« Dans le silence du secret, qu’est-ce qui différencie ce qui nous détruit de ce qui nous préserve ? »

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Un décor d’atelier de confection. Nous sommes entre les murs de la prestigieuse maison de haute-couture Beliana, située rue du faubourg Saint-Honoré à Paris. Le lieu est désert. Sur un ordinateur encore allumé, une femme s’inquiète en ligne, appelle Marion depuis l’autre côté de l’écran. Dans quelques instants, Marion s’effondrera inerte après avoir expliqué qu’elle a fait ce qu’il fallait faire. Bientôt, les pompiers, prévenus par celle qui virtuellement lui parle, tenteront l’impossible avant que la voix de sa fille ne sorte in extremis Marion de la tombe dans laquelle elle s’est elle-même allongée. Les voix les plus intimes sont parfois celles qui, lorsque toute forme rationnelle de secours a échoué, empêchent de disparaitre tout à fait, ramènent à la vie. Pour son dernier spectacle, Caroline Guiela Nguyen place le spectateur face à une évidence en révélant d’emblée la fin de l’histoire. Le dénouement est sombre à l’image de cette quête absolue d’excellence inhérente aux petites mains, à celles est ceux qui travaillent dans l’ombre, que l’on ne voit pas, et sans qui pourtant une maison de haute-couture ne pourrait tout simplement pas exister. Ils ne portent pas en eux un sentiment de réussite professionnelle, non, plutôt la satisfaction du travail bien fait. Pour ces gardiens de savoir-faire uniques, transmis de génération en génération, et dont certains sont en voie de disparition, il ne s’agit pas d’un simple métier mais bien d’une quête de soi dans une société contemporaine où s’effilochent de plus en plus les liens qui unissent les humains. Après ce préambule prémonitoire, maintenant que l’on n’a plus à s’inquiéter de la fin de l’histoire, le spectacle peut commencer. Il nous ramène huit mois et des milliers d’heures de travail avant le drame qui vient de se jouer.

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Éteindre l’incendie
Dans l’atelier de confection de la maison de haute-couture, les blouses blanches s’affairent. Nous sommes en septembre 2024, à quelques semaines à peine du début de la fashion week qui marque le coup d’envoi de la collection printemps-été 2025. Les tenues imaginées par le styliste Alexander Schaaf doivent impérativement être prêtes à temps pour les défilés. Dans cette course contre la montre qui se joue deux fois par an, Marion, la première d’atelier, mesure la responsabilité que cela implique, sait que c’est sur elle que tout repose. Ce matin, elle fait un point en visioconférence avec Alexander Schaaf. Ce dernier est à Londres en train de négocier ce qui est sans doute la plus importante commande de sa vie. Sans plus attendre, il leur annonce que la maison vient de remporter le contrat royal. Elle a été choisie par la princesse d’Angleterre (et par le protocole de Buckingham) pour confectionner sa robe de mariée. Dans la foulée, le styliste demande à Marion de l’accompagner dans ce projet. Comment refuser ? Derrière les félicitations, la fierté et la liesse de circonstance pointe déjà l’angoisse de mener à bien la nouvelle collection et la robe princière en même temps, avec la même exigence, d’autant que la robe se double du désir de la future princesse de porter le « voile d’Alençon », conçu certes dans la ville normande par les dentellières à la fin du XXème siècle, mais conservé dans les collections du Victoria & Albert Museum à Londres. Et pour le porter, il faut avant tout le restaurer. La robe sera donc conçue et réalisée à Paris tandis que la dentelle à son revers et la restauration du voile seront effectués à Alençon, dans l’atelier de confection où se trouvent les dernières dentellières. À ces deux destinations, il faut en rajouter une troisième, Mumbai en Inde. La traine doit en effet être brodée et sertie de pierres précieuses, et c’est à Mumbai que l’on fait les plus belles broderies du monde. Abdul, au savoir-faire issu d’une longue tradition d’artisanat persan, travaille avec Manoj, le directeur artistique de l’atelier de broderie. Ce dernier le sait bien, pour collaborer avec les maisons de haute-couture européennes, il doit accepter la clause de confidentialité qui engage toute personne travaillant sur tout ou partie de la robe au silence absolu – doublement ici puisque qu’en plus du secret de fabrication inhérent à la haute-couture, la robe royale doit être le secret le mieux gardé de la planète –, mais il faut aussi accepter la charte d’éthique rédigée par les marques de luxe européennes qui imposent d’utopiques conditions de travail occidentales ne correspondant en rien à la réalité de l’Inde, tout en exigeant des délais de réalisation intenables et au meilleur prix. À bien écouter l’huissier préposé à l’application de la charte lorsqu’il s’adresse à Manoj par téléphone et interprète interposés, on entend dans le ton qu’il emploie toute la condescendance du donneur d’ordre néocolonial s’assurant de faire respecter un règlement hors sol qui ne sert qu’à assurer la bonne image de ses commanditaires, les marques de luxe. Cette course à la transparence totale est récente et paradoxale puisqu’elle côtoie avec un cynisme effarant le monde du secret existant depuis des dizaines d’années.

