
Agrandissement : Illustration 1

Programmé au Carreau du Temple à Paris dans le cadre de la onzième édition du festival pluridisciplinaire Jerk-Off, qui donne une visibilité aux minorités sexuelles dans le champ de la culture en proposant au public de découvrir d'autres modèles de représentations que celui, hétéro-normé, qui domine habituellement, "Holes and Hills", le troublant seule en scène co-écrit (avec Simon Guélat) et interprété par Julia Perazzini, invite le spectateur à une saisissante traversée introspective dans les méandres instables de l'identité, un songe drôle et onirique conduisant aux frontières du territoire humain. Sur le plateau quasi nu, trois éléments sculptures esquissent un paysage stylisé, désertique ou lunaire, unique décor à la beauté étrange. Combiné à un savant jeu de lumières, il produit l'atmosphère irréelle de cette singulière fantaisie intérieure. La comédienne y déambule, traversée par des personnages dans des situations en prise avec des questions existentielles. Le spectacle débute dans l'obscurité avec la diffusion sonore de l’interview de l’actrice américaine Milla Jovovich par Thierry Ardisson en 2002 sur le plateau de l’émission télévisée "Tout le monde en parle". Lorsque la lumière découvre le plateau, Julia Perazzini apparaît en fond de scène s’avance face au public, revêt une perruque blonde, s’assoit et reprend à l’identique les gestes et le mouvement des lèvres de l’actrice américaine. La scène, d’une rare violence, commence par des questions et remarques sexistes et se termine prématurément lorsque l’animateur interroge la jeune femme sur les huit années passées en prison par son père pour fraude fiscale. L’actrice qui contenait jusque là une colère latente, renverse violemment un verre et quitte le plateau, excédée. Julia Perazzini quitte le personnage. La scène apparaît ici comme un prologue qui interroge la façon dont nous nous inventons face aux autres, cette capacité que nous avons à nous imaginer des vies parallèles, idéales. Le masque social est un masque de protection. Le retirer provoque une chute vertigineuse, une mise à nu qui ouvre ce voyage vers l’inconnu.
A l'origine de "Holes and Hills", il y a l'écoute fortuite d'une émission radiophonique où deux chirurgiens se remémorent le souvenir d'une transplantée cardiaque redonnant la vie. La beauté mystique du récit s'impose à la comédienne suisse qui transforme radicalement le projet sur lequel elle travaille alors. Désormais à la recherche d’une parole qui s'attache à dépeindre un questionnement intérieur, elle privilégie la forme de l'entretien, où chacun se détermine par rapport à l’autre en donnant ce qu'il veut (peut) de lui. Elle récolte minutieusement sur différents médias (internet, télévision, radio, conférences,...) ces interviews données par des personnes célèbres ou inconnues qu'elle écoute, analyse, classe, archive. A partir de ce corpus d’entretiens dont elle efface les questions pour ne garder que le cheminement de pensée à l’œuvre dans les réponses, qu'elle entremêle de réflexions personnelles issues de ses propres expériences, Julia Perazzini donne corps à une galerie de personnages ou plutôt se laisse traverser par ces habitants temporaires d'un corps unique devenu corps matrice. Baignée dans une atmosphère chimérique, l’enveloppe corporelle de la comédienne se fait émetteur récepteur, captant à la manière d’un appareil radiophonique, les fréquences des différents personnages pour les restituer au public. Dans cette déambulation intérieure, construite par dérives successives, les transitions entre les personnages se font sur scène, par distorsion, engendrant des êtres hybrides, ambigus, au genre indéfini. Ces métamorphoses marginales des interstices révèlent une identité incertaine, fluctuante, troublante parce qu’insaisissable. "Je souhaite montrer notre relative incapacité à appréhender la réalité autrement qu’à travers des stéréotypes qui encadrent, classent les humains" précise Julia Perazzini.
