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Présenter à Lausanne une exposition rétrospective de Magdalena Abakanowicz tient de l’évidence tant l’artiste polonaise a marqué, entre 1962 et 1979, les biennales internationales de la tapisserie[1] qui animèrent la ville vaudoise pendant plus de trente ans (1962-1995), contribuant, en quelques années à peine et de manière fondamentale, au bouleversement d’un art jugé traditionnel et bourgeois pour en faire une pratique subversive, radicale et féministe. Intitulée « Territoires textiles », la manifestation, proposée par le musée cantonal des Beaux-Arts et la Fondation Toms Pauli[2] – qui détient l’un des fonds les plus importants d’œuvres de l’artiste en dehors de la Pologne –, et organisée en partenariat avec la Tate Modern à Londres où elle a été présentée[3] auparavant, revient sur les premières années – entre 1960 et 1985 – de la carrière internationale de l’artiste, pionnière de la Nouvelle tapisserie qu’elle domina durant la années soixante et soixante-dix de sa production singulière privilégiant l’usage des fibres organiques, matière vivante et malléable, qu’il s’agisse de laine, sisal, lin, coton, jute, corde, ou encore crin de cheval. Détachant ses tissages du mur pour leur faire prendre une forme tridimensionnelle, elle réalise alors de grandes sculptures, les Abakan. Ces œuvres défient toute catégorisation, remettant en question les définitions existantes jusque-là de la sculpture. Le travail d’Abakanowicz s’appuie également sur ses souvenirs d’enfance, notamment les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale. Ses aptitudes environnementales ainsi que son désir de vivre en harmonie avec la nature apparaissent étonnamment contemporains. En 1965, elle est nommée professeure à l’École supérieure des arts plastiques de Poznan où elle enseignera jusqu’en 1990.
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Le tissage comme moyen d’expression libre
Magdalena Abakanowicz nait en 1930 à Falenty, dans la banlieue de Varsovie en Pologne. Elle est issue d’une famille aristocratique d’origine tatare. Elle a quinze ans lorsque s’achève la Seconde Guerre mondiale et que s’installe, en Pologne comme dans tout le bloc de l’Est, un régime communiste. De 1950 à 1954, elle étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie où elle se forme à la peinture et la sculpture, réalisant dès cette époque des gouaches monumentales sur des cartons et des toiles. Après avoir obtenu son diplôme en 1954, elle travaille pendant quelques années comme dessinatrice pour des projets de décoration d’intérieur. Mais c’est le potentiel expressif du tissage qui l’intéresse.
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Une première salle évoque les débuts de ses recherches en art textile. Les œuvres portent les différentes influences de l’avant-garde polonaise – de l’art informel au constructivisme. La censure appliquée aux arts en Pologne par le régime soviétique s’atténue au milieu des années cinquante avec le dégel poststalinien. Les opportunités en matière d’artisanat ou d’art populaire sont particulièrement bien soutenues par l’Association des artistes polonais, parrainée par l’État, dont Abakanowicz était membre. Elle vit alors avec son mari dans un studio exigu et va utiliser les métiers à tisser de l’atelier de l’artiste Maria Laskiewicz (1891-1981) pour produire de grandes œuvres expérimentales. Ce style de tissage improvisé sans modèle va choquer les critiques lorsqu’elle expose en 1962 à la première biennale internationale de tapisserie de Lausanne. En 1965, lors de la deuxième biennale de Lausanne, le travail des Polonais en général et le sien en particulier vont être à l’origine d’une querelle entre les défenseurs de la tapisserie classique et les jeunes artistes venus du centre et de l’est de l’Europe qui revendiquent une totale autonomie. La même année, elle reçoit néanmoins la médaille d’or en arts appliqués de la Biennale de São Paulo, ce qui lui permet d’acheter un plus grand appartement. « Je considère les fibres comme l'élément de base qui construit le monde organique sur notre planète... C'est à partir de fibres que sont construits tous les organismes vivants, les tissus des plantes, des feuilles et nous-mêmes... nos nerfs, notre code génétique » déclare-t-elle.
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Elle se sert du tissage comme moyen de réaliser les formes qu’elle veut, inventant des reliefs pour profiter de toutes les complications du tissage qui vont lui permettre de s’affranchir du mur et d’élaborer de nouvelles formes sculpturales. « Je ne crois pas que nous devons rester avec la tapisserie. L’art souple peut-être[4] » déclare-t-elle dans un entretien à la RTS, en prenant soin de différencier la tapisserie, qui pour elle est une tradition, une technique, des tissages avec lesquels les artistes s’expriment librement et qui ne sont plus de la tapisserie : « Il y a quelque chose de beaucoup plus riche et de beaucoup plus libre dans toutes ces œuvres » qui conquièrent l’espace. L’artiste se défait des deux dimensions trop limitées pour concevoir des formes tridimensionnelles monumentales et immersives dans lesquelles le visiteur peut pénétrer, « approcher tous les mystères de cette surface si proche des créations de la nature où tous les centimètres carrés sont différents » indique-t-elle. Les couleurs qu’elle utilise sont aussi organiques et plutôt sombres, rappelant la terre, l’écorce des arbres, la pierre.
