L'enfant grande de Marion Siéfert
- 11 avr. 2020
- Par guillaume lasserre
- Blog : Un certain regard sur la culture

« J’ai demandé à l’autre d’être moi »

L’enfance envisagé du point de vue du corps adulte
Le « grand sommeil » est une pièce éminemment transgressive. « Nous sommes deux voleuses de rêves » prévient Jeanne, rappelant alors l’origine de la pièce. Ce qu’il reste de celle qui n’aura pas lieu. Il suffit de regarder intensément le public pour voler les rêves des spectateurs, cependant qu’elle garde Helena à bonne distance, sorte de Mary Poppins ou bien de baby-sitter. Helena est une adulte, en aucun cas elle ne peut comprendre, accepter, ne serait-ce qu’entrevoir comme elle le perçoit son monde d’enfant déjà adolescente. Ainsi, aucun adulte ne semble trouver grâce à ses yeux, surtout pas son père qui laisse des messages gênés, beaucoup trop longs sur le répondeur de Marion, dont hélas elle confie avoir hérité des mauvais côtés, tout particulièrement, de la peur, ce sentiment qui la hante et que les adultes rapprochent de la mort : « Etre adulte, c’est être vieux » affirme-t-elle et d’égrainer la litanie de ses frayeurs « J’ai très peur des gros yeux. J’ai peur des têtes qui apparaissent de derrière les murs. J’ai peur des têtes qui apparaissent d’entre les jambes. J’ai peur des peurs qui apparaissent de derrière les têtes. J’ai peur des masques et des visages, des grimaces qui sortent de l’ordinaire. (…) » et ainsi de suite : « parfois je me fais peur. » précise-t-elle à voix basse. La sexualité est partout présente dans les pauses lascives, dans les attitudes charnelles de cette Lolita à la souplesse très prononcée, jouant par exemple avec le sac plastique dont, assise dessus, elle tire délicatement sur le fil qui évoque immédiatement celui d’un tampon, à l’âge où l’on découvre son corps, ses premières règles. L’enfance n’est pas exsangue de sexualité. Le corps d’Helena de Laurens en autorise une expression franche, ce qui n’aurait pas été possible avec la présence réelle de la préadolescente. Si Jeanne est désormais presque seule sur scène, Helena n’a jamais été aussi présente, troublante enveloppe corporelle, tout à la fois formidable et monstrueuse, le temps que dure la représentation. Jeanne se moque d’elle, lui trouve des faux airs du Joker, se met soudain à éclater d’un rire démoniaque. La petite femme effraie. Enfant grande, elle se meut en femme statue. En prenant son indépendance vis-à-vis des adultes, elle devient une magicienne, une sorcière. Le rire s’estompe alors, lorsqu’on est traversé par la pensée de ces enfants stars, de Britney Spears à Michael Jackson, pauvres Bambis sacrifiés sur l’autel de la gloire. On se souvient de Bette Davis, vieille « enfant star » à l’effrayant visage de porcelaine dans le film « Qui a tué Baby Jane ? » Mais Jeanne refuse de se plier à ce que les grandes personnes attendent d’elle, s’interdit d’être ce jouet conforme aux aspirations d’adultes qui ont semble-t-il oublié leur part d’enfance, l’ont enfoui en même temps que ce sentiment de peur et dégout il y a bien longtemps. Cette « enfant grande » née de la fusion des corps de la danseuse Helena de Laurens et de son éphémère partenaire, provoque le trouble. Ce corps d’adulte raconte physiquement l’histoire d’une très jeune fille, le rapport qu’elle entretient avec sa famille, avec l’État, avec son corps, bouscule nos certitudes, nous oblige à repenser notre rapport à la norme.

