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Le plateau, affublé d’un promontoire qui fait déborder la scène jusque sur les premiers rangs, est recouvert d’un immense tissu de velours vert. La chute du rideau de scène forme des plis qui se confondent avec l’ondoiement de l’eau d’une mer calme. L’unique décor est un accessoire malléable que Julia Perazzini appréhende prudemment, à la manière d’une terre inconnue. Assise en style seiza – la façon traditionnelle de s’assoir au Japon – au milieu de l’avant-scène, fixant l’empreinte laissée par ses mains dans le tissu, elle interprète a capella « Your song » qu’Elton John composa il y a presque cinquante ans maintenant. Sa chanson à lui, Frédéric, son frère ainé qu’elle a convié à diner. Le hic, c’est que Frédéric est mort sept ans avant la naissance de Julia et qu’il était à peine âgé de huit mois. L’actrice se fait alors ventriloque. Seule une voix intérieure peut faire parler les morts. La conversation ne peut se faire autrement tant elle porte l’absence de son frère en elle. La voix, émanant du ventre de sa sœur, n’est plus tout à fait celle d’un enfant, pas vraiment celle d’un adulte, une voix entre-deux, indéterminée.
Perazzini parle de sa peur de la mort qui est, en fait, une peur de la vie. La discussion se fait métaphysique. Son frère l'invite à retourner le scandale de la mort en s’entrainant à partir, à disparaitre. « Je me suis rendu compte que j’avais peur non pas de la mort, mais de l’idée que ce qui existe peut disparaître n’importe quand[1] » indique-t-elle avant de préciser : « Mon intention dramaturgique était d’aller vers la joie, comme un retournement de la peur ». Elle s’empare de l’épais tissu vert, que le délicat jeu de lumière de Philippe Gladieux fait vibrer de toutes ses nuances, le tord, le plie, le replie, l’allonge, dessine de nouvelles frontières, de nouveaux mondes. Le son d’une guitare électrique retentit. La musique live de Samuel Pajand accompagne la pièce, montant crescendo.

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Le textile vert sert maintenant de drap pour un lit imaginaire. Le sommeil appelle les rêves. Frédéric, espiègle, revisite le mythe d’Orphée et Eurydice dont Julia interprète tous les personnages. Ils font le voyage des vivants vers les morts. Julia endormie se réveille en Cerbère, pousse des grognements qui sont apaisés par le chant d’amour d’Orphée, le même qui parviendra à émouvoir Hadès, le maitre des Enfers qui lui rendra Eurydice, ici nymphe aux yeux de biche, à la condition que l’on connait. Mais se retourner n’est-il pas un geste tout simplement humain ? Sans doute est-ce pour cette raison qu’Hadès a laissé partir Eurydice si facilement. Parce qu’il savait qu’Orphée se retournerait et ainsi son épouse reprendrait sa place dans le monde des morts. Telle Sisyphe condamné à faire rouler éternellement un rocher en haut d’une colline, Julia Perazzini pousse l’étoffe maintenant roulée en boule.
Le spectacle nie la chronologie, refuse la logique, revendique l’irrationnel pour s’aventurer à travers l’espace et le temps, entre le passé et le présent, la conscience et l’inconscient, la vie et la mort. Une grande douceur en émane, enveloppe les spectateurs. Le souper est une cérémonie rituelle qui préfère la légèreté au pathos, le rire aux larmes. La pièce est construite sur une succession de décalages qui désamorcent toute emphase à venir en provoquant le rire des spectateurs à l’image des problèmes d’élocution de Frédéric lorsqu’elle lui demande de façon incongrue : « Tu veux que je t’apprenne à faire le b, les p et les q ? » Mélancolie et humour s’entrelacent ici avec justesse.