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Dans le secret des maisons de haute-couture
« Lacrima » trouve son point de départ dans un article sur la robe de mariée de Lady Di, confectionnée sous le sceau du secret, qui ancre la pièce dans le monde très genré de la haute-couture. Et si Caroline Guiela Nguyen n’était pas tombée sur un article du New York Times qui expliquait que les broderies de luxe étaient la plupart du temps faites par des brodeurs indiens musulmans, selon une tradition qui vient de Perse, le casting aurait été sans doute presque exclusivement féminin. La haute-couture reproduit cependant les schémas de domination que l’on retrouve dans bien d’autres métiers et qui voient les hommes occuper les postes de direction et de création, tandis que les femmes sont très souvent des exécutantes. En Inde, les ateliers renfermant du sequin, de la perle, des plumes, des paillettes aux couleurs vives, soit autant de éléments typiquement féminins dans l’imaginaire genré, sont entièrement occupés par des hommes. Si la question du secret traverse presque toutes les pièces de Caroline Guiela Nguyen de façon plus ou moins affirmée, elle en compose ici le point de départ, et concerne aussi bien la sphère professionnelle que la sphère personnelle. C’est la mémoire de Thérèse – magnifique Michèle Goddet – qui flanche lorsque sa fille lui demande la nature de la mort de sa sœur survenue il y a bien longtemps, la violence conjugale qui fait irruption dans l’atelier parisien. Autour du récit principal se dévoilent des histoires intimes. « J’ai eu envie de l’aborder plus frontalement après avoir assisté à un groupe de parole de victimes de violences intra-familiales[1] » précise l’autrice-metteuse-en-scène. « Dans beaucoup de cas, le secret était la condition même de l’exercice de la violence ». Dans ses spectacles, il y a toujours un élément commun qui relie entre elles les différentes histoires qui les composent, à l’image du restaurant vietnamien dans « Saigon » qui permettait de passer d’une géographie à l’autre, d’une temporalité, d’une époque à l’autre. Dans « Lacrima », c’est l’atelier qui joue ce rôle, espace suffisamment conjoint aux trois lieux qui sont autant d’étapes pour la réalisation de la robe : une maison de haute-couture parisienne, un atelier de dentelles à Alençon et un atelier de broderie à la main à Mumbai. Accueillant des couturières, des modélistes et des brodeurs, ils sont tous les trois liés par un socle commun : le travail, le savoir-faire et le secret.

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L’apnée des dentellières
La pièce est jouée en français, avec des scènes en langue des signes, en tamoul et en anglais. Dans ses spectacles, Caroline Guiela Nguyen donne à entendre une multiplicité de langues qui sont très souvent absentes des scènes de théâtres. Née d’une mère vietnamienne et d’un père pied-noir séfarade d’Algérie, elle prend soin de créer des fictions transnationales. La polyphonie des langues parlées au plateau créé des espaces sensibles et politiques. Dans son projet pour le TNS Théâtre national de Strasbourg, qu’elle dirige depuis l’été 2023, elle s’adresse à ceux qui ne viennent pas car on leur a fait croire depuis longtemps que le théâtre n’était pas un endroit pour eux, les invitant, dans une désacralisation de la scène, à venir dans ce lieu qui est aussi le leur, précisant même qu’il se pourrait que le théâtre parle les langues de leur enfance, faisant ainsi entrer leur quotidien sur scène. La création d’un Centre des récits permet d’archiver désormais les histoires souvent tues, considérées comme anodines, trop ordinaires, pas assez intéressantes. « Il y a des morts plus "littéraires" que d'autres[2] » se désolait Édouard Louis lors de la création de « Qui a tué mon père » par Stanislas Nordey en 2019, faisant le constat que les écrivains trouvent rarement la mort sociale des exclus digne d’être le sujet d’un roman. Caroline Guiela Nguyen envisage « les “nouveaux récits” comme ceux menacés de disparaître[3] », les histoires du quotidien des personnes invisibilisées, une multitude de petits récits qui, réunis au plateau, font la grande histoire. En puisant dans les codes de la fiction meanstream,elle crée un théâtre populaire extrêmement bien construit, d’une redoutable efficacité. Surtout parce que ces histoires pourraient être les nôtres. Caroline Guiela Nguyen fait du plateau le lieu de consolation de toutes les oppressions, affirmant la dimension politique du théâtre.

