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Billet de blog 22 juillet 2024

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Sylvie Fanchon, la brutalité de la surface du tableau

Disparue en avril 2023, Sylvie Fanchon a pris soin de préparer avec l’équipe de Bétonsalon « SOFARSOGOOD », sa dernière exposition qui rassemble sept peintures exécutées à partir de 2021 dont cinq grandes toiles en colère sur lesquelles s’affichent des messages d’alerte adressés aux humains par les ordinateurs, entre sentiment de perte et pointe d’humour.

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« Je ne veux pas d’une reconnaissance de mon travail pour un savoir-faire technique. Je veux que tout le monde puisse se dire : ‘Ah ben moi ça je peux le faire !’ »

Illustration 1
Sylvie Fanchon "Sans titre (Nettoyez votre Android)", 2022 Acrylique sur toile, 130 × 197 cm © Courtesy de l’artiste, Galerie Maubert et ADAGP, Paris, 2024.

Le 14 avril 2023, Sylvie Fanchon décède à Paris des suites d’un cancer. Dans les quelques mois qui précédent sa disparition, lucide sur la maladie, elle décide de préparer sa dernière exposition avec la complicité d’Émilie Renard, à la tête de Bétonsalon, centre d’art et de recherche dans le 13ème arrondissement de Paris, qui présente depuis 2021 sur l’une de ses larges baies vitrées, « QUEPUISJEFAIREPOURVOUS »,œuvre à protocole de l’artiste renouvelée régulièrement. Sylvie Fanchon a confié à Romain Grateau[1] les instructions[2] pour la fabrication de la pièce dont l’échéance est conditionnée à l’épuisement d’une série de dix phrases choisies par l’artiste. Chacune est directe, de prime abord bienveillante. Visible de l’extérieur, chacune s’adresse aux visiteurs, aux passants, à nous. Encore faut-il pouvoir les déchiffrer. En effet, chez Sylvie Fanchon, le visible n’est pas forcément lisible. La plasticité de la lettre est, pour elle, un moyen d’interroger le médium peinture.

Illustration 2
Sylvie Fanchon, VEUILLEZNINDIQUERAUCUNEINFORMATIONPERSONNELLE, 2023, Blanc de Meudon sur vitres, 440 x 221 cm. Phrases ins​cri​tes sur les vitres de Bétonsalon de mars 2021 à mars 2023, Bétonsalon, Paris. Photo : Antonin Horquin. © Adagp Paris, 2023
Illustration 3
Sylvie Fanchon, JESUISDESOLEEJENAIRIENENTENDU, 2023, Blanc de Meudon sur vitres, 440 x 221 cm. Phrases ins­cri­tes sur les vitres de Bétonsalon de mars 2021 à mars 2023, Bétonsalon, Paris. © Photo - Bétonsalon. © Adagp Paris, 2023

Les phrases – le lettrage adopte la forme de police la plus neutre possible –, sont dessinées en majuscules sans espace ni respiration entre les mots. Elles sont tracées sur une ligne invisible, en réserve dans le blanc de Meudon qui occupe toute la surface de la baie vitrée, jouant ici le même rôle que le scotch dans les muralsde l’artiste. Le Blanc de Meudon, qui peut être utilisé comme produit d’entretien, sert  en général à blanchir les vitrines lors de travaux. Sensible au moindre contact sur sa face intérieure, ce calcaire argileux est très fragile. Cette surface trouble est propice aux accidents qui font varier son état d’usure. « Ces écarts subtils qui se jouent avec l’inscription d’un signe très clair sur une surface très simple animent largement le travail de Sylvie Fanchon[3] » écrit Émilie Renard dans le texte qui accompagne l’exposition. La part de l’accident est déterminante dans l’œuvre de l’artiste. L’imprévu ou l’éphémère représentent autant de sources involontaires.« Je n’ai jamais réussi un tableau correspondant à mon idée » affirmait-elle. Il y a toujours un impondérable, quelque chose qui échappe. « Ce que je n’avais pas prévu, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup en fait[4] ». L’abstraction pure en revanche ne l’intéressait pas. Fanchon n’a jamais eu une idée dogmatique de la peinture. « La peinture c’est ce qui arrive » disait-elle.

