aller-retour entre 1940 et aujourd’hui. Il n’existe aucune photographie de tirailleur à Paris en août 1944, aucun tirailleur n’a défilé sur les Champs-Élysées avec l’armée française comme ils l’avaient fait le 14 juillet 1919 pour commémorer la victoire de la Première Guerre mondiale. « Nos ancêtres gaulois n’étaient pas africains » écrit Éva Doumbia. En cette fin de printemps de l’année 1944, l’armée s’est soudainement blanchie. Pourtant, après avoir vu la pièce, il est impossible de ne pas reconnaitre que du sang africain coule aussi dans nos veines de Gaulois. « Du moins, plus tard, nos jeunes frères et nos neveux seront fiers d'être français et ils pourront lever la tête sans honte en pensant à nous ». Ces mots du capitaine N’Tchoréré nous obligent, son sacrifice, celui de son fils et de tant d’autres venus combattre loin de chez eux nous oblige. Et Éva Doumbia nous engage et nous responsabilise, en tant que spectateurs. Le passé se mêle au présent pour mieux révéler la continuité de la violence comme la terre rouge du Sahel qui envahit la nécropole de Chasselay rappelle le sacrifice de ces tirailleurs sénégalais, héros d’une histoire nationale qui ne peut plus être ignorée.

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[1] En Wolof, Tata signifie la « terre sacrée ».
[2] Éva Doumbia, Chasselay et autres massacres, suivi de Le camp Phillip Morris, Oratorio aux soldats méconnus, Arles, Actes Sud, 2024, 160 pp.
[3] Johann Chapoutot et Jean Vigreux (dir.) Des soldats noirs face au Reich. Les massacres racistes de 1940. Paris, Presses Universitaires de France, 2015.
[4] Julien Fargettas, Juin 1940 – Combats et massacres en Lyonnais, Éditions du Poutan, 2020, 250 pp.
[5] La 3e division SS Totenkopf ou division Totenkopf (Tête de mort) est l'une des 38 divisions de la Waffen-SS durant la Seconde Guerre mondiale. La présence dans les effectifs de cette division de gardes des camps de concentration et d'extermination nazis en a fait l'une des unités de la Waffen-SS qui s'est distinguée le plus par son fanatisme et sa brutalité ; elle a de ce fait commis de nombreux crimes de guerre.
[6] Entretien avec Éva Doumbia, livret de salle, Chasselay et autres massacres, Théâtre du Nord, Lille, octobre 2024.
[7] Ibid.
[8] Dans Mein Kampf, Adolf Hitler accuse « les Juifs d'avoir intentionnellement amené les Nègres en Rhénanie, afin de détruire la race blanche détestée par l'abâtardissement ». Pour plus d’information sur le sujet, voir United States Holocaust Memorial Museum, « La persécution des Noirs en Allemagne par les nazis », Encyclopédie multimédia de la Shoah, https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/afro-germans-during-the-holocaust#:~:text=Les%20Nazis%20stérilisèrent%20également%20des,moins%20385%20enfants%20et%20adolescents Consulté le 10 octobre 2024.
[9] Guillaume Lasserre, « La tête contre les murs », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 31 mars 2024, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/310324/la-tete-contre-les-murs

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CHASSELAY ET AUTRES MASSACRES - Texte et mise en scène: Éva Doumbia. Avec Lyly Chartiez-Mignauw, Simon Decobert, Mata Gabin, Clémentine Ménard, Jocelyne Monier, Anthony Poupard, Frederico Semedo Rocha, Souleymane Sylla. Compositeurs et musiciens live : Lionel Elian et Lamine Soumano. Assistanat à la mise en scène : Sophie Zanone. Scénographie Aurélie Lemaignen. Décors et accessoires Heidi Folliet. Costumes Laurianne Scimemi. Lumières Stéphane Babi Aubert. Son Cédric Moglia. Vidéo Sandrine Reisdorffer. Régie générale et plateau Loïc Jouanjan. Régie lumière Yannick Brisset. Administration, production, diffusion Bureau Les aventurier·es Philippe Chamaux et Sarah Mazurelle. Production La Part du Pauvre/Nana Triban. Coproduction Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing-Hauts de France ; Le Volcan - Scène Nationale du Havre ; Le Théâtre Public de Montreuil. Avec le soutien de l’Institut français à Paris ; de la Région Nor- mandie : de la DRAC Normandie et du Dispositif d’Insertion de l’École du Nord, financé par le Ministère de la Culture et la Région Hauts-de-France.. La Compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban est subvention- née par la DRAC Normandie ; le Département de Seine-Maritime et la Ville d’Elbeuf. Spectacle créé le 8 octobre 2024 au Théâtre du Nord - L'Idéal, Tourcoing, vu le même jour.
Théâtre du Nord, L'Idéal, Tourcoing, du 8 au 11 octobre,
Le Volcan Scène nationale du Havre du 22 au 23 janvier 2025,