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En breton, Dispak signifie « ouvert, déployé, à découvert, défait, déplié, en désordre » et Dispac’h « agitation, révolte, révolution ». Réunis, ces deux mots forment le titre de la pièce performative, documentaire et militante imaginée par la metteuse en scène, autrice et réalisatrice Patricia Allio pour dénoncer les innombrables infractions au droit international commises par les politiques migratoires scélérates de la plupart des pays européens et, en particulier, de la France, le pays des droits de l’homme, si prompt à donner des leçons au monde, et dont les lois se révèlent en la matière les plus répressives du vieux continent. En janvier 2018, se tient à Paris la session du « tribunal permanent des peuples (TPP) consacré à la violation des droits des personnes migrantes et réfugiées ». Dans la salle, Patricia Allio est fortement interpellée par l’acte d’accusation[1], implacable, émis par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI). Elle va alors imaginer une sorte de suite, une prolongation de ce tribunal permanent des peuples, qui formule des possibilités de résistance avec la volonté d’œuvrer à une éthique de l’hospitalité par le biais de la scène. Pour cela, elle va concevoir un dispositif qui reprend la forme de l’agora afin de « mettre tout le monde sur scène et prendre le contrepied de l’injonction à faire spectacle[2] ».
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Cet espace quadri-frontal dessine à terre un planisphère géant, une « scénographie cartographique en partant du sol[3] », un espace pour se réunir afin de faire exister une communauté certes fragile mais avec ce fol espoir de commencer à résoudre ensemble ce à quoi les assemblées de politiciens ont échoué, pire, ont renoncé. Faut-il, au nom de la liberté de circulation en Europe en réhausser ses frontières extérieures en ignorant ceux qui chaque jour se fracassent contre elles ? Quelles vies valent la peine d’être pleurées ? Divisé en deux parties, la pièce rejoue la plaidoirie énoncée par le TPP, terrifiante au point de ne pas appeler de débat contradictoire, les corps des 27 364 personnes[4]disparues en Méditerranée depuis 2014 selon l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), suffisent. Cette plaidoirie est exposée en dix points par la comédienne Élise Marie qui reprend ici le rôle de représentant du ministère public, posant, de sa voix douce mais ferme, les enjeux glaçants de nos politiques migratoires : « Les droits des exilés sont bel et bien garantis par le droit international. Or les politiques migratoires nationales et européennes fondées sur la fermeture des frontières dressent des barrières devant certains migrants qui ne menacent pas seulement leur liberté de circulation mais aussi leurs droits fondamentaux[5] ». Dès les premiers mots, l’accusation pointe le caractère discriminatoire de ces politiques, en violation de la plupart des textes internationaux, y compris de la convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre.
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Le silence assourdissant des disparus
Cette première partie est marquée par les interventions des protagonistes qui, entre chacun des dix points, enlèvent des morceaux du planisphère au sol, laissant découvrir à chaque fois une nouvelle cartographie de l’inhumanité, portant les premiers oripeaux tels des corps morts, des linceuls, plaçant des repères pour retracer et conter ici le naufrage du 26 mars 2011 dans lequel soixante-trois des soixante-dix personnes africaines, âgées de vingt à vingt-cinq ans ainsi que deux bébés, étaient mortes de faim et de soif sur un canot pneumatique à la dérive durant quatorze jours, laps de temps au cours duquel l’embarcation fut photographiée par un avion de patrouille français et survolée à deux reprises par un hélicoptère. Deux bateaux de pêche et plusieurs autres navires croisèrent sa route sans qu’aucun ne lui vienne en aide, ni les navires militaires, ni les garde-côtes européens[6]. Elle est également ponctuée par des moments de danse chorégraphiés et interprétés par Bernardo Montet, membre du projet depuis 2021. Du corps à terre ayant du mal à se mouvoir, de cette difficile naissance au corps surprotégé du représentant des forces de l’ordre, véritable « Robocop » pris de tremblements frénétiques au point de ne plus pouvoir tenir sur ses propres jambes, s’écroulant à chaque fois qu’il se relève, comme si son activité était insupportable, le très émouvant corps-à-corps avec Stéphane Ravacley assure la transition vers la seconde partie.
