« Le théâtre, contrairement au journalisme, ne peut traiter les actualités à chaud. Mais en reliant les actualités entre elles, il les inscrit dans une histoire. En se tournant vers le passé, il nous aide à comprendre notre présent ».

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La salle se remplit rapidement. Le théâtre affiche complet. Il faut dire que c’est soir de première à La Commune, le Centre dramatique national d’Aubervilliers. Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami y présentent « Non-lieu », leur nouveau spectacle, la troisième collaboration du metteur en scène et de la cinéaste après « La Trêve[1] » (2020) et « Ceci est un spectacle » (2022). Tous deux partagent une même méthodologie documentaire, inventant des formes de plateau mixte où cohabitent théâtre et cinéma. Tous deux sont des habitués du Théâtre de la Commune. En 2015, Olivier Coulon-Jablonka reçoit la commande de la pièce d’actualité[2] n°3. Poursuivant dans la veine du théâtre documentaire, il crée « 81 avenue Victor-Hugo » qui sera repris au Festival d’Avignon l’été suivant. En 2016, il devient artiste associé du théâtre pour quatre ans. Il y crée notamment sa seconde pièce d’actualité, « La Trêve », avec Alice Carré et Sima Khatami. C’est donc un peu en famille que ces deux-là proposent, avec cette nouvelle pièce, de montrer comment le théâtre exhume ce que la loi enterre. « Pendant le deuxième confinement, à l’automne 2020, alors que tous les théâtres étaient fermés au public, les tribunaux sont restés ouverts. Avec la cinéaste Sima Khatami, nous avons alors commencé à suivre des procès. Nous avons passé plusieurs semaines au sein du Tribunal de Grande Instance de Paris. Nous avons pu rencontrer des avocat·e·s et avons eu accès à certains dossiers d’instructions. Ayant trouvé cela passionnant, nous avons eu envie de construire notre nouveau projet autour de la justice » écrit Olivier Coulon-Jablonka dans la note d’intention du spectacle. « Nous avons décidé de revenir sur une affaire emblématique, l’affaire Rémi Fraisse, ce manifestant retrouvé mort dans la forêt aux premières heures du 26 octobre 2014, lors d’un rassemblement festif contre le barrage de Sivens. Après trois ans d’enquête et six ans de bataille judiciaire, le procès contre les gendarmes n’a pas eu lieu ».

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Autopsie d’un non-lieu
La salle est plongée dans l’obscurité si bien qu’on ne distingue pas encore le plateau. Sur l’écran géant qui ferme la scène face aux spectateurs, on peut lire l’avertissement suivant : « Le spectacle que vous allez voir fait l'autopsie du non-lieu rendu dans l’affaire Rémi Fraisse. Il est construit à partir du dossier d’instruction. Par respect ou nécessité, les noms de la plupart des protagonistes ont été modifiés ». D’emblée, le ton est donné, l’histoire connue. L’intention est claire : faire du théâtre non pas un simple exutoire émotionnel, mais un lieu de questionnement public. Le spectacle a le mérite de rendre visible ce que l’on ne voit pas souvent : l’instruction, les rouages judiciaires, la paralysie d’une justice quand elle décide du « non‑lieu ». Il se refuse par ailleurs à donner un « coupable » tout fait, à livrer une version unique, invitant au contraire le spectateur à se faire juge, à exister en tant que témoin de l’absence de procès, de l’absence de confrontation des versions. Cette position critique questionne les structures, ici judiciaires, et met en lumière les zones d’ombre du réel, plutôt que de proposer une fable simple ou un divertissement. Le spectateur est poussé à l’interrogation, à l’émotion mais aussi à l’intelligence.