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Sculpter l’espace
À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, Magdalena Abakanowicz réalise de spectaculaires sculptures tissées suspendues dans l’espace, qui transforment la manière de percevoir l’art de la tapisserie et de la sculpture. Elles vont prendre le nom d’Abakan, terme inventé d’après le patronyme de l’artiste en 1964 par une critique d’art polonaise déconcertée par l’ambiguïté de ces œuvres[5]. « Les Abakans étaient une sorte de pont entre moi et le monde extérieur. Je pouvais m'entourer d'eux ; je pouvais créer une atmosphère dans laquelle je me sentais en quelque sorte en sécurité parce qu'ils étaient mon monde » dira l’artiste. Elle conduit à repenser les structures souples tissées comme des œuvres à part entière. Ces formes mystérieuses et protectrices apparaissent organiques, belles et inquiétantes à la fois. Pour Abakanowicz, chaque exposition est une œuvre en soi. Elle présente les Abakans dans des arrangements denses intitulés « situations dans l’espace », puis « environnements ». L’emplacement de chaque pièce est déterminé en fonction du lieu d’exposition. En pénétrant les installations, le visiteur devait vivre des expériences inédites.
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Au milieu des années soixante-dix, Magdalena Abakanowicz délaisse un temps le tissage et son vocabulaire abstrait pour se consacrer à la figuration de l’être humain. Ainsi, les « Têtes » et plus encore, les quatre-vingts moulages de « dos » (1976-82), issus de la série « Altercation », sont dépourvus de membres et de tête, sans identités, comme vidés de leur humanité. Coquilles vides obtenues par compression de toile de jute dans des moules en plâtre et figés par de la résine, elles paraissent s’affaisser sous leur propre poids, offrant une vision éprouvante de la condition humaine de l’autre côté du rideau de fer.
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« Je n'aime pas les règles et les prescriptions, ce sont les ennemis de l'imagination[6] » affirmait Magdalena Abakanowicz. Si, au cours des années soixante-dix, elle multiplie les expositions personnelles en Europe et dans le monde, elle reste cependant fidèle à Lausanne, sa biennale, ses mécènes. Le grand plateau du deuxième étage réunit les grands Abakans – dont le fameux Abakan rouge, pièce phare exposée pour la première fois à la Biennale de tapisserie de Lausanne en 1969 et conservée dans les collections de la Tate – ainsi que des créations murales que l’artiste a réalisées spécifiquement pour des intérieurs en Suisse Romande. Magdalena Abakanowicz n’a cessé d’explorer la matière, révolutionnant l’art de la tapisserie lorsqu’elle réinvente une technique de tissage pour obtenir des formes en reliefs qui s'affranchissent de la tradition française alors dominante. « Les Abakans irritèrent. Ils étaient inopportuns » écrira-t-elle bien plus tard. « Il y avait la tapisserie française dans le tissage, le pop’art et l'art conceptuel, et ici il y avait quelques formes compliquées, énormes, magiques ... » Entité mystérieuse à l'échelle surhumaine et aux connotations sexuelles féminines revendiquées, l’Abakan provoque un certain malaise. Il est devenu indissociable d’une artiste qui a dynamité l’art traditionnel de la tapisserie, le libérant de son conservatisme pour en faire un art subversif inscrit dans son époque : « l’art souple, peut-être ».
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[1] Guillaume Lasserre, « Révolutionner la tapisserie : la Biennale internationale de Lausanne », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 11 juillet 2019, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/080719/revolutionner-la-tapisserie-la-biennale-internationale-de-lausanne
[2] Créée en 2000 et installée depuis 2020 dans le même bâtiment que le musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne à PLATEFORME 10, nouveau quartier des arts de Lausanne, la Fondation Toms Pauli est l’héritière du Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM), qui organisa des Biennales de la Tapisserie de 1962 à 1995. Ses missions principales sont d’étudier, de conserver et de mettre en valeur des collections d’art textile ancien et XXème siècle, propriétés de l’État de Vaud. http://www.toms-pauli.ch/accueil/
[3] Magdalena Abakanowicz: Every Tangle Of Thread And Rope, Tate Modern, Londres, du 17 novembre 2022 au 21 mai 2023.
[4] Source : RTS Radiotélévision Suisse.
[5] Cité dans le livret accompagnant l’exposition Magdalena Abakanowicz. Territoires textiles, musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne, 2023.
[6] Source : RTS Radiotélévision Suisse.
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Magdalena Abakanowicz - « Territoires textiles » - Commissariat de Magali Junet, conservatrice, Giselle Eberhard Cotton, directrice, Fondation Toms Pauli, Ann Coxon, conservatrice, art international, Tate Modern, Mary Jane Jacob, commissaire indépendante.
Du 23 juin 2023 au 24 septembre 2023.
Musée cantonal des Beaux-Arts
Place de la Gare 16
CH - 1003 LAUSANNE
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