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Aujourd’hui, de plus en plus de chercheurs interrogent pour mieux la défendre la capacité de la nature à s’émanciper de l’emprise et de l’exploitation humaine. Cette extension de la notion de féralité, terme naturaliste qui désigne la condition de ce qui retourne à l’état sauvage après avoir été domestiqué, est au cœur de l’exposition collective qui se tient actuellement au Frac Alsace à Sélestat et dont l’intitulé, « Sur les bords du monde », évoque la position des artistes invités qui élaborent des pratiques sensibles à la périphérie des espaces cultivés, dans les marges de la modernité, ou même au cœur du sauvage. Par leur façon d’appréhender quotidiennement leur territoire en tissant des liens étroits avec les expressions de la nature en place, leur engagement dépasse la simple pratique artistique pour s’inscrire dans ce que l’on nommait dans l’Antiquité grecque la polis, c’est-à-dire le corps social de la cité, pleinement acteur de la vie politique. Dans un monde de l’art « qui souvent s’en tient encore à la surface des choses[1] », pour reprendre les mots de l’artiste François Génot, co-commissaire de l’exposition avec Felizitas Diering, directrice du Frac Alsace, les artistes invités, habitants la terre « avec un supplément d’âme et l’intuition que l’art ne suffit pas », font la démonstration éclatante que priment « les relations humaines et interespèces, l’engagement au quotidien, l’expérience de terrain, des alliances et des luttes sensibles ». L’exposition imagine comment la féralité peut faire école.
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Retour à l’état sauvage : La dédomestication de la nature
La modernité capitaliste a rendu le monde exploitable à merci, le transformant en un immense champ de ressources que l’on croyait inépuisables. Dans ce régime de prédation, l’homme occidental occupe la position centrale. Présent dans la plupart des civilisations, le clivage entre culture – les productions humaines – et nature – les productions de la faune et de la flore, des rivières, de l’air et des pierres –, entre acquis et inné, distingue deux formes de réalités, l’une sociale, intellectuelle et technologique, l’autre spontanée et autonome. Pourtant, l’humain est bien une émanation de la nature. Stade transitoire dans la succession des étapes menant à la féralité, la friche est consécutive de la désertion des campagnes à la suite de l’exode rural. Il en existe divers exemples dont la plus connue est celle de Tchernobyl. Le retour à la forêt primaire en constitue la phase ultime.
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L’exposition s’ouvre sur une œuvre inédite de Claudie Hunzinger qui, du haut de ses quatre-vingt-trois ans, fait figure de doyenne. Romancière autant que plasticienne, elle travaille, pour l’installation « L’heure des oiseaux », sur des feuilles de chêne qu’elle fait bouillir à l’aide de produits chimiques, selon le même procédé que la fabrication du papier, pour en obtenir la même texture, les mêmes propriétés. Sur ces pages en feuilles de chêne, elle inscrit des glossolalies qui, une fois agencés sur la grande façade vitrée du Frac, correspondent à des chants d’oiseaux pouvant aussi être lus comme des partitions. L’œuvre est une tentative de traduire leur langage.