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Tout commence au cœur de la nuit, quelques minutes avant le drame. Il y a onze ans, en marge d’un rassemblement festif contre le barrage de Sivens, entre Montauban et Albi, le 26 octobre 2014, un peu avant 2h du matin, Rémi Fraisse, jeune militant écologiste de vingt-et-un ans qui venait pour la première fois sur le site, succombait à une grenade offensive lancée par un gendarme dans le bois du Testet, un geste banalisé, presque administratif, au nom de l’ordre républicain. Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami s’emparent de l’affaire, la portent sur scène, pour offrir au public ce dont il a été privé : un procès, ou, du moins, la possibilité d’un procès. Pas un vrai, bien sûr, car le non-lieu prononcé en 2017, ratifié par la Cour de cassation, a scellé l’impunité d’État sous couvert d’absence de faute intentionnelle. Mais sa représentation théâtrale, une reconstitution minutieuse, où les dix mille pages du dossier d'instruction, archives vouées à l’oubli dans les sous-sols d’un tribunal toulousain, prennent chair et voix sur le plateau grâce à sept comédiens – Farid Bouzenad, Valentine Carette, Arthur Colzy, Milena Csergo, Éric Herson-Macarel, Julien Lopez, Charles Zevaco – qui joueront, dans un dispositif minimal, presque austère, tous les rôles de ce kaléidoscope humain : gendarmes aux ordres muets, manifestants remontés contre l’écocide en marche, experts à la froideur glaciale. « On a commencé à travailler en 2020 en se concentrant sur le dossier d’instruction. On l’a lu de A jusqu’à Z[3] » explique Sima Khatami. « C’est un dossier complexe qui intègre non seulement différentes matières comme les procès-verbaux, les lettres entre les avocats et les juges, mais aussi une partie dédiée aux coupures de presse. À la manière d’un dérushage de film, on a désossé ces 10 000 pages qui sont devenues 2 000, puis 400 et enfin 90 avec lesquelles on travaille actuellement ». Créé dans le cadre du Festival d'Automne, « Non-lieu » va au-delà de la simple pièce de théâtre pour se faire enquête. Cette plongée dans les fonctionnements du système judiciaire ébranle nos certitudes sur ce que signifie « rendre justice » dans un pays qui se targue d’être le berceau des droits de l’homme.

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Un théâtre d’actualité
Sur scène, la minute fatidique qui suit la mort de Rémi Fraisse est une minute de vide, de respiration retenue, comme suspendue dans le temps. Puis les faits se déploient, heure par heure, reconstitués avec la minutie d’un storyboard de film noir. « Il n’y a aucune phrase inventée ou qui commente ce qu’il s’est passé[4] » précise Olivier Coulon-Jablonka. Avec Sima Khatami, ils empruntent au cinéma leur syntaxe implacable faite à la manière de plans-séquence d’interrogatoires, de zooms sur des expertises balistiques, de fondus au noir entre témoignages contradictoires. L’ombre de Rémi Fraisse, jamais nommée mais omniprésente, plane sur la pièce tel un fantôme qui hante chacune des répliques. Dans ce théâtre d’archive, de silence, de non‑dit, l’absence devient matière. Elle interroge la vérité d’un procès qui n’a pas eu lieu, et la mémoire qu’il faut, pour beaucoup, reconstruire. Les corps des comédiens-protagonistes tracent une cartographie de la violence. La forêt du Testet devient un labyrinthe de projecteurs et de sons étouffés. Ce qui frappe, au-delà de la rigueur documentaire, fruit de trois ans d’immersion dans les prétoires, de nuits à décortiquer les procès-verbaux, c’est l’urgence poétique du geste. « Non-lieu » n’accuse pas. Il dissèque. Il montre comment un « procès manquant » révèle les failles d’un système dans lequel la hiérarchie militaire se drape dans l’irresponsabilité, et les lanceurs d’alerte écologistes sont relégués au rang de « trublions », forcément suspects, presque coupables. On imagine ces audiences fantômes que les auteurs ont fréquentées pendant le confinement de 2020, quand les théâtres étaient fermés au public mais que les tribunaux tournaient à plein régime, ce qui en dit long sur l’absurdité de nos priorités collectives. Et voilà que le théâtre donne à voir ce que la loi occulte, confronte les versions dans un débat démocratique que la Cour européenne, en condamnant la France en 2025 pour « violation du droit à la vie[5] », n’a su que tardivement entériner. Pourtant, au cœur de cette mécanique implacable, une faille, délicate et humaine : l'émotion brute qui affleure en silences ébréchés, en regards qui se fuient. « Non-lieu » transcende le documentaire pour toucher au tragique. Il nous renvoie à nos propres silences, ceux complices face aux injustices écologiques, à nos propres renoncements face à un État qui préfère un barrage à une vie. Si le spectacle est poignant, il n’offre pas de catharsis facile.

