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La galerie Analix Forever à Genève consacre une nouvelle exposition monographique à Laure Tixier (née en 1972 à Clermont-Ferrand, vit et travaille à Paris) dont le travail plastique est lié à l’architecture, l’urbanisme, l’habitat et l’organisation sociale qu’ils sous-tendent : l’habitat en tant qu’abri et protection mais aussi en tant que forme d’emprisonnement, l’architecture comme construction et création mais aussi comme destruction par sa participation à l’extractivisme. Cette ambiguïté traverse toute l’exposition dont l’intitulé, « Habiter, sortir, brûler », sonne comme un long cri à la résistance et à la liberté. À peine passé la porte de la galerie qu’une nouvelle série s’offre au regard du visiteur. Elle est flanquée de deux drapeaux sur lesquels est inscrit : « Brûlons nos châteaux de sable », que l’artiste imagine comme hurlement de révolte dans la colonie pénitentiaire de Belle-Île, dans le Morbihan, où étaient enfermés des garçons de sept à vingt-et-un ans[1], à qui l’on faisait porter des sacs de galets ou de sable, sans but, simplement pour les casser. L’artiste avait imaginé leur faire faire des châteaux de sable comme geste de transgression, avant de les brûler.

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En mars 2023, elle se rend au Centre international d’art verrier à Meisenthal en Lorraine afin de travailler pour la première fois le verre avec un maitre verrier. La nouvelle série, dont l’intitulé reprend la phrase écrite sur les drapeaux, présente six châteaux de verre. Si le premier est conforme, les suivants s’affaissent sous le poids des corps des enfants qui, chaque matin, sont alignés pour le salut au drapeau. Plus loin, dans la deuxième salle, on peut voir une série de six aquarelles reprenant les châteaux de sables en verre. L’utilisation du jaune doré a ici valeur de réparation. Ce verre très épais convoque aussi quelque chose de l’ordre de glaçons qui sont en train de fondre. Par extension, on peut y voir l’affaissement du monde à travers les glaciers qui se réduisent considérablement et disparaissent. Le verre rigide entre ici en contradiction avec l’effondrement qu’il représente. Chez Laure Tixier, tout tient toujours dans un équilibre précaire. L’artiste pratique la résistance par l’imagination.

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La série d’aquarelles en cours intitulée « unités stratigraphiques » (2023) est construite autour de silhouettes de maisons, en creux, absentes. Ces dessins inversés donnent à voir l’architecture comme protection mais aussi comme participant à l’extractivisme[2]. Laure Tixier réinterroge les débuts de l’architecture : « Du moment où on a voulu construire pour se protéger, on a pris notre part d’extractivisme », explique-t-elle. Les dessins présentent un aspect très organique, rappelant des coupes de muscles. L’artiste a regardé les dessins des premières découvertes géologiques. Elle invite à nous interroger sur comment habiter le monde. La tension entre l’individu et le commun l’intéresse beaucoup.

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L’idée d’enveloppe sous-tendue ici renvoie à un projet plus ancien, celui des « Plaid houses » mené en 2008. Au départ, il s’agit d’un ensemble de cent-cinquante aquarelles autour de la première fiction d’architecture que l’on imagine quand on est enfant, sous la couverture qui se transforme en cent-cinquante maisons possibles. Cet ensemble a donné lieu à l’élaboration de quarante-huit maquettes d’habitations en feutre – du feutre entièrement réalisé à partir de laine de mouton qui offre chaleur et protection – dont six sont conservées dans les collections du MUDAM Luxembourg, et neuf dans celles du National Museum of Women in the Arts à Washington DC. qui en propose une relecture sous le prisme de la maison comme univers domestique aliénant des femmes. Celle qui est exposée ici est un hommage à la Villa Savoye du Corbusier mais c’est une villa molle avec de larges pilotis flottants qui lui donnent ce côté très organique rappelant quelque peu la silhouette d’un céphalopode. C’est aussi un clin d’œil à Joseph Beuys et aux feutres de l’artiste minimaliste américain Robert Morris. Les architectures molles ne peuvent pas avoir d’angle droit. Les parties sont cousues ensemble, donnant l’impression que la maison est au bord de l’effondrement mais elle tient. Encore une fois, chez Laure Tixier, tout tient toujours dans un équilibre précaire. La maquette est à l’échelle d’un corps. Elle n’est donc pas menaçante.

