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De Clemens Wild, on se souvient de l’étonnant « Kalifat im Emmental[1] » (2018) dont plusieurs planches étaient présentées dans l’exposition « Art Brut et bande dessinée[2] » organisée par la Collection de l’Art Brut à Lausanne à l’hiver 2022-23. Cette bande-dessinée, dans laquelle le directeur d’une institution pour jeunes filles, confronté aux restrictions économiques de l’État, se résout à en livrer quelques-unes à un groupe d’intégristes afin qu’elles soient envoyées en Syrie, dénonce le cynisme des politiques sociales en même temps qu’elle révèle la conscience politique de son auteur. L’institution lausannoise, qui a fait l’acquisition de douze œuvres graphiques de Clemens Wild en 2023, présente actuellement une exposition monographique rassemblant un large corpus de ses productions plastiques qui se caractérisent par un mélange d’images et de textes.

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Né en 1964 à Berne dans une famille de libraires, Clemens Wild est le deuxième enfant d’une fratrie de quatre. Une naissance difficile – l’accouchement a duré dix-sept heures – a laissé des séquelles au niveau de la vue – déficit de l’œil droit – et de l’élocution. Il souffre d’un trouble du développement et ne parlera pas avant quatre ans. Alexandre et Renate, ses parents, se sont connus à l’école de libraires de Berne. Il « baigne dans les livres et l’amour de l’art » dès l’enfance, imaginant très jeune des récits fictionnels qu’il organise à la manière de bande-dessinées. En 1978, la famille Wild s’installe dans un immeuble du XVIIIème siècle du centre de Berne, au n° 32 de la Rathausgasse qui, jusque-là, abritait une menuiserie. Ils vivront à l’étage tandis que la librairie sera installée au rez-de-chaussée. Dans ce quartier chaud, Clemens a quatorze ans et rend régulièrement visite aux prostituées de l’immeuble en face qui l’accueillent toujours avec plaisir. Un peu plus loin, le plus vieux bar à vin de la ville a longtemps été tenu par des femmes célibataires. En 1982, à dix-huit ans, Clemens Wild intègre, en tant que résident et apprenti, la fondation Humanushaus[3], une résidence sociale anthroposophique[4] située près de Berne. Il va tout d’abord travailler à l’atelier de tissage puis à la cuisine et, en 1996, à l’atelier de recyclage des métaux. Il commence à dessiner les histoires qu’on lui raconte. Ses premières œuvres s’inspirent des modèles féminins et des romans-photos publiés dans le magazine pour adolescents Bravo[5] interdit au sein de l’institution. Durant vingt ans il va imaginer des récits qu’il met en scène sous la forme de bandes-dessinées contenues dans de grands classeurs. Mais il se lasse peu à peu. Elke Bühler, son art-thérapeute, comprend son besoin de s’épanouir dans un contexte plus stimulant. Depuis 2012, il fait partie de l’atelier Rohling, un collectif d’artistes avec et sans handicap basé à Berne, laboratoire de productions artistiques et d’interactions fondé par Sophie Brunner et Diego Roveroni au PROG, une ancienne école transformée en centre artistique et culturel. La rencontre avec les autres artistes de l’atelier et la découverte de nouveaux langages artistiques vont contribuer à son épanouissement tant créatif qu’humain. Il s’essaie aux collages à partir de livres récupérés à la librairie familiale, ramène des objets trouvés à l’atelier de recyclage tels des abat-jours, des planches à repasser… qui deviennent les supports d’œuvres futures.