Poétique de la chute
"Holes and Hills" est une performance théâtrale en équilibre, une promenade au bord du vide, parsemée des trous et des monts qu'annoncent le titre. Les éléments sculptés qui composent le décor de paysage abstrait, perturbent les déplacements des personnages qui s'incarnent dans le corps de la comédienne. Tour à tour, ils se font siège, boite à chaussures ou encore montagne à franchir lorsque la route qui mène chez le médecin, parcourue de nombreuses fois, devient un hilarant et bouleversant périple pour l'un des personnages dont l'hippocampe défectueux le prive petit à petit de sa mémoire. Cette amnésie progressive efface tout, y compris son sens de l'orientation, l'obligeant à préparer avec minutie un itinéraire écrit qui peut-être le conduira à bon port. Durant un long moment, Julia Perazzini déambule dans l'inconfort de chaussures aux talons compensés gargantuesques qui la font tituber, vaciller, presque tomber. Le vertige de la chute est constamment présent ici. Il vient illustrer les interrogations qui jalonnent le cheminement intérieur de chacun. Brèche métaphorique des affres qui assaillent chaque traversée existentielle, passage vers une sérénité temporaire dont témoigne la poignante incarnation de Dalida, le visage auréolé de lumière, évoquant avec sagesse son cheminement spirituel : "Je suis partie pour rejoindre une âme et je me suis retrouvé face à moi-même, mon âme". La voix douce et posée laisse deviner une étonnante quiétude qui parfois se confond avec une forme de tristesse, un sentiment de résignation. Il y a aussi le bonheur indicible d'une personne sourde qui opérée, entend sa voix pour la première fois, le récit durassien de la mort d'une mouche ou les répétitions tragiques d'un début de maladie d'Alzeimer "A soixante ans, il peut encore se passer de belles choses" répète l'un des occupants dans un sourire crispé qui traduit l'inquiétude de celui qui sait. Le corps-émetteur de la comédienne diffuse les paroles hésitantes, douloureuses parfois d'une pensée spirituelle dont la perpétuelle évolution s'entend dans l'hésitation du verbe, le balbutiement des mots. Les personnages-corps de Julia Perazzini cheminent à tâtons. Ils doutent, tombent, se relèvent, hésitent. Cette pérégrination dans les espaces du territoire humain, jusqu'à en éprouver le vertige lorsqu'on en frôle les limites, les rend intensément vivants.
Déconstruire les corps pour en dépasser les limites
"J’ai l’impression que nous sommes fortement modelés par notre contexte et je souhaite révéler cet aspect perméable, fragile et poreux." confie Julia Perazzini. En les transposant sur scène, dans une autre réalité physique que la leur, elle transforme ces entretiens en un flot unique et interrompu de paroles, autorisant une déconstruction des corps par distorsion, par fragmentation en créant des ellipses dans la narration ( "je suis amoureuse des mots" ), par transformation lorsque il devient corps symbolique, corps absurde. Ces digressions font basculer les entretiens réels vers le récit imaginaire d'une exploration minutieuse du corps qui permet de sonder notre capacité à nous connaitre. La pièce privilégie la parole ou plutôt la manière dont on l'exprime, qui nous dévoile selon la comédienne, :"(...) capter la voix est peut-être une manière d’en saisir un peu l’essence". Plus que ce que l'on dit, c'est la manière dont on le dit qui nous révèle. La parole (la façon de s'exprimer) l'emporte sur le geste (l'occupation spatiale du corps), se dissociant des mouvements du corps par désynchronisation. L'action dans l'espace s'affranchit du récit par dysfonctionnement. Le corps et l'esprit désormais indépendants se retrouvent parfois en se mettant au diapason de certains portraits. Julia Perazzini a d'abord travaillé en captant la façon dont s'exprime la parole, ajustant sa voix à chaque personnage. L'occupation physique de l'espace indépendante du récit, participe à la déconstruction du corps et renforce en même temps l'impression d'étrangeté qui émane de la pièce, propulsant le public dans un entre-deux irréel, un voyage dans l'inconscient, une plongée intérieure. "Qui êtes-vous vous?" demande l'un des corps-personnages (emprunté à Marguerite Duras) au journaliste qui l'interroge sur son identité. Cette éternelle énigme de l'existence humaine appelle une quête personnelle.
Le rire subtil du corps multiple, une aptitude romande ?