Illustration 4
Vue de l’exposition « SOFARSOGOOD » de Sylvie Fanchon, Bétonsalon - centre d’art et de recherche, Paris, 2024 © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Aurélien Mole

C’est aussi pour elle un hommage ironique à l’art conceptuel qu’elle envisage comme une utopie, précisant que « dans l’abstraction il faut ramener du réel et le réel c'est la forme[5] ». Elle citait volontiers la phrase attribuée à Victor Hugo : « La forme c'est le fond qui remonte ». Le contenu reproduit sur les vitres de Bétonsalon est celui des phrases prononcées par Cortana, interface numérique générée par l’intelligence artificielle de nos smartphones, « assistante de productivité personnelle » censée nous faire gagner du temps en s’occupant de tout de « manière proactive » mais qui s’avère vite envahissante. Sylvie Fanchon entretenait une relation compliquée avec la voix de son téléphone portable au point d’en faire un sujet récurrent de ses peintures récentes – l’artiste avait l’habitude de puiser ses sujets dans son environnement immédiat. L’intelligence est encore trop artificielle, et les propos tenus se confondent avec un flot de paroles dont Cortana ne comprend pas le sens. Il ne peut donc y avoir ni dialogue, ni échange. En inscrivant la phrase sur la façade vitrée du centre d’art, celui-ci se transforme en porte-parole des services énoncés à la première personne.

Illustration 5
Sylvie Fanchon, Sans titre (Data Deletion), 2022 Acrylique sur toile, 130 x 200 cm © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Aurélien Mole.

« Ce qui reste quand on a tout enlevé »

Diplômée des Beaux-Arts de Paris en 1982, elle y enseignera de 2001 à 2019, devenant l’une des premières femmes cheffes d’atelier. Pour sa première exposition personnelle à la galerie Françoise Palluel à Paris en 1987, elle présente de grandes formes géométriques simples aux couleurs primaires qui semblent héritées de Malevitch et Mondrian. Elle s’affranchit cependant très vite de ces figures tutélaires masculines. Dans les années quatre-vingt-dix, elle s’inscrit dans le courant Eccentric Abstraction qui remet en question l’opposition entre l’abstraction et la figuration, avant d’explorer des formes de plus en plus figuratives au début des années 2000. Il faut se garder d’une première impression de légèreté dans les œuvres de Sylvie Fanchon. Chez elle, les apparences sont trompeuses. Sa nécessité de peindre ne dépend ni de son humeur au réveil ni d’un quelconque désir de monstration mais de « ce qui reste quand on a tout enlevé[6] », c’est-à-dire dans son cas, « deux couleurs, une forme, un fond ».

Illustration 6
Sylvie Fanchon, So Far So Good, 2023. Acrylique sur toile, 40 × 50 cm © Courtesy de l’artiste, Galerie Maubert et ADAGP, Paris, 2024.

 Son œuvre est régie, sinon par un protocole, du moins par un ensemble de principes qui sont autant de contraintes qu’elle s’impose, de l’économie de moyens à la bichromie, de la planéité à l’extrême schématisation, du rapport au vide et au plein à la neutralité expressive. Le mot, présent de façon intermittente dans son œuvre, s’impose à partir de la série des « Tableaux scotch » en 2014. La lettre et l’écriture sont des formes. Sylvie Fanchon trouve intéressant que le tableau s’adresse au regardeur. La phrase est venue plus tard, lorsqu’en 2015 elle change de téléphone et que celui-ci se met à lui parler. Elle décide de transposer les phrases sur ses toiles, les faisant passer d’un état concret à un état plus métaphysique à la faveur de la pluralité de sens des mots. Elle prélève des motifs des « choses communes », comme du langage courant, d’une figure ordinaire ou de formes décoratives, pour n’en garder que les contours. S’imposent alors des silhouettes épurées. Les Toons, petits personnages de dessins animés provenant de l’univers de Tex Avery et des Looney Tunes de la Warner Bros., apparaissent dans son travail en 2009, avec la série des « Charactères », au moment où sa fille, enfant, les regarde à la télévision.

