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Billet de blog 5 octobre 2018

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La rupture amoureuse, un sport de combat

A la Galerie Almine Rech, Claire Tabouret donne à voir une suite inédite d'oeuvres incandescentes, exécutées dans l'urgence. "I'm crying because you're not crying", multiplie jusqu'à l'épuisement les représentations de lutteurs dans des corps-à-corps qui sont autant d'étreintes. La rupture amoureuse envisagée comme un combat, bouleversante mise à nue de l'artiste.

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Illustration 1
Claire Tabouret, "Muddy river", Acrylique sur toile, 2018, 220 x 300 x 4 cm, © Claire Tabouret, courtesy Almine Rech Gallery

Alors que l'exposition "Les veilleurs" est encore visible jusqu'à 4 novembre à la Collection Lambert en Avignon, Claire Tabouret présente pour sa première collaboration avec la Galerie Almine Rech à Paris une impressionnante série de lutteurs dans de troublants corps-à-corps. La force de ces corps uniques démultipliés à foison, rejouant pourtant toujours la même scène, celle d'un combat universel, donne le vertige au visiteur. De ces représentations de lutteurs en action, différentes et pourtant semblables, il ne reste qu'une image, celle d'un couple qui se bat, se débat dans la rupture. Claire Tabouret n'a pas peur de ses émotions. Être sensible est épuisant mais c'est aussi une chance, une force que d'être bouleversée, emportée, habitée, pleurer au cinéma ou en écoutant une chanson d'amour, accepter cette vague chaque fois impossible à contrôler, se laisser submerger. Vivre intensément, vivre dans la douleur aussi, vivre dans l'excès des sentiments, écorchée vive ébranlée par le chaos du monde. Se sentir vivant un peu plus tout simplement. Avec "I'm crying because you're not crying", l'artiste dévoile la place salvatrice qu'occupe la peinture dans son quotidien et assume une forme d'épanouissement par la gravité. La représentation obsessionnelle jusqu'à l'aliénation de lutteurs en action ne marque pas tant une rupture avec son travail précédent, mais compose plutôt un nouvel autoportrait, une mise à nu inédite, celle de la fin douloureuse d'une liaison.

Peindre les chagrins d’amour

La lutte, thème classique dans l'histoire de l'art depuis les premières représentations sur des vases antiques de l'époque grecque, devient presque par accident le sujet des œuvres sur papier et des toiles qui composent la nouvelle série de Claire Tabouret. C'est l'ambivalence de corps qui s'attirent et se repoussent, ce mouvement précis de forces contraires entre l'un qui tente de tirer l'autre à lui et l'autre qui essaie de se dégager de cette étreinte, que la peintre cherche à transcrire sur la toile lorsqu'elle tombe au cours de ses recherches iconographiques sur des clichés de lutteurs. Elle réalise alors que le moment douloureux où deux êtres se séparent répond aux règles de la lutte sportive, peut-être l'une des raisons de son universalité ? 

Illustration 2
Claire Tabouret, "The grip", Acrylique sur toile, 2018, 97 x 130 x 2 cm. © Claire Tabouret, courtesy Almine Rech Gallery