C'est avec beaucoup d'humour et une infinie tendresse que Julia Perazzini campe chacun des personnages dans un seule-en-scène, forme théâtrale offrant une grande liberté. Le rire permet de conserver une certaine distance par rapport à la pièce et à ses personnages en désamorçant un éventuel pathos par un humour à contre temps. On rit beaucoup dans "Holes and Hills", d'un rire qui bouleverse tout d'un coup, au détour d'un personnage. La grande subtilité de la composition qui passe par un montage entremêlant entretiens de personnes publiques, expériences personnelles et aventures imaginaires, autorise l'émotion dans le rire et l'invention de personnages drôles, maladroits, touchants. Sans doute, parce que Julia Perazzini se sent proche d'eux, au point de se livrer elle-même en intercalant des expériences personnelles comme lorsque jeune adolescente elle souhaitait devenir servante de messe ou quand elle fait le récit de ce trou de mémoire alors qu'elle est sur scène et dont le souvenir suscite une réflexion sur le moment de grâce du comédien, une mise à nu par l'oubli du texte. Plus que la notion brechtienne de distanciation, c'est le souvenir du grotesque littéraire qui est évoqué ici dans le goût pour l'étrangeté, le mélange du comique et du tragique, oxymore par excellence ou encore dans l'hybridation de l'homme et de l'animal que l’on devine dans certaines créatures flottantes qui apparaissent dans les moments de transition entre deux personnages. En France, on retrouve une forme théâtrale un peu analogue dans le travail de Marion Siefert, particulièrement dans son seule-en-scène "Deux ou trois choses que je sais de vous", tentative de modifier le rapport au spectateur en abolissant la frontière avec le comédien par l'interaction des réseaux sociaux qui convoque un humour sensible dans une atmosphère d'étrangeté très proche de celle composée ici. Julia Perazzini est née à Lausanne, dans le canton de Vaud en Suisse Romande. On pense à Zouc, figure tutélaire disparue de la scène depuis vingt ans qui, dans sa lutte contre la maladie indiquait récemment que "vivre est un long apprentissage", aurait pu s’incarner ici, aux réminiscences du théâtre grotesque de l'auteur suisse allemand Friedrich Dürrenmatt (1921 - 1990), au collectif genevois Old Masters qui pratique un théâtre de l'absurde où le rien tutoie le sublime, notamment dans "Fresque". On trouve dans le travail de Tiphanie Bovey-Klameth la même façon d’invoquer une foule de personnages à partir d'un seul corps. Dans "D'autres", elle incarne les membres d'un village vaudois à travers un seule en scène où la satire n'a d'égal que l'amour qu'elle porte à ses personnages, inspirés par les membres de sa famille. Si les portraits qu'elle compose sont d'une justesse rare, c'est parce qu'elle revendique son appartenance à la communauté qu'elle décrit, comme Julia Perazzini se met à nu lorsqu'elle confesse son trou de mémoire lors d'une représentation, pour se placer dans la même situation que ses corps-personnages. Si leur approche diffère, les corps métaphysiques pour l’une, les corps incarnés pour l’autre, elles dessinent finalement dans leur pièce respective, un autoportrait discret, reflet existentiel des deux comédiennes. Elles sont diplômées toutes les deux de la Manufacture, Haute Ecole des arts de la scène de Lausanne. Elles ont toutes deux débutées au théâtre de l'Arsenic, centre d'art scénique contemporain de Lausanne où fut créé "Holes and Hills" en novembre 2016, comme Pamina de Coulon, auteure et performeuse formée à la Haute école d'art et de design de Genève, dont les spectacles prennent la forme de déambulations philosophiques performées. Toujours en équilibre, se plaçant dans le même inconfort que Julia Perazzini lorsqu’elle gravit une montage dans "Fire of emotions...", elle pratique l'art singulier de l'essai parlé dans lequel s'entremêlent avec humour, récits personnels, citations et mises en relation construisant un cheminement de pensée dans une intelligence rare. C'est sans nul doute cette fulgurance qui fait la force de l'humour romand.
Dans "Holes and Hills", Julia Perazzini incarne une suite de portraits à la fois drôles et fragiles, des fragments de vie intime qui se dévoilent à la faveur du jeu de questions réponses propre à l'art de l'interview. Placé en position de répondre aux questions, le public peut entamer une déambulation intérieure, reflet du cheminement escarpé entamé par la comédienne dans l'espace scénique. La dichotomie volontaire de l'action et de la parole renforce l'atmosphère d'étrangeté donnant une impression d'entre-deux-mondes propice à l'expérience introspective. "Tout arrive par hasard et par nécessité" énonce le dernier avatar de la comédienne emprunté à Hubert Reeves citant le philosophe grec Démocrite. Longtemps cette assertion est restée une énigme pour les hommes. A l'aide d'un flocon de neige, le savant canadien explique que les deux notions contraires sont en fait complémentaires, la nécessité étant l’ensemble des caractéristiques intrinsèques à toute création (le flocon de neige possède invariablement six branches comme l’homme a deux jambes), le hasard étant la singularité des formes (les six branches ne sont pas de même longueur ou espacement). La citation parait définir le mystère de l'existence, à la fois identique et différent. Pour Julia Perazzini, l'identité est "une chose en perpétuelle mutation, miroir de l’impermanence des choses, un territoire à la fois réel et imaginé, territoire à conquérir."
Julia Perazzini - "Holes and Hills" - Spectacle écrit avec la collaboration de Simon Guélat, scénographie de Christopher Füllemann.
Carreau du Temple, le 15 septembre 2018
2, rue Perrée 75 003 Paris (dans le cadre de la onzième édition du Festival Jerk Off)