Illustration 7
Sylvie Fanchon, Sans titre (Enter Password), 2022 Acrylique sur toile, 130 x 200 cm © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Guillaume Lasserre
Illustration 8
Sylvie Fanchon, Sans titre (Wait), 2022 Acrylique sur toile, 130 x 200 cm © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Guillaume Lasserre

Les détails ne l’intéressent pas. Elle s’empare de chaque figure de façon générique. « Je dégraisse la peinture en quelque sorte[7] » disait-elle. Ces archétypes de l’humain assument une fonction critique puisqu’elle en fait, avec beaucoup d’humour, des commentateurs populaires de sa vision du monde. Sylvie Fanchon ne peut pas peindre un humain ou un animal dans sa réalité. C’est donc une façon pour elle de représenter sans représenter, en restant proche de la parodie et du grotesque. Humour, forme, composition, le tableau est un mille feuilles qui sont autant de strates pour Fanchon. Évoquant la composition, elle rappelait : « Tout le monde cadre aujourd’hui avec les téléphones portables. La peinture c’est faire du cadrage ». Sylvie Fanchon détestait qu’on mette les artistes sur un piédestal. « Les artistes sont des petites personnes » disait-elle. Elle a donc introduit de l’autodérision, à l’endroit de l’artiste, à celui du travail, et de citer l’artiste belge Marcel Broodthaers (1924-1976) avec qui elle partageait volontiers sa pensée sur « l’art comme travail inutile, apolitique et peu moral », plus que jamais d’actualité selon elle, à une époque où on est toujours dans la moralité, oubliant la forme et l’esthétique.

Illustration 9
Vue de l’exposition « SOFARSOGOOD » de Sylvie Fanchon, Bétonsalon - centre d’art et de recherche, Paris, 2024 © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Aurélien Mole.

Jusqu’ici tout va bien

Sylvie Fanchon et Émilie Renard conçoivent ensemble l’exposition « SOFARSOGOOD » dans ses moindres détails et en envisagent une extension à Pauline Perplexe[8] à la suite d’un test d’accrochage. À Bétonsalon sont exposées sept toiles, réalisées en 2021 et 2023, dont cinq de grand format (130 x 200 cm), réparties de gauche à droite dans l’espace d’exposition temporaire : Enter Password, Error Data Deletion, Nettoyez votre Android, Do Not Turn Off The Computer, Wait. La lecture de ces titres renvoie à des messages d’alerte adressés aux humains par les ordinateurs, qu’il s’agisse d’erreurs, de mises en garde, de perte de donnée ou d’injonction à attendre. L’issue fatale de la maladie conduit à une autre lecture. On ne peut s’empêcher de voir dans ces messages d’alerte la courbe d’une santé déclinante dont le terrible « Do Not Turn Off The Computer » sonne le glas. Il en va de même lorsque l’artiste macule pour la première fois la surface de la toile dans cette ultime série de grandes peintures. « Le fait de maculer la surface, c’est une colère » dit-elle « une colère contre le monde, contre nous. Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on fait ? » Si elle voyait dans l’évolution de la société un monde qu’elle trouvait « crade », on ne peut pas, là aussi, ne pas effectuer une double lecture en reliant cette pensée à la maladie. « Je suis assez pessimiste » disait-elle. Disséminés un peu partout dans les toiles, des Toons reflètent avec ironie nos propres comportements face à la technologie, de Bugs Bunny, carotte à la main, tranquillement allongé sur le mot « WAIT » à Snoopy inanimé face contre terre qui, lui aussi, revêt une autre signification. Le titre de l’exposition « SOFARSOGOOD » est traité de la même façon que « QUEPUISJEFAIREPOURVOUS ». Le texte est appliqué en réserve au Blanc de Meudon mais avec un geste que l’artiste a souhaité chaotique, désordonné, tourmenté. Au message bref répondent des lettres démesurées. Jusqu’ici tout va bien était « en fait une affirmation incertaine d’elle-même, à l’image de son travail[9] ».