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« J’ai accepté qu’il fallait d’abord passer par une dimension spectaculaire pour la défaire ensuite devant les participant.es et donner la parole au peuple, à celles et ceux qui ont dit non, comme nous l’avons-nous même parfois fait, ou pourrions peut-être le faire[7] » indique Patricia Allio. Dans cet espace poétique où les prises de parole sont bien réelles, des activistes de la société civile mais aussi celles et ceux qui ont éprouvé dans leur propre chair les affres du chemin migratoire, survivants de la traversée, témoignent de leur engagement, de leur vécu. Ainsi, Stéphane Ravacley, boulanger à Besançon, raconte sa grève de la faim, entamée en janvier 2021, lorsqu’il apprend que son apprenti, Laye Traoré, jeune exilé guinéen, est menacé d’expulsion à ses dix-huit ans. Cette action très médiatisée a permis d’engager une procédure de régularisation de son apprenti. Depuis, il a fondé l’association Patron.nes solidaires[8] qui vient en aide aux patrons qui se battent contre les menaces d’expulsion formulées aux apprentis en situation irrégulière. Mais c’est aussi Marie-Christine Vergiat, ancienne députée européenne et vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme depuis 2019, qui témoigne de l’horreur des politiques migratoires européennes et surtout explique qu’elles ne sont pas une fatalité. Chiffres à l’appui, elle démonte les idées fausses que nous avons sur les questions migratoires. C’est Gaël Manzi qui, après avoir visité avec son père et sa belle-mère le bidonville de Calais en 2015 pour venir en aide aux exilés, co-fonde en famille l’association Utopia 56[9] qui prend très vite une ampleur nationale. En jouant leur propre rôle, ces acteurs de la société civile témoignent des dysfonctionnements des États quant à l’accueil des personnes demandeuses d’asile. Ils nous permettent aussi de nous dire que cet engagement est à la fois possible et souvent payant, suscitant non seulement des prises de conscience mais aussi de l’espoir en affirmant que rien n’est irrévocable.
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« Je cherche à créer un espace de contagion affective, parce qu’entrer en politique et en résistance, c’est une affaire d’humanité et d’affect » explique Patricia Allio. Surplombant les quatre coins de cette agora des peuples, au-dessus de la tête des spectateurs, apparaissent des phrases ou plutôt des slogans. Sur l’un d’entre eux est inscrit en lettres capitales : « NOUS DÉTRUIRONS LES CENTRES DE RÉTENTION ». L’assertion se poursuit avec les mots qui lui font face : « MUR PAR MUR, PIERRE PAR PIERRE ». Il n’y a pas de doute ici. Au bord du gouffre, vacillante, manquant de s’anéantir elle-même en dévorant ses propres enfants, l’humanité ne pourra être sauvée qu’avec la conviction de reconsidérer de façon radicalement différente les politiques migratoires, en faisant de l’hospitalité le pivot de ses actions. Fabriquer vraiment du commun pour donner, sans doute pour la première fois, un sens à la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité », inscrite depuis plus de deux-cent-trente ans sur chaque fronton de nos mairies, nos écoles… pour que l’idéal d’universalisme cesse enfin de n’être qu’une utopie. Au théâtre, la pièce est un moment rare. Bien peu s’intéressent à ces sujets. On peut citer les pièces d’Olivier Coulon-Jablonka et son Moukden Théâtre ou encore la proposition[10] des anciens journalistes Étienne Huver et Jean-Baptiste Renaud mise en scène par Marie-José Malis en 2022, qui ont quitté leur métier après avoir enquêté sur le sort des réfugiés en Libye. L’indifférence occidentale face à l’horreur les avait poussé à envisager une autre façon de raconter. Samuel Beckett (1906-1989) a cette réputation de donner une vision pessimiste de l’humain, son œuvre étant habitée par des personnages dérisoires consumés par leur passivité. Et si justement l’auteur irlandais évoquait plutôt le pouvoir qui reste à chacun d’entre nous d’échapper aux mises en conditions qui nous enferment constamment ? C’est précisément à cela que nous invite « Dispak Dispac'h », à disposer de ce pouvoir pour changer le regard que l’on porte sur l’autre, pour accueillir l’altérité. Au-dessus de l’agora des peuples est encore écrite cette phrase : « LIBERTÉ DE CIRCULATION POUR TOUSTES ».