La question du double, de l’autre que l’on abrite dans sa chair, qui prend forme au plus profond de notre intimité, interroge aussi les notions de transformation, de personnalités plurielles, jusqu’au jeu même du comédien. Dès le départ, Marion Siéfert évoque une complicité entre les deux personnages telle qu’elle pourrait les confondre en un seul : « Dans Le Grand Sommeil, Helena et Jeanne devaient bien au contraire être partners in crime, tout autant complices que les deux pôles d’une seule et même individualité – l’une pouvant tout à fait être le fruit de l’imagination de l’autre[3] ». Il ne s’agit pas ici de dresser un portrait psychologique mais bien de révéler les identités multiples. L’invention du solo après l’abandon de Jeanne doit aussi rendre compte le plus fidèlement de ce que monter une pièce avec un enfant, aujourd’hui, en France, veut dire, afin de mieux partager avec le public les états traversés.
« Je suis une enfant grande » hurle-t-elle maintenant, « Je refuse d’apprendre des choses que je ne sais pas » avant de lancer aux spectateurs « malgré nous, on finit par vous ressembler ». A partir du corps d’adulte d’Helena de Laurens, Marion Siefert donne à voir l’enfance d’un point de vue qui lui est inconnu. « Je suis restée fidele au rapport au langage de Jeanne, fait de digressions, de sauts illogiques, de brutales ruptures, d’explosions d’énergie et d’imitations des personnes qui peuplent son quotidien[4] ». Cette approche documentaire permet d’interroger la part sombre de l’enfance, tout en tentant de restituer une parole honnie, que chacun exprime, connaît, dont chacun sait ce qu’elle dit, ce qu’elle signifie mais que personne n’écoute vraiment, qu’aucun ne rend audible en la donnant à entendre. Comment écoute-t-on, regarde-t-on, appréhende-t-on les enfants ? C’est en substance la question que pose la pièce. Fruit d’un spectacle qui n’a pas eu lieu, « Le grand sommeil » suit les élucubrations d’une jeune fille qui, par dérives successives, devient tour à tour insolente, obscène, monstrueuse, sans concession. Le grand sommeil, c’est celui de cette enfant devenue adolescente, de ses rêves et de ses cauchemars. C’est celui de cet être hybride, pas tout à fait grande, plus totalement enfant, née d’une absence qui appellera une fusion. Etrange omniprésence d’une gamine manquante. Celle qui affirmait en derniers mots : « J’abandonne le projet », est là, sans être là. Si la société n’est pas prête à écouter ses enfants, elle est assurément déstabilisée par ce corps d’adulte qui se dédouble pour incarner cette fillette de onze ans. Petit à petit, Marion Siéfert construit une œuvre singulière mélange hétérodoxe de danse, théâtre et performance. Pour elle, « le cœur de la représentation théâtrale et chorégraphique repose sur la relation qui s’instaure entre la scène et la salle[5] », redéfinissant par l’intime la place - de pouvoir -du spectateur. Si Helena de Laurens, époustouflante interprète, incarne magistralement cette étrange Lolita, Marion Siéfert elle, est assurément grande.
[1] « Entretien avec Marion Siéfert » par Wilson Le Personnic, Maculture.fr, 23 juillet 2017, http://www.maculture.fr/entretiens/marion-siefert/ Consulté le 11 avril 2020.
[2] Marion Siéfert, « Genèse : un processus de création documentaire », dossier de presse, Le grand sommeil, La Commune CDN d’Aubervilliers, février 2018.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] « Entretien avec Marion Siéfert » par Wilson Le Personnic, Maculture.fr, 23 juillet 2017, http://www.maculture.fr/entretiens/marion-siefert/ Consulté le 11 avril 2020.
« Le grand sommeil » conception, texte et mise en scène de Marion Siéfert; Chorégraphie Helena de Laurens et Marion Siéfert. Spectacle créé le 14 février 2018 à La Commune - CDN d'Aubervilliers de sa création; Vus à La Commune - CDN d'Aubervilliers au printemps 2019 et au Théâtre de Vanves, dans le cadre du 22ème festival Ardanthé, le 3 mars 2020.
Théâtre de Vanves, le 3 mars 2020 (dans le cadre du 22ème festival Ardanthé)
12, rue Sadi Carnot 92 170 Vanves
Théâtre Nouvelle Génération, CDN de Lyon du 9 au 10 avril 2020 (annulé)
23, rue de Bourgogne 69 009 Lyon
Théâtre de Brétigny, Brétigny-sur-Orge, 5 mai 2020
Théâtre de Châtillon Châtillon et Fontenay-aux-Roses, 15 mai 2020
Le Club est l'espace de libre expression des abonnés de Mediapart. Ses contenus n'engagent pas la rédaction.