Illustration 10
Vue de l’exposition « SOFARSOGOOD » de Sylvie Fanchon, Pauline Perplexe, Arcueil, 2024 © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Romain Grateau.

Parmi la vingtaine de dessins présentés à Pauline Perplexe, les plus récents sont en prise directe avec la maladie. Les injonctions de Cortana ont été remplacées par celles du corps médical, celles qui, face au cancer, l’encouragent, la somment de garder le moral, d’avoir des projets, so far so good, jusqu’ici tout va bien, ce qui avait le don de l’agacer prodigieusement. Et la colère chez Sylvie Fanchon est un moteur qui la pousse à travailler. Citant à nouveau Marcel Broodthaers qu’elle aimait tant (« Cette ignoble inspiration me poussant[10] »), elle réalise des dessins sur lesquels on peut lire : « Keep Making Plans », « Keep Your Spirit Up », « The Show Must Go On! » Sylvie Fanchon est morte à soixante-neuf ans. Pour elle, « la peinture était toujours dans le monde et dans son temps ». Refusant l’espace illusionniste, elle prenait le tableau pour ce qu’il est, une surface. Déployer un savoir technique ne l’intéressait pas. « J’aime bien la brutalité de la surface du tableau ».

Illustration 11
Sylvie Fanchon, Sans titre (Do not Turn off the Computer), 2022 Acrylique sur toile, 130 x 200 cm © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Aurélien Mole.

[1] Artiste, régisseur de Bétonsalon, et membre de Pauline Perplexe.

[2] Appliquer le blanc de Meudon avec un geste régulier, la renouveler à peu près tous les deux mois selon l’usure de la pièce sur sa face intérieure. Mais le rythme du renouvellement est délibérément flou, puisqu’il dépend de l’état d’usure de l’œuvre, sensible au moindre contact sur sa face intérieure, et pour l’artiste, l’œuvre supporte d’être abîmée.

[3] Émilie Renard, SOFARSOGOOD, Salon de peintures, texte accompagnant l’exposition SOFARSOGOOD, Bétonsalon, Paris, 2024.       

[4] Sylvie Fanchon, Atelier A, ARTE France Développement, ADAGP, 2023

[5] Guillaume Lasserre, « Sylvie Fanchon et les artistes du mot », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 30 octobre 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/301018/sylvie-fanchon-et-les-artistes-du-mot

[6] Ibid.

[7] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de l’entretien filmé, Sylvie Fanchon. Si nous discutions, vidéo, réal. : Kathy Alliou et Sylvain Ferrari, images : Thomas Cousin, prod. : Com'On Screen, 2023.

[8] Depuis 2015, lieu indépendant de production artistique et d’exposition, et d’ateliers à Arcueil, dans le Val-de-Marne. http://www.paulineperplexe.com

[9] Émilie Renard, op.cit.

[10] Marcel Broodthaers, « To Be a Straight Thinker or Not to Be. To Be Blind » [« Être bien-pensant ou ne pas être. Être aveugle »], texte publié en anglais dans le catalogue de l’exposition Marcel Broodthaers. Le Privilège de l’Art 1249*–1975 (Oxford, Museum of Modern Art, 26 avril–1er juin 1975), Oxford, Museum of Modern Art, 1975.

Illustration 12
Sylvie Fanchon, Snoopy chérie, 2023 Sérigraphie, 50 x 65 cm, 50 exemplaires signés, impression Jérôme Arcay. © Courtesy de l’artiste, Galerie Maubert et ADAGP, Paris, 2024.

« Sylvie Fanchon. SOFARSOGOOD » - Commissariat d'Émilie Renard, directrice de Bétonsalon,

Jusqu'au 13 juillet 2024. Du mercredi au vendredi, de 11h à 19h, le samedi, de 14h à 19h. Entrée libre.

Bétonsalon - Centre d'art et de recherche
9, esplanade Pierre Vidal-Naquet
75 013 Paris

Illustration 13
Sylvie Fanchon, SOFARSOGOOD, 2024 Blanc de Meudon sur vitres, in situ Dimensions variables Production Bétonsalon © ADAGP, Paris, 2024 / Sylvie Fanchon. Photo : Aurélien Mole.

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