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[1] GISTI, « Nous accusons l’UE et les États membres », Plein droit, 2018/3 (n° 118), p. 7-13. https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2018-3-page-7.htm
[2] Patricia Allio (I) dans la note d’intention du spectacle.
[3] Ibid.
[4] Chiffres publiés dans Dorian Jullien, « Naufrages en Méditerranée : plus de 2 000 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus depuis le début de l’année, le bilan de 2022 est déjà dépassé », Le Monde, 10 août 2023, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/08/10/naufrages-en-mediterranee-avec-plus-de-2-000-morts-depuis-le-debut-de-l-annee-le-bilan-de-2022-est-deja-depasse_6185020_4355770.html
[5] Les citations du spectacle sont extraites de Patricia Allio (II), Dispak dispac'h. Tribunal permanent des peuples, Les Solitaires Intempestifs, Collection Du désavantage du vent, 2023, 112 pp.
[6] « Pendant leur calvaire, les passagers arrivent à joindre par téléphone satellitaire un prêtre érythréen basé à Rome qui alerte les autorités maritimes italiennes. Quelques heures plus tard, un hélicoptère - qui serait italien mais n'a pas été officiellement identifié - survole le canot et livre quelques bouteilles d'eau et des biscuits. Mais au final, personne ne dépêchera des secours ». Charlotte Boitiaux, « Naufrage du 26 mars 2011 au large de la Libye : la justice française réexamine le dossier », Info migrants, 24 juin 2021. https://www.infomigrants.net/fr/post/33172/naufrage-du-26-mars-2011-au-large-de-la-libye--la-justice-francaise-reexamine-le-dossier
[7] Patricia Allio (I), op. cit.
[8] https://www.patrons-solidaires.org
[10] Guillaume Lasserre, « La Méditerranée pour tombeau. Pièce journalistique n°1 », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 7 avril 2022, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/060422/la-mediterranee-pour-tombeau-piece-journalistique-n-1
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DISPAK DISPAC'H - Avec : Patricia Allio, Gaël Manzi, Élise Marie, Bernardo Montet, Stéphane Ravacley, Marie-Christine Vergiat, Mortaza Behboudi, Falmares. Texte : Patricia Allio, Gisti, Élise Marie et extraits de The left to die boat de Forensic Architecture. Mise en scène : Patricia Allio. Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy avec les Bancs d’utopie de Francis Cape? Lumière : Emmanuel Valette. Musique : Léonie Pernet. Son : Maël Contentin. Costumes : Laure Mahéo. Graphisme et collaboration scénographique : H·Alix Sanyas. Assistanat à la mise en scène : Emmanuel·le Linée. Régie générale : Thibault Fellman. Régie lumière : Anthony Merlaud. Régie son : Maël Contentin. Production : Amélie-Anne Chapelain. Administration : Marion Ribeyrolles. Développement et diffusion : Mara Teboul – L’œil écoute. Production : ICE. Coproduction : Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre de Lorient Centre dramatique national de Bretagne, Le Quartz Scène nationale de Brest, Centre dramatique national Besançon Franche-Comté. Avec le soutien de Franche-Comté, Frac Franche-Comté, Montévidéo, fonds de dotation Porosus. Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En partenariat avec le théâtre Silvia Monfort. Remerciements : Francis Cape pour le prêt de sa sculpture Bancs d’utopie / Utopian Benches, Gustave Massiah et le GISTI pour la mise à disposition des documents du TPP.
ICE est une association subventionnée par le ministère de la Culture Drac Bretagne, le conseil régional de Bretagne, le département du Finistère, Morlaix Communauté et les villes de Plougasnou et Saint-Jean-du-Doigt. Spectacle vu au Théâtre Silvia Monfort à Paris, le 26 mars 2024.
Théâtre Silvia Monfort Paris, du 21 au 29 mars 2024,
Théâtre national de Bretagne Rennes, du 9 au 13 avril 2024,
Comédie de Caen Hérouville-Saint-Clair, du 17 au 18 avril 2024,
Comédie de Valence du 23 au 25 avril 2024,
La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, du 30 au 31 mai 2024.
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