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« Non‑lieu » est une pièce qui affronte le théâtre dans sa fonction critique, politique et civique. Elle interroge notre rapport à la vérité, au silence de la justice, à la mémoire collective. On loue son ambition, sa rigueur, son urgence, à faire entendre ce qui reste souvent en‑dehors, occulter, ou à refuser d’être mis en « spectacle », à ne pas sacrifier la forme au didactisme. Les auteurs portent un souci éthique. Ils ne manipulent pas, ne donnent pas une version facile, mais confrontent l’audience à l’incertitude. « La pièce demande une certaine disponibilité d’écoute avec différents registres de langues. L’idée finalement n’est pas tant de rendre la matière théâtrale que de changer la fonction du théâtre[6] » précise Olivier Coulon-Jablonka. En installant un espace d’agora, un lieu de débat, d’écoute, de réflexion commune, elle fait du théâtre un lieu public de questionnement. Ce théâtre ne cherche pas à consoler. Il dérange, questionne, rend actif. Le public ne se laisse pas porter facilement. Il est invité à s’engager. « Non-lieu » est une expérience forte, radicale, qui pousse à sortir du confort de la représentation classique et exige dans un geste de confiance envers le public, un pari sur l’attention porté par la puissance d’un théâtre résolument documentaire et politique.

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[1] Guillaume Lasserre, « Aubervilliers, la condition humaine », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 15 septembre 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/150920/aubervilliers-la-condition-humaine
[2] Initiées par Marie-Josée Malis dès son arrivée à la tête du théâtre de la Commune en 2014, les pièces d’actualité sont des commandes passées à des artistes sur ce que leur inspirent la vie des habitants. Cette nouvelle manière de faire du théâtre passe par le recueil « de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous ».
[3] Entretien avec Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami, mené par Charlotte Imbault en septembre 2025.
[4] Ibid.
[5] « Arrêt concernant la France », Cour européenne des Droits de l’Homme, 27 février 2025, https://www.echr.coe.int/fr/w/judgment-concerning-france-18
[6] Entretien avec Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami, mené par Charlotte Imbault en septembre 2025.

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« NON-LIEU » - Conception, texte et création Olivier Coulon-Jablonka, Sima Khatami. Metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka. Cinéaste et plasticienne Sima Khatami. Avec Farid Bouzenad, Valentine Carette, Arthur Colzy, Milena Csergo, Eric Herson-Macarel, Julien Lopez, Charles Zevaco. Création lumièreYannick Fouassier. Création sonore Samuel Mazzotti. Costumes Delphine Brouard assistée de Sibel Agogué. Régie générale Leandre Garcia Lamolla. Régie Plateau Alex Gicquel. Conseils juridiquesRaphaël Kempf. Administratrice de production Valentine Spindler. Assistante de production Rose Laedlein. Production Compagnie Moukden-ThéâtreCoproduction La Commune, centre dramatique national d’Aubervilliers ; Festival d’Automne à Paris ; La Vignette, scène conventionnée / Université de Montpellier Paul-Valéry – GIE FONDOC ; Théâtre Garonne – Scène européenne ; Le Parvis – Scène nationale Tarbes-PyrénéesLa compagnie Moukden-Théâtre est conventionnée par la Drac Île-de-France – ministère de la Culture et par la Région Île-de-France au titre de la permanence artistique et culturelleAvec le soutien de L’échangeur – CDCN Hauts-de-France – compagnie Public Chéri ; Théâtre La Fonderie ; La Générale Nord-Est ; Les Laboratoires d’AubervilliersAvec la participation artistique du Jeune Théâtre National. La Commune, centre dramatique national d’Aubervilliers et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation. Créé le 14 octobre 2025 à La Commune, CDN d'Aubervilliers.
Du 14 au 19 octobre 2025, au La Commune - CDN d'Aubervilliers, dans le cadre du Festival d'Automne,
Du 19 au 22 novembre 2025, au Théâtre Garonne, scène européenne, Toulouse,
Le 25 novembre 2025 au Parvis, scène nationale Tarbes Pyrénées,
Du 28 au 29 novembre 2025, au Théâtre Joliette, Marseille,
Du 2 au 4 décembre 2025, au Théâtre La Vignette, scène conventionnée, Université Paul-Valéry, Montpellier.

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