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Fils d’écologues, François Génot développe une démarche artistique qui emprunte à la résistance et à la prolifération du vivant. Il aime à investir les friches qu’il aborde à la manière d’un atelier éphémère à ciel ouvert dont il crée, dans un mode de production vertueux et biodégradable, la « mémoire carbone ». Génot produit ses propres outils à dessin à partir de l’histoire de ces écosystèmes qu’il arpente en glanant les plantes qui s’y trouvent. Il les transforme alors en fusain qui va servir, d’une part, à alimenter une bibliothèque infinie de ces réminiscences, et d’autre part, à produire des monochromes dont les infimes variations donnent l’ADN, à chaque fois unique, de ces friches. Pour l’exposition, il a exploré celle dite de « Celluloïd » située juste derrière le Frac Alsace, et qui est déjà en voie de disparition. Jusque-là laissée libre, la parcelle est désormais en cours de bétonisation. L’artiste transmute des branches d’ailanthus altissima en craie noire avec laquelle il recouvre en partie une cimaise de l’espace d’exposition, donnant l’illusion d’un très grand tableau horizontal au camaïeu anthracite qui rend sensible, en les fusionnant, la mémoire matérielle de la cimaise et le souvenir de la friche. Du même artiste, « La piste » (2017, collection du Frac Alsace) est une œuvre protocolaire qui consiste à agencer sur un mode textuel des branches de marronnier ramassées à l’automne. Celles-ci sont épinglées sur le mur et composent des phrases qui appartiennent au monde végétal tout en lui échappant. Ce « texte évocateur, reconnaissable et indéchiffrable, comme le socle d’une écriture appartenant à tous comme des indices d’un monde à lire[2] », renvoie aux recherches zoopoétiques[3].
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Laisser vivre le vivant
L’artiste autrichien Lois Weinberger (1947-2020), qui place la nature et la société de consommation au cœur de ses œuvres, s’intéresse lui aussi aux friches. Sa démarche botaniste et écologue s’organise autour de la société des plantes qu’il tient pour l’exacte miroir de celle des humains[4]. Révélateur des espaces marginaux, il s’attache à libérer les rudérales, autrement dit, les soi-disant « mauvaises herbes ». L’installation « Garden »se compose de quatre-cents pots en pvc recyclé remplis de terre provenant des friches alentour. À l’abris de toute intervention humaine, ils accueillent rapidement une végétation spontanée à la faveur des vents, des oiseaux ou des petits mammifères. La démarche anti-décorative de Weinberger se situe à l’opposé des pots de fleurs ornementaux, plantés en général de végétaux forcés aux engrais. Il déplace ainsi nos habitudes de domination en libérant les rudérales de leur domestication, nous apprenant simplement à laisser vivre le vivant.
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En 2009, la relance du projet d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, remobilise le mouvement de protection de cette zone marécageuse qui accueille de nouveaux militants. En 2016, le photographe Bruno Serralongue commence à suivre les naturalistes en lutte de la ZAD[5] à la recherche de plantes vivaces européennes en voie d’extinction. À cet endroit, des femmes et des hommes se sont dressés contre les logiques délétères du capitalisme pour protéger l’un des rares biotopes qui en abrite. Le sauvage est donc ici valorisé pour préserver des écosystèmes menacés en convoquant la force du collectif pour mieux étendre l’entraide des humains aux vivants. « Toute production - artistique ou non - a lieu à l’intérieur d’une société dont elle prône ou contredit les valeurs[6] » écrit Charlotte Cosson dans le texte qui accompagne l’exposition.
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Avec l’installation protocolaire « Prohibition », Nicolas Daubanes rejoue une pratique usitée en milieu carcéral, une manière de faire de l’alcool à l’aide de bouteilles en plastique renfermant un mélange qui s’alcoolise par fermentation lorsqu’il est clos, ici par des préservatifs – distribués en grand nombre dans les prisons et pour la première fois en couleurs. Gonflés par le CO2 et l’éthanol des levures, les capotes se font érectiles. Les bouteilles sont présentées sur des étagères installées en carrousel. Il s’agit aussi pour l’artiste d’une métaphore sur l’enfermement : si on tente de contenir la vie, il est possible qu’elle explose.
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Agrader les biotopes
L’agriculture conventionnelle tue les sols à force de retourner la terre, de domestiquer à tout prix en se battant contre le sauvage. Nous détruisons la terre en l’épuisant. L’utilisation d’engrais chimique compensant la perte des champignons, des insectes et des bactéries, dont il faut encore expliquer qu’ils sont nos alliés, peut être compris comme un biocide. Suzanne Husky réussit à mêler ses activités d’horticulture, de permaculture et d’agroforesterie. Elle érige le peuple castor en ingénieur qui fait revenir les forêts, favorisant des naturalités – terme préféré à celui, trop polysémique, de biodiversité – nouvelles, en retenant des millions de tonnes d’eau dans les nappes phréatiques. L’artiste franco-américaine propose que nous apprenions des castors, tout comme le préconise également le rapport 2022 du GIEC dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique.