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Invitée à la Biennale d’architecture du Frac Centre à Vierzon, Laure Tixier imagine une grande œuvre en aluminium à partir du motif de l’aiguille qui serait un monument aux travailleuses de la confection de Vierzon et à leur histoire invisibilisée, comme un geste de résistance qui n’a pas de lieu : des aiguilles de six mètres de haut, prenant appui les unes contre les autres, pointes au sol. Le foyer, qui donne son titre à l’œuvre, est le lieu du feu, l’abri de la famille. C’est aussi le foyer d’insurrection. On en revient au début de l’architecture avec l’aiguille, objet inchangé depuis quarante-cinq mille ans. Le monument est évoqué dans l’exposition par « Foyer » (2022), une aquarelle dans laquelle les aiguilles sont représentées en or. Dans les contes, l’aiguille est un élément d’initiation à la sexualité, la première piqure, les premières règles.

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Faisant face à l’imposante maquette en feutre, la série brodée sur des mouchoirs en tissus « le poids des portes » (2020-21) fait référence aux Maisons du Bon Pasteur, que l’on peut décrire comme étant l’équivalent des colonies pénitentiaires pour les filles issues de familles défavorisées. « Si l’histoire des enfances irrégulières du XIXème et XXème siècle est très peu connue, y compris sur les territoires de ces maisons de redressement, celle des filles est encore plus invisibilisée[3] » précise Laure Tixier. Elles sont surtout coupables d’être des filles. Pour elles, l’enfermement dure des années comme en témoignent ces représentations de portes closes. Certaines évoqueront par la suite les portes qui se refermaient littéralement sur elles. Les maisons de Bourges, d’Angers et d’Orléans sont exposées ici, mais on en dénombrait une quarantaine en France, quatre-vingts dans le monde.

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Une ruche en bois reprend visuellement la forme d’une des tours du Val-Fourré conçue comme une utopie avec des lieux aménagés pour les enfants. Si l’on soulève prudemment son toit, on y découvre des rayons dont les alvéoles sont prêtes à recevoir le miel. Lorsqu’elle retourne au Val-Fourré, l’artiste réalise « Les ruches (tour, barre) » (2015), de nouvelles ruches en faïence émaillée, dont l’intérieur couleur or à rappelle le miel, une tour et une barre, éléments à la base de toute cité. Elles sont ici présentées dans le jardin de la galerie. Il s’agit de la première représentation des habitats des « grands ensembles » qui occupent une place particulière dans l’œuvre de Laure Tixier, ayant elle-même grandi dans la cité de la Fontaine du Bac à Clermont-Ferrand. Au mur, plusieurs aquarelles de ruchers parmi lesquelles celle représentant le « Rucher de la Muraille de Chine, Clermont-Ferrand » (2018). Non loin, les « Tours Degas » (2017) embaument la salle de l’odeur de cire d’abeilles dont elles sont faites.

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En guise d’épilogue, « Peau d’Âne », suite de trois aquarelles, œuvres anciennes datant de 2008, s’inspire du palais doré dans le film de Jacques Demy que l’artiste a visionné un nombre incalculable de fois. Elle figure deux éléments : le château et la chaumière, deux architectures réversibles, pouvant se retourner comme un gant. Il s’agit là d’une version raccourcie de la lutte des classes qui se rejoue jusque dans le titre figuré à l’endroit et à l’envers dans la troisième aquarelle. Discrète, Laure Tixier n’en est pas moins engagée. Avec délicatesse, elle construit une œuvre poétique et politique. « Habiter, sortir, brûler » appelle à une insurrection de l’imaginaire.

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[1] Guillaume Lasserre, « Laure Tixier, une politique de l’enfermement », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 3 novembre 2021, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/021121/laure-tixier-une-poetique-de-lenfermement
[2] Exploitation massive des ressources de la nature.
[3] Frédéric Herbin, Des mauvaises graines condamnées à en arracher et à en contrôler d’autres. Entretien avec Laure Tixier, juillet 2021.

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« HABITER, SORTIR, BRÛLER » - Exposition personnelle de Laure Tixier.
Jusqu'au 15 décembre 2023. Du mardi au vendredi, de 14h à 19h.
Analix Forever
rue du Gothard, 10
CH- 1225 Chêne Bourg

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