Les corps des lutteurs turcs, enduits d'huile pour être plus insaisissables encore, seront ses modèles. Peindre des combats équivaut à les figer à jamais dans un instantané, révélant la grande beauté des corps que la tension érotise. Chez les lutteurs turcs, les corps huilés obligent les combattants à se saisir du seul endroit sec de l'adversaire, sa culotte, offrant une image plus ambiguë encore. La lutte est aussi une étreinte, un enlacement, une danse. Les corps se frôlent, se touchent, se caressent presque. Dans le combat, ils ne sont pas encore tout à fait séparés. A partir de cette collection d'images glanées sur internet, Claire Tabouret projette c-s-es corps dans sa peinture pour raconter une autre histoire plus personnelle. Cela passe par l'utilisation de la couleur dont les infimes variations de lumière produisent l'effet miroir qui compose la plupart des fonds des peintures. "Quand je peins, je fais dire au corps une histoire qui est la mienne, et ça passe par les couleurs, ces fonds qui évoquent les taches d’encre de Rorschach et qui créent des effets miroir." Ces corps-à-corps sont aussi des luttes contre elle-même, contre la peinture. Une fois n'est pas coutume, les œuvres portent ici des titres. S'ils restent assez ouverts pour conserver intact l'imaginaire du visiteur, ils n'en restent pas moins de précieux indices des états d'âmes de l'artiste. L'utilisation de couleurs acides, réminiscences du pop art, apparait dans le travail de l'artiste avec la série des débutantes, portraits de groupe d'adolescentes apprêtées pour se rendre au bal de fin d'année. Elles correspondent à sa découverte de Los Angeles, ville où elle s'est installée il y a quatre ans. Cette utilisation d'une palette beaucoup plus colorée est en adéquation avec l'image de la Cité des Anges dont les couleurs chatoyantes sont parfois ostentatoires.  

La peinture comme transcendance 

"Est-ce que je pourrais réussir à faire une peinture qui fasse pleurer comme une chanson d'amour?" En partant du constat que la musique comme la littérature sont habitées par les histoires d'amour, que les ruptures se chantent par excellence, Claire Tabouret interroge l'absence de ce sentiment dans la peinture et tente de le transposer sur la toile. Sa pratique quotidienne s'envisage constamment comme une confrontation physique avec la matière, comme un combat, une lutte qui paradoxalement crée une symbiose, un équilibre entre l'artiste et la peinture. Ce sentiment que l'on éprouve dans la contemplation de ces corps-à-corps est caractéristique de sa façon de travailler. La nécessaire transcendance de la douleur liée à une rupture amoureuse passe chez Claire Tabouret par son épuisement dans la peinture. Sans doute plus encore ici que dans chacun de ses précédents ensembles, le sujet est traité de manière sérielle afin d'en ressentir l'épuisement de la représentation (lorsque l'artiste a le sentiment d'en avoir fait le tour), mais aussi un épuisement physique. L'effondrement du corps de l'artiste après son combat avec la matière autorise son repos, sa guérison. La tension est palpable dans chacune des toiles, dont les revers sont saturés de traits colorés. Ces débordements involontaires (incontrôlables) sont les témoins de la souffrance de l'artiste mais aussi de sa résurrection. C'est vidée de ses forces mais vivante qu'elle achève cette nouvelle série et le deuil d'une histoire d'amour appartenant désormais au passé, que la mémoire retiendra en la magnifiant sans doute pour que ne subsiste avec le temps que le goût du jardin des délices. 

Illustration 3
Claire Tabouret,"As if all hearts were mirrors", Acrylique sur toile, 220 x 300 x 4 cm, 2018 © Claire Tabouret, courtesy Almine Rech Gallery

Je pleure parce que tu ne pleures pas traduit la souffrance terrible de celui qui reste face à l'indifférence de celui qui part. Cette exploration de la douleur amoureuse se poursuivra dans un second volet qui prendra la suite de l’exposition parisienne, organisé au Château de Boisgeloup dans l'Eure, propriété de la famille Picasso depuis que le peintre en a fait l'acquisition en 1930. Claire Tabouret s’est inspirée de "la femme qui pleure", douloureux portrait de Dora Maar exécuté en 1937 par Pablo Picasso, qui figure la souffrance d’une femme face à la perte d’une personne de sa famille, sans doute lors du bombardement de Guernica. Elle y aborde la question du deuil en s'inscrivant dans la double identification de la femme qui pleure et du peintre qui représente sa douleur.  Nul doute que la lecture de ce jeu de miroirs multiples qui s’annonce sera captivante.

Claire Tabouret, "I'm crying because you're not crying"

Jusqu'au 6 octobre 2018 - Du mardi au samedi de 11h à 19h.  

Almine Rech Gallery
64 rue Turenne
75 003 Paris

Château de Boisgeloup
Gisors, France
du 20 octobre au 4 novembre 2018 - du samedi au dimanche de 11h à 18h.

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