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À la très grande qualité esthétique de la pièce viennent s’ajouter d’indéniables vertus curatives. Prendre soin, s’entretenir. Julia Perazzini a puisé dans un livre de la philosophe belge Vinciane Despret qui l’a beaucoup influencé. Dans celui-ci, les morts « dessinent d’autres chemins, d’autres frontières, d’autres espaces[2] ». Despret place la notion du milieu au centre de son enquête : « Le milieu c’est à la fois un lieu qui accueille, dans lequel des êtres peuvent vivre et trouver ce qui leur est nécessaire pour continuer leur existence, et c’est à la fois un lieu où l’on peut commencer le travail non pas de deuil, mais le travail que le philosophe Étienne Souriau appelle d’instauration : établir des relations, trouver des modes d’adresse, continuer à ‘s’entretenir’ au sens de la conversation mais aussi au sens de ‘s’entre-tenir’[3] ». Jusque-là Frédéric n’était qu’une photographie exposée chez ses parents parmi d’autres photographies de ses frères et sœurs. Elle choisit de briser cette distance avec l’invitation à diner, suscitant notre imaginaire en faisant appel au rapport que l’on entretient avec nos propres morts, avec ceux qui vivent toujours en nous. « Le désir des morts d’être souvenus appelle les vivants à commémorer, tout comme l’obligation des vivants à le faire convoque le désir des morts[4] ».
« J’ai eu envie d’utiliser le théâtre comme un lieu où tout est possible, où tout peut prendre forme par le simple fait qu’on l’évoque devant les yeux des spectateurs. Cela donne ainsi une existence, une matérialité́ à ce frère qui m’a toujours manqué[5] » confie Julia Perazzini. Entièrement vêtue de vert, maniant cet immense rideau de scène de velours vert, elle semble prête à conjurer le sort, à renverser l’ordre des choses. Des superstitions au théâtre celle concernant la couleur verte est probablement la plus prégnante, tandis que le mot « rideau » est à proscrire. Car l’injustice est grande. Mourir à huit mois, ça n’a pas de sens. Pourtant le rideau se transforme au fur et à mesure, marque les étapes de la pièce : robe, lit, abri, il se fait carapace protectrice, devient bienveillant, matérialise les fantômes. Des voix multiples de « Holes & Hills[6] », son précédent spectacle, à la ventriloquie du « Souper », Julia Perazzini poursuit sa traversée introspective dans les sinuosités mouvantes de l’identité, repoussant un peu plus les frontières du territoire humain. Splendide banquet, poétique et hypnotique, « Le souper » enthousiasme, éblouit. Julia Perazzini n’a pas fini de nous transporter.
[1] Ludovic Thomas, « Entretiens avec Gisèle Vienne et Julia Perazzini, deux metteuses en scène d'actOral », Zibeline, propos recueillis en juin 2021.
[2] Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, La Découverte, 2015, 232 pp.
[3] Tony Côme, « Aux bonheur des morts. Grand entretien avec Vinciane Despret », Strabic.fr, 20 juillet 2017, http://strabic.fr/Vinciane-Despret-Au-bonheur-des-morts Consulté le 25 novembre 2021.
[4] Vinciane Despret, op. cit.
[5] Ludovic Thomas, « Entretiens avec Gisèle Vienne et Julia Perazzini, deux metteuses en scène d'actOral », Zibeline, propos recueillis en juin 2021.
[6] Guillaume Lasserre, « Julia Perazzini, émetteuse existentielle », Un certain regard sur la culture, 24 septembre 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/160918/julia-perazzini-emetteuse-existentielle
LE SOUPER - Ecriture, conception, jeu : Julia Perazzini. Musique live : Samuel Pajand. Lumière : Philippe Gladieux. Collaboration artistique et dramaturgie : Louis Bonard. Assistant scénographie : Vincent Deblue. Regard extérieur : Yves-Noël Genod. Régie générale et lumière : Vincent Deblue ou Vicky Althaus. Régie son : Fanny Gaudin ou Félix Perdreau. Costume : Karine Dubois. Administration et diffusion : Tutu Production – Véronique Maréchal. Production : Cie DEVON. Coproduction : Arsenic à Lausanne, Théâtre Saint-Gervais à Genève
Le Carreau du Temple 17 et 18 novembre 2021
4, rue Eugène Spuller 75 003 Paris
L'Arsenic 4 au 8 mai 2022
Rue de Genève 57 CH - 1004 Lausanne