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C’est par un acte paradoxal que les spectateurs entrent dans le secret des dieux alors même que toute personne impliquée dans la confection royale est en réalité obligée de se taire. « Lacrima » raconte la violence qui découle des désirs des grands de ce monde, décuplée par le sceau du secret, la clause de confidentialité qui condamne au silence. Derrière la beauté écrasante se cachent trop souvent les larmes de petites mains invisibles, corps sacrifiés sur l’autel des rêves des plus riches. Ils en portent les stigmates à l’instar de l’apnée qui autrefois était « si courante chez les dentellières qu’elle entraînait des grands dysfonctionnements cardiaques ou des phlébites. Le sang ne circulait plus. Elles avaient une sorte de veille, si l’une d’entre elles ne respirait pas, il fallait doucement mettre sa main sur son épaule pour la sortir délicatement de sa concentration et lui dire : Attention, respire[4] ».

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[1] Pourquoi certaines choses restent-elles invisibles ? Entretien avec Caroline Guiela Nguyen. Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 4 novembre 2024
[2] Guillaume Lasserre, « La politique sur un corps », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 16 mars 2019, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/160319/la-politique-sur-un-corps
[3] Caroline Guiela Nguyen, « Dites-le au Centre des récits », Le projet de Caroline Guiela Nguyen, https://tns.fr/le-tns/le-projet-de-caroline-guiela-nguyen
[4] Caroline Guiela Nguyen, Lacrima. Une histoire contemporaine des larmes, Actes Sud-Papiers Hors collection, 2024, 160 pp.
« LACRIMA » - Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen en français, tamoul, anglais, langue des signes, surtitré. Avec Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau en alternance avec Michèle Goddet, Nanii, Rajarajeswari Parisot Vasanth Selvam, et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont, et les voix de Louise Marcia Blévins Béatrice Dedieu David Geselson Kathy Packianathan Jessica Savage-Hanford, collaboration artistique Paola Secret, scénographie Alice Duchange, costumes et pièces couture Benjamin Moreau, lumière Mathilde Chamoux Jérémie Papin, son Antoine Richard en collaboration avec Thibaut Farineau, musiques originales Jean-Baptiste Cognet Teddy Gauliat-Pitois Antoine Richard, vidéo Jérémie Scheidler, motion design Marina Masquelier, coiffures, postiches, maquillage Émilie Vuez. Production Théâtre national de Strasbourg, coproduction Festival TransAmériques (Montréal), Comédie de Reims – centre dramatique national, Points communs – nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise, Théâtres de la ville de Luxembourg, Centro Dramático Nacional (Madrid), Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa (Milan), Wiener Festwochen – Freie Republik Vienne, Théâtre de Liège, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Festival d’Avignon, Les Hommes Approximatifs, avec le concours de Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre Ouvert – centre national des dramaturgies contemporaines, Maison Jacques Copeau, musée des Beaux-arts et de la Dentelle d’Alençon et l’Atelier- Conservatoire national du Point d’Alençon, Institut Français de New Delhi, Alliance française de Mumbai. Spectacle créé le 30 mai 2024 au Wiener Festwochen / Freie Republik Wien
9 janvier – 6 février 2025
Odéon Théâtre de l'Europe
Ateliers Berthier 1, rue André Suarès
75 017 Paris
Les Célestins, Théâtre de Lyon, du 13 au 21 février 2025,
TNB Théâtre national de Bretagne du 26 au 28 février,
Théâtres de la ville de Luxembourg du 14 au 15 mars,
Théâtre de Liège, du 20 au 21 mars.

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