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En puisant ses modèles dans son environnement proche, il élabore une galerie de portraits féminins aux destins abîmés mais qui n’en sont pas moins des figures dignes et émancipées. La plupart de ces femmes viennent de loin. Elles occupent un emploi modeste les maintenant dans une position sociale précaire.« Chacune a sa personnalité, avec des choix vestimentaires extraordinaires, même s’il ne s'agit que d’habits de travail » précise Teresa Maranzano, la commissaire de l’exposition. Invisibilisées dans la société, ces femmes, qui appartiennent aux nouvelles classes populaires désormais souvent racisées, sortent de l’ombre à la faveur des œuvres graphiques de Clemens Wild qui portent leur histoire, racontent leurs difficultés, mais aussi leurs rêves, leurs luttes, rend compte de leur temps libre. L’artiste a lui-même connu la précarité et la marginalisation avant d’intégrer l’Humanushaus. Les femmes dont il s’inspire, et qui pour certaines sont devenues des personnages récurrents depuis une quarantaine années, sont celles qu’il côtoie au quotidien, employées de cette institution pour personnes en situation de handicap. Il les représente de manière frontale et statique, ou bien en train de vaquer à leurs occupations sur leurs lieux de travail, qu’il s’agisse de la cuisine, des toilettes, des ateliers… on les voit, cheveux colorés, fumant des cigarettes ou en train de bavarder pendant leur pause, attendre le bus… À côté de leur portrait, Wild insère au feutre noir des récits fictionnels inspirés de leurs témoignages, dans lesquels il évoque leur parcours et leurs aspirations. Il y a là Diana, ancienne enseignante à l’internat de la ville, Moni Bär, qui joue de la harpe et dirige la chorale des résidents, Mila, d’origine guadeloupéenne, venue en Suisse pour apprendre l’allemand et qui aime pratiquer la randonnée, Walpurga qui suit une formation pour devenir cheffe d’équipe. Dagmar est la seule femme à travailler au service technique. Anjuli, dentiste sans autorisation d’exercer en Suisse, est éducatrice. Romy s’occupe de l’entretien et du nettoyage et chante dans une chorale gospel. Pourtant indispensables au bon fonctionnement de la société, ces personnes ne sont quasiment jamais représentées, maintenues dans le hors-champ de l’image. C’est en les observant travailler chaque jour que Wild a décidé de leur rendre hommage en les représentant. « Elles sont là, elles aussi. Sans elles, nous nagerions dans les ordures »déclare-t-il à propos de la série des femmes de ménage.

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Du croquis à la bande dessinée en passant par le commentaire politique, les dessins de Clemens Wild répondent à toutes sortes de formats et de supports qu’il récupère. Ce qui lui tombe sous la main : papier Kraft, feuilles A4, couvercles de boîtes en carton ou petits sacs en papier, abat-jour parfois. Wild travaille au crayon, pratique le collage, utilise l’encre et la tempéra, pour narrer des histoires dotées d’une certaine ironie. Les femmes de sa galerie de portraits, dont seulement trois ont réellement existé, « sont devenues des compagnes fidèles, qui vieillissent avec leur auteur et voyagent avec lui au fil des expositions[6] » écrit Tereza Maranzano dans le texte publié pour l’occasion. En documentant sa vie quotidienne à l’Humanushaus, et en s’inspirant de celles des personnes qu’il côtoie, Clemens Wild se fait le porte-parole d’une véritable critique sociale. Comme lui, ses personnages dénoncent les stratégies de marginalisation et de discrimination. Toute son œuvre peut être comprise comme une protestation contre les conventions bourgeoises, le conformisme et le mépris à l’égard des personnes en situation de handicap. Elle est à la fois un commentaire sur le travail de soins et un hommage aux travailleuses.

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[1] Clemens Wild, Kalifat im Emmental, Édition Rohling, 2018.
[2] Guillaume Lasserre, « L’art de raconter par l’image. À propos d’Art Brut et de bande dessinée », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 27 février 2023, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/270223/l-art-de-raconter-par-l-image-propos-d-art-brut-et-de-bande-dessinee
[3] Humanushaus est un organisme de bienfaisance fondé en 1974 sous la forme juridique de fondation en Suisse. Il est dédié au soutien des personnes handicapées et de leur famille, en se basant sur les principes de compréhension anthroposophique des personnes et l'éducation curative et la thérapie sociale. Il compte douze communautés de vie dans lesquelles vivent quatre-vingt-dix personnes, cent-trente-cinq places de travail pour un total de cent-soixante-quinze employés, seize ateliers de travail permettant de développer les différentes capacités manuelles de chacun, douze places d’apprentissage dans les différents métiers du social : de l’éducateur à l’assistant socio-éducatif. https://www.humanushaus.ch
[4] L’anthroposophie est un courant pseudoscientifique, ésotérique et philosophique s’appuyant sur les pensées et écrits de l’occultiste autrichien Rudolf Steiner, réalisés après qu’il a quitté la Société théosophique en 1913. Sa doctrine syncrétique mélange diverses notions empruntées aux religions indiennes et au théosophisme (tels que les concepts de karma et de réincarnation), au christianisme et plus récemment au mouvement New Age. Le mouvement est dirigé par la Société anthroposophique universelle, institution installée dans le Goetheanum à Dornach, en Suisse.
[5] Plus grand magazine pour adolescents de la sphère germanophone dont le premier numéro est paru en 1956.
[6] Tereza Maranzano, « Clemens Wild », L’art Brut, fascicule 27, Lausanne, Collection de l’Art Brut, 2024, pp. 105-119.

CLEMENS WILD. Commissariat : Teresa Maranzano, historienne de l'art
Du mardi au dimanche, de 11h à 18h - Jusqu'au 27 octobre 2024.
Collection de l'Art Brut
Avenue des Bergères, 11
CH - 1004 LAUSANNE

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