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Sur le mur, gravé en fils de cuivre, le vers de La Fontaine « Vous êtes le phœnix des hôtes de ces bois » est l’œuvre de l’artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou. Pour les Dogons, le cuivre correspond à la parole. Il permet l'enracinement des pensées et des savoirs des figures des ancêtres. Pour les (néo)colonisateurs, il s’agit d’une ressource à exploiter, nécessaire à la production de l’horlogerie, des ordinateurs ou des câbles permettant l'électrification des rails de train. Elle questionne notre capacité à transformer nos usages prédateurs.
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De Denicolai & Provoost qui tentent de déraciner nos habitudes de domination en faisant des oiseaux et des végétaux de la forêt de Soignes, dans la banlieue de Bruxelles, les figures centrales de leur film d’animation, à Lara Almarcegui, dont le diaporama sonore constitué de photographies qui inventorient le retour des plantes rudérales sur un ancien site industriel pour mieux révéler qu’un écosystème, même très anthropisé, sera recouvert d’une végétation spontanée une fois déserté, tous invitent à habiter différemment le monde. Dans une inversion des valeurs, inimaginable il y a seulement une décennie, défendre le bien commun est aujourd’hui réprimé par le pouvoir, particulièrement en France, où il trouve appui dans des médias de masse où les faiseurs d’opinion, qui en bien des cas ont remplacé les journalistes, manipulent les mots pour les vider de leur substance, les galvaudent. L’exposition « Sur les bords du monde » est un manifeste pour un art et un quotidien réensauvagés, une invitation adressée au public à arpenter le monde autrement, à poser un regard bienveillant sur les friches, à comprendre le mot sauvage positivement.
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[1] François Génot, Discours d’ouverture de l’exposition « Sur les bords du monde », Frac Alsace, Sélestat, 30 juin 2023.
[2] François Génot, La piste, https://www.francoisgenot.com/upload/documents/book_2018.pdf
[3] La zoopoétique est une approche littéraire des textes fondée sur un renouvellement des interfaces avec des disciplines relevant des sciences humaines et sociales tout comme des sciences du vivant. voir Anne Simon, « Une arche d’études et de bêtes » et « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », in André Benhaïm et Anne Simon (dir.), Revue des Sciences Humaines, n° 328, décembre 2017, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021.
[4] Guillaume Lasserre, « Lois Weinberger, la société des plantes », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 18 juin 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/070618/lois-weinberger-la-societe-des-plantes
[5] La Zone d’Aménagement Différé est devenue entretemps la Zone À Défendre de Notre-Dame-des-Landes.
[6] Charlotte Cosson, Pour un art et un quotidien réensauvagés - Sur les bords du monde : férales, fières & farouches, texte accompagnant l’exposition Sur les bords du monde : férales, fières & farouches, Frac Alsace, Sélestat, 2023.
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« SUR LES BORDS DU MONDE : FÉRALES, FIÈRES & FAROUCHES » - Commissariat : François Génot, artiste et curator, et Felizitas Diering, directrice du Frac Alsace. Artistes : Lara Almarcegui, Guillaume Barth, Nicolas Daubanes, Denicolai & Provoost, Katrin Gattinger et Anna Guilló, François Génot, Guillaume Greff, Claudie Hunzinger, Suzanne Husky, Sandra Knecht, Jochen Lempert, Steiner & Lenzlinger, Daniel Steegmann Mangrané , Myriam Mihindou, Feral Practice, Bruno Serralongue, Lois Weinberger.
Jusqu'au 19 novembre 2023.
Du mercredi au dimanche, de 14h à 18h.
FRAC Alsace
1, route de Marckolsheim
67